Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 07
CHAPITRE VII.
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AUTRES MOTIFS DE LA CONDUITE DE PARTRIDGE. CRÉDULITÉ DE JONES. IMPERTINENCE DE L’HÔTESSE.
Il est probable que Partridge, quoique le plus superstitieux des hommes, ne se seroit pas associé, sur la foi de ses songes, à la périlleuse entreprise de notre héros, s’il n’avoit été tenté par un appât plus puissant que la part qu’il se promettoit dans les dépouilles de l’ennemi. En réfléchissant au récit de Jones, il ne concevoit pas que M. Allworthy eût chassé de sa maison son propre fils (car il le croyoit tel), pour des raisons aussi légères que celles qu’il venoit d’entendre. Il en concluoit que tout ce récit étoit une fable, et que le jeune homme, dont il avoit appris l’inconduite par ses correspondances particulières, s’étoit enfui de chez son père. Or, il se figuroit, que s’il parvenoit à le faire rentrer dans le devoir, un pareil service lui rendroit les bonnes graces de l’écuyer. Il pensoit que les mauvais traitements qu’il en avoit autrefois essuyés, étoient l’effet d’une feinte colère, et que M. Allworthy l’avoit sacrifié à sa réputation. Ce soupçon se fondoit dans son esprit sur le sentiment de sa propre innocence, qui ne lui permettoit pas de supposer qu’un autre pût le croire coupable, et sur les secours secrets qu’il avoit reçus de l’écuyer, long-temps après la suppression de sa rente. Il avoit toujours regardé ces secours, comme un dédommagement et comme une sorte de réparation de l’injustice commise à son égard ; car il est rare que les hommes attribuent à un pur mouvement de générosité, les bienfaits qu’ils peuvent rapporter à une autre cause. Partridge ne doutoit donc pas, qu’en ramenant le jeune fugitif dans la maison paternelle, il ne recouvrât la bienveillance de M. Allworthy, et ne fût amplement récompensé de ses peines. Il se flattoit encore d’obtenir de l’écuyer son retour dans le lieu de sa naissance, retour qu’Ulysse, après une absence de dix ans, ne souhaitoit pas avec plus d’ardeur que le pauvre Partridge.
Quant à Jones, il n’élevoit aucun doute sur la sincérité du barbier ; et par un excès de confiance très-blâmable, il s’imaginoit qu’un sentiment d’amitié, et le zèle pour la cause publique, l’engageoient seuls à le suivre. On peut dire qu’il existe deux sortes de prudence, l’une qui est le fruit de l’expérience, l’autre, un don de la nature. La dernière que l’on qualifie souvent de génie, ou de talent inné, l’emporte infiniment sur la première, parce qu’elle est beaucoup plus précoce et plus sûre. En effet, après avoir été cent fois trompé, on peut, il est vrai, se flatter de ne l’être plus ; mais quand on est intérieurement prémuni contre la séduction, par une voix infaillible, il faut avoir bien peu de raison pour se laisser tromper une seule fois. Jones n’avoit pas reçu du ciel cet heureux talent, et il étoit trop jeune pour l’avoir acquis par l’expérience. La sage méfiance qu’elle produit ne vient, pour l’ordinaire, que très-tard dans la vie : de-là, peut-être, l’excessif penchant de certains vieillards à mépriser le jugement de tous ceux qui sont un peu moins âgés qu’eux.
Jones passa presque toute la journée avec une nouvelle connoissance. C’étoit le maître de l’auberge, ou plutôt le mari de l’hôtesse. Il commençoit à descendre de sa chambre, où la goutte l’avoit long-temps retenu. Cette maladie lui ôtoit régulièrement l’usage de ses jambes, pendant la moitié de l’année. Le reste du temps, il alloit et venoit dans la maison, fumoit sa pipe, buvoit sa bouteille avec ses amis, sans se mêler d’aucuns détails domestiques. Il avoit été élevé, comme on dit, en gentilhomme, c’est-à-dire, à ne rien faire. La petite fortune qui lui étoit venue d’un de ses oncles, laborieux fermier, il l’avoit mangée à la chasse, aux courses de chevaux, aux combats de coqs. Sa femme l’avoit épousé dans de certaines vues auxquelles il ne répondoit plus depuis long-temps. Aussi le haïssoit-elle de tout son cœur. Cependant le brave homme étant très-bourru, elle n’osoit le quereller en face, et se contentoit de le mortifier par d’injurieuses comparaisons avec son prédécesseur, dont elle avoit sans cesse l’éloge à la bouche. Comme la majeure partie du profit restoit entre ses mains, elle consentoit à se charger du soin et de la direction du ménage, et laissoit son indolent mari disposer à son gré de sa personne.
Le soir, quand Jones fut remonté dans sa chambre, il s’éleva à son sujet une petite dispute entre ces deux tendres époux. « Eh bien ! dit la femme, vous avez donc été boire avec le jeune gentilhomme ?
— Oui, répondit le mari, nous avons vidé une bouteille ensemble. C’est un vrai gentilhomme, et un gentilhomme qui se connoît joliment en chevaux. Je conviens qu’il est jeune et sans beaucoup d’expérience ; car il n’a encore vu, je crois, que très-peu de courses.
— Oh ! oh ! c’est un de vos confrères, à ce que je vois. On ne peut lui disputer le titre de gentilhomme, puisqu’il est amateur de courses. Le diable emporte de tels gentilshommes. Je voudrois n’en avoir jamais connu un seul. Ah ! vraiment, j’ai grande raison d’aimer les amateurs de courses.
— Sans doute ; car j’en étois un, vous le savez.
— Oui certes, et un fameux encore. Comme disoit mon premier mari, je pourrois mettre dans mes deux yeux tout le bien que j’ai gagné par votre travail, je n’en verrois pas moins clair pour cela.
— Au diable soit votre premier mari.
— N’envoyez pas au diable un homme qui valoit mieux que vous. S’il vivoit encore, vous n’oseriez pas l’insulter en face.
— Vous croyez donc que j’ai moins de courage que vous ; car je vous ai souvent entendue l’envoyer au diable.
— Cela se peut, mais j’en ai eu du regret. Il étoit assez bon pour me pardonner quelques vivacités, et un homme de votre espèce n’a pas le droit de me les reprocher. C’étoit un mari pour moi, lui ! oui, c’en étoit un. Si dans un moment de colère il m’est arrivé de lui dire une injure, je n’ai jamais eu à me plaindre de sa froideur. J’aurois menti, si je m’en étois plainte. »
Elle en dit bien davantage, mais son mari n’étoit plus à portée de l’entendre. Après avoir allumé sa pipe, il s’étoit éloigné le plus vite qu’il avoit pu. Nous nous dispenserons donc de rapporter la suite de ses propos, qui devinrent trop grossiers pour mériter une place dans cette histoire.
Le lendemain, au point du jour, Partridge, tout équipé pour le voyage, le havresac sur le dos, entra chez Jones qu’il trouva encore au lit. Le barbier, qui joignoit à ses autres talents celui de manier l’aiguille aussi bien qu’un tailleur, avoit fait lui-même son havresac. Déjà il y avoit enfermé tout son linge, consistant en quatre chemises, auxquelles il en ajouta huit de M. Jones ; puis ayant mis dans la valise les effets inutiles, il la portoit chez lui, quand l’hôtesse l’arrêta en chemin, et refusa de le laisser sortir, qu’il ne l’eût payée.
L’hôtesse étoit, comme nous l’avons dit, maîtresse absolue dans son petit domaine. Il fallut donc se soumettre à sa loi. Elle fit sur-le-champ son mémoire, qui montoit à une somme beaucoup plus forte qu’on n’auroit dû s’y attendre, après la manière dont Jones avoit été traité. Nous saisirons cette occasion de faire connoître ici certains usages regardés, parmi les aubergistes, comme les éléments du métier. D’abord, ont-ils un morceau friand ? (ce qui arrive rarement), ils ne le servent qu’aux voyageurs dont l’équipage annonce l’opulence. En second lieu, ils exigent pour le plus mauvais repas, presque autant que pour le meilleur. Enfin, si quelqu’un de leurs hôtes ne demande que peu de chose, ils le lui font payer le double de sa valeur, de façon que la dépense, par tête, soit toujours à peu près la même.
Le mémoire fait et acquitté, Jones partit avec Partridge, qui portoit le havresac. L’hôtesse ne daigna pas même lui souhaiter un bon voyage. Il paroît que son auberge n’étoit fréquentée que par des gens de qualité ; et c’est une chose digne de remarque, que ceux qui gagnent leur vie à les servir, deviennent aussi insolents envers leurs égaux, que s’ils étoient eux-mêmes de grands seigneurs.