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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 366-375).

CHAPITRE III.



ARRIVÉE DE LA DAME À L’AUBERGE.
DESCRIPTION FIDÈLE DE LA BATAILLE D’UPTON.

Quelque impatient que soit le lecteur d’apprendre le nom de l’inconnue, et de savoir comment elle étoit tombée entre les mains de M. Northerton, nous le prions de suspendre sa curiosité : de bonnes raisons qu’il devinera peut-être par la suite, nous obligent de tarder un peu à la satisfaire.

M. Jones et sa compagne, en arrivant à Upton, entrèrent dans l’auberge qu’ils jugèrent la plus apparente. Jones demanda une chambre au premier étage ; et déjà il montoit l’escalier, quand l’hôte saisit par le bras la belle échevelée, qui suivoit de près son libérateur, et l’apostropha en ces termes : « Où allez-vous donc, ma mie ? restez en bas, s’il vous plaît. Sachez qu’on ne reçoit pas ici de princesse vêtue comme vous. » Mais Jones, au même instant, lui criant d’une voix de tonnerre : « Laissez monter cette dame », le bonhomme effrayé lâcha prise, et la dame gagna la chambre le plus vite qu’elle put.

Jones, après l’avoir félicitée d’être enfin parvenue en lieu de sûreté, lui dit qu’il alloit s’occuper des moyens de lui procurer les vêtements dont elle avoit besoin. Elle l’assura de sa reconnoissance, et témoigna un vif désir de le voir bientôt de retour, pour lui réitérer ses remercîments. Pendant ce court entretien, elle couvroit de son mieux, avec ses bras, son sein d’albâtre, sur lequel Jones ne put s’empêcher de jeter furtivement un regard, ou deux, malgré son extrême attention à éviter de lui déplaire.

Le hasard avoit conduit nos voyageurs dans une hôtellerie bien famée, où les dames irlandaises de vertu rigide, et beaucoup de sages demoiselles du nord de l’Angleterre, s’arrêtoient ordinairement, en allant à Bath. L’hôtesse n’avoit donc garde de souffrir sous son toit l’apparence même d’un mauvais commerce ; car telle est la nature contagieuse du scandale, qu’il souille le lieu même qui en est le théâtre, et discrédite la maison où on le tolère.

Ce n’est pas que nous voulions insinuer, qu’il soit possible de maintenir dans une auberge ouverte à tout le monde, cette chasteté rigoureuse qui s’observoit dans le temple de Vesta. Notre bonne hôtesse n’espéroit pas du ciel une si grande faveur ; et aucune des dames dont nous venons de parler, ni toute autre de mœurs les plus austères, n’auroient pu attendre, ou demander rien de semblable. Mais bannir de chez soi le grossier libertinage, en chasser les prostituées vêtues de haillons, c’est ce que chacun peut faire ; c’est aussi ce que faisoit exactement l’hôtesse, et ce qu’avoient droit d’exiger d’elle les respectables voyageuses qui descendoient dans sa maison, avec les livrées de l’opulence.

Or, on pouvoit soupçonner, sans manquer de charité, qu’il existoit entre M. Jones et sa compagne déguenillée, certaines relations qui, bien que souffertes dans quelques pays de la chrétienté, favorisées dans d’autres, et usitées dans tous, n’en sont pas moins aussi expressément défendues par la religion qu’on y professe, que le vol et l’assassinat. L’hôtesse en conséquence, ne fut pas plus tôt instruite de leur arrivée, qu’elle songea au moyen le plus prompt de les expulser de sa maison. Dans ce dessein, elle saisit le long instrument dont sa servante faisoit usage pour détruire les travaux de l’industrieuse araignée : en termes vulgaires, elle s’arma d’un manche à balai, et elle alloit sortir de sa cuisine, quand Jones l’aborda en lui demandant une robe et d’autres vêtements, pour la dame à demi nue logée au premier étage.

Il n’y a rien de plus propre à aigrir l’humeur, rien de plus contraire à l’exercice de cette vertu cardinale, connue sous le nom de patience, que la demande d’un service extraordinaire, en faveur d’une personne contre laquelle on est enflammé de courroux. Aussi, Shakespeare, ce peintre fidèle de la nature, pour exciter la jalousie d’Othello, et pousser sa rage au dernier degré de la démence, introduit-il sur la scène Desdemona, sollicitant auprès de son époux la grace de Cassio ; et nous voyons l’infortuné Maure, moins capable de commander à sa passion, dans cette circonstance, que lorsqu’il reconnoît plus tard, entre les mains de son rival prétendu, le riche présent qu’il avoit fait à Desdemona. La vérité est que nous regardons ces démarches intempestives, comme une insulte à notre intelligence ; et c’est un tort que l’orgueil humain ne pardonne point.

L’hôtesse, assez bonne femme d’ailleurs, avoit apparemment dans le cœur un peu de cet orgueil ; car à peine Jones eût-il achevé sa requête, qu’elle l’attaqua avec une arme qui, sans être ni longue, ni dure, ni aiguë, ni meurtrière, n’a pas laissé d’inspirer un grand effroi à beaucoup de sages, et même à beaucoup de braves ; au point que tel, qui avoit affronté la bouche d’un canon chargé à mitraille, a pâli devant celle où s’agitoit cette arme redoutable, et plutôt que de s’exposer à ses coups, s’est résigné à faire aux yeux de ses amis, une humble et piteuse figure.

À dire vrai, nous craignons que M. Jones ne fût de ce tempérament. Quoique attaqué et fort maltraité par l’arme susdite, loin d’essayer la moindre résistance, il supplia lâchement son ennemie de lui accorder une trêve : en bon François, il conjura l’hôtesse de l’écouter. Mais avant qu’il pût obtenir d’elle une réponse, l’hôte se mêla de la querelle, et embrassa le parti qui sembloit avoir le moins besoin de secours.

Certains héros se déterminent à chercher, ou à éviter le combat, d’après le caractère et la conduite de leurs adversaires. On dit, dans ce cas, qu’ils connoissent leur homme. Jones, à ce qu’il paroît, connoissoit sa femme. Après avoir montré tant de soumission pour l’hôtesse, il prit feu à la première provocation de l’hôte, et lui ordonna de se taire, sous peine d’être châtié de son insolence. Il ne le menaça de rien moins, que de le jeter, en guise de bûche, dans le feu de sa cuisine.

« Demandez d’abord à Dieu de vous en donner la force, répliqua l’hôte avec une fureur mêlée de mépris. Je vaux mieux que vous, oui, mieux que vous, et de toute façon. » Il accompagna cette bravade d’une demi-douzaine d’imprécations contre la dame logée au premier étage. Comme il proféroit la dernière, Jones lui assena un violent coup de bâton sur les épaules.

On ne sauroit dire lequel, de l’hôte ou de l’hôtesse, fut le plus prompt à la riposte. Le premier, à défaut d’autre arme, se servit de son poing ; la seconde leva son manche à balai, et visant à la tête de Jones, elle auroit probablement mis fin sur-le-champ au combat, et aux jours de notre héros, si la chute du fatal instrument n’eût été arrêtée, non par l’intervention miraculeuse d’une divinité païenne, mais par un incident aussi heureux que naturel, c’est-à-dire, par l’arrivée de Partridge qui entroit en ce moment dans l’hôtellerie (car la peur lui avoit donné des ailes), et qui, voyant le péril que couroit son maître, ou son compagnon, comme on voudra l’appeler, prévint une tragique catastrophe, en retenant le bras de l’hôtesse.

Celle-ci aperçut bientôt l’obstacle qui entravoit sa vengeance. Trop foible pour dégager son bras des mains de Partridge, elle lâcha le balai, et laissant à son mari le soin de punir Jones, elle se jeta avec furie sur le nouveau venu qui s’étoit déjà fait assez connoître, en criant : « Ventrebleu ! voulez-vous tuer mon ami ? ».

Partridge, quoique d’un naturel très-pacifique, ne voulut pas rester spectateur oisif du combat que soutenoit son compagnon. L’adversaire qui lui étoit échue en partage, lui inspiroit d’ailleurs peu de crainte. Il rendit donc à l’hôtesse ses coups, à mesure qu’il les recevoit ; l’action étoit également vive de part et d’autre, et l’on ne pouvoit en prévoir l’issue, lorsque la dame demi-nue, qui avoit entendu du haut de l’escalier le dialogue précurseur du combat, descendit précipitamment, et sans considérer qu’il étoit peu généreux de se mettre deux contre un, tomba sur la pauvre femme qui étoit aux prises avec Partridge. Ce vaillant champion, encouragé par un renfort inattendu, redoubla ses efforts, au lieu de les ralentir.

Nos voyageurs auroient fini par triompher (car les plus braves troupes sont forcées de céder au nombre), si la servante Susanne ne fût venue, par bonheur, au secours de sa maîtresse. Cette Susanne savoit se servir de ses deux mains, aussi bien qu’aucune fille du pays. Elle auroit tenu tête à la fameuse Thalestris elle-même, ou à la plus valeureuse de ses amazones. Sa constitution mâle et robuste la rendoit propre au violent exercice du pugilat. Elle avoit les bras et les mains taillés de façon à porter des coups redoutables, tandis que son visage sembloit fait exprès pour en recevoir presque impunément. Son nez aplati n’étoit visible que de face. Le poing le plus vigoureux auroit eu peine à entamer la dure épaisseur de ses lèvres. Enfin, les pommettes de ses joues s’élevoient, comme deux bastions, destinés par la nature à défendre ses yeux de toute atteinte, dans ces sortes de combats qui étoient aussi conformes à son goût, qu’à ses qualités physiques.

Cette charmante créature, en arrivant sur le champ de bataille, se porta vers l’aile, où sa maîtresse étoit engagée dans une lutte si inégale, contre deux adversaires de sexe différent. Elle provoqua Partridge qui accepta le défi, et à l’instant commença entre eux le combat le plus acharné.

Alors les chiens de Bellone, affranchis de leurs chaînes, léchoient d’avance leurs lèvres altérées de carnage ; la Victoire, aux ailes dorées, planoit incertaine dans les airs ; la Fortune, tenant en main ses balances, pesoit d’un côté les destinées de Jones, de sa compagne et de Partridge, de l’autre celles de l’hôte, de sa femme et de la servante, et les bassins demeuroient dans un parfait équilibre. Tout-à-coup un heureux incident termina cette scène sanglante, où la moitié des acteurs avoit déjà pris, à leur gré, assez de part. Ce fut l’arrivée d’un carrosse à quatre chevaux. L’hôte et l’hôtesse cessèrent aussitôt de combattre, et obtinrent de leurs antagonistes qu’ils en fissent autant. Susanne seule, ne put se résoudre à lâcher si vite le bon Partridge, qu’elle avoit renversé. Notre amazone, assise à califourchon sur son ennemi, le souffletoit vigoureusement des deux mains, sans pitié pour le malheureux qui lui demandoit quartier, et crioit de toutes ses forces qu’elle l’assassinoit.

Jones, débarrassé de l’hôte, vola au secours de son compagnon, qu’il arracha avec peine des griffes de l’enragée servante. Partridge ne s’aperçut pas tout de suite de sa délivrance. Étendu sur le carreau, il continuoit à garantir sa face avec ses mains, et à hurler d’une manière pitoyable. Jones le força enfin de lever les yeux, et de se convaincre que le combat étoit terminé.

L’hôte, sorti de la mêlée sans blessure apparente, et l’hôtesse, couvrant de son mouchoir sa figure tout égratignée, coururent ensemble au-devant du carrosse. Une jeune dame en descendit avec sa suivante. L’hôtesse s’empressa de les conduire dans la meilleure chambre de son auberge, qui étoit celle où M. Jones avoit déposé sa belle conquête. Pour s’y rendre, elles furent obligées de traverser le champ de bataille : ce qu’elles firent à la hâte, et en baissant leurs voiles, dans la crainte d’être reconnues. C’étoit une précaution fort inutile. La nouvelle Hélène, cause infortunée de la querelle, ne songeoit elle-même qu’à se dérober aux regards, et Jones s’occupoit uniquement à sauver Partridge de la furie de Susanne. Il eut le bonheur d’en venir à bout. Le pédagogue remis en liberté, alla se laver le visage à la pompe, pour arrêter le sang qui couloit à gros bouillons de son nez.