Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 04
CHAPITRE IV.
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UN HOMME DE GUERRE TERMINE LES HOSTILITÉS, PAR UN TRAITÉ DE PAIX SOLIDE ET DURABLE, ENTRE TOUTES LES PARTIES.
Une escouade de fusiliers chargée de la conduite d’un déserteur, arriva en ce moment dans l’auberge. Le sergent qui la commandoit s’enquit du principal magistrat de la ville. Ayant su de l’hôte que c’étoit lui-même, il lui demanda des billets de logement pour sa troupe, et un pot de bière, et s’étendit devant le feu de la cuisine, en se plaignant de la rigueur du froid.
M. Jones tâchoit alors de consoler la dame affligée qui, assise auprès d’une table, la tête appuyée sur son bras, déploroit son infortune. Pour rassurer nos belles lectrices sur une circonstance aussi délicate, nous leur dirons, que la dame, avant de quitter sa chambre, s’étoit enveloppée soigneusement d’une taie d’oreiller qu’elle y avoit trouvée : de façon que sa pudeur n’avoit rien à souffrir des regards de tant d’hommes réunis en sa présence.
Un des soldats s’approcha du sergent, et lui dit à l’oreille quelques mots qui l’engagèrent à fixer ses regards sur l’inconnue. Il la considéra pendant près d’une minute, puis s’avançant vers elle : « Excusez-moi, madame ! s’écria-t-il, je ne me trompe pas, vous êtes bien la femme du capitaine Waters ? »
La pauvre dame qui, dans sa détresse, n’avoit osé envisager personne, n’eut pas plus tôt levé les yeux sur le sergent, qu’elle le reconnut. « Vous avez raison, lui répondit-elle en l’appelant par son nom, je suis l’infortunée dont vous parlez. Mais je m’étonne que qui que ce soit ait pu me reconnoître sous ce déguisement. »
Le sergent répartit qu’il étoit très-surpris de la voir ainsi vêtue, et qu’il craignoit qu’elle n’eût éprouvé quelque accident fâcheux.
« Il m’en est arrivé un, reprit la dame, qui a failli m’être funeste. Si j’existe encore, c’est à monsieur (montrant Jones) que je dois la vie.
— Quoi que ce gentilhomme ait fait pour vous, répliqua le sergent, je suis sûr que le capitaine l’en récompensera bien. Disposez de moi, madame, je m’estimerai heureux de pouvoir vous être utile, et tout le monde auroit le même empressement à vous servir : car on connoît la générosité du capitaine. »
L’hôtesse qui avoit entendu ce dialogue du haut des degrés, descendit précipitamment, et courut demander pardon à mistress Waters de l’injure qu’elle lui avoit faite, la priant de l’imputer à l’ignorance où elle étoit de sa qualité. « Bon Dieu, madame ! dit-elle, comment aurois-je pu reconnoître, dans un pareil désordre, une personne de votre rang ? Si j’avois soupçonné qui vous étiez, je me serois plutôt brûlé la langue, que de dire ce que j’ai dit. J’espère que madame voudra bien me pardonner, et accepter une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes.
— Taisez-vous, insolente, répondit mistress Waters, pensez-vous que je me soucie des propos d’une créature telle que vous ? Je m’étonne qu’après ce qui s’est passé, vous ayez l’audace de me faire une pareille proposition. Apprenez, misérable, que j’ai l’ame trop fière pour me vêtir de vos guenilles. »
Ici Jones intervint et pria mistress Waters de pardonner à l’hôtesse, et d’accepter sa robe. « Il faut avouer, dit-il, que nous avions, à notre arrivée, l’air un peu suspect. Je suis convaincu que la conduite de cette brave femme ne doit s’attribuer, comme elle l’assure, qu’au désir de conserver la bonne réputation de son auberge.
— C’est cela même, répartit l’hôtesse, monsieur parle en gentilhomme, et je vois clairement qu’il en est un. Il n’y a pas sur toute la route une maison mieux famée que la mienne. Je puis me vanter qu’elle est fréquentée par la première noblesse de l’Angleterre et de l’Irlande. Personne au monde n’oseroit me démentir. Je le répète, si j’avois su qui étoit madame, je me serois plutôt brûlé la langue, que de lui faire un affront. Mais en vérité, dans une maison où les gens de qualité viennent loger et dépenser leur argent, je ne voudrois pas qu’ils fussent scandalisés par la rencontre d’un tas de gueuses qui laissent partout après elles, moins d’espèces que de vermine. Ces drôlesses-là ne m’inspirent nulle pitié. C’est une folie de les ménager. Si nos juges de paix faisoient leur devoir, on les chasseroit toutes du royaume à coups de fouet. Elles ne méritent pas d’autre traitement. Quant à madame, je suis désolée du malheur qu’elle a éprouvé ; et si elle daigne consentir à mettre une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes, la meilleure de celles que je possède est à son service. »
Nous ne saurions dire ce qui fit le plus d’impression sur mistress Waters, du froid, de la honte, ou des instances de M. Jones. Quoi qu’il en soit, elle se laissa fléchir par les supplications de l’hôtesse, et se retira avec elle, pour s’habiller d’une manière décente.
L’hôte se préparoit aussi à faire à Jones un petit compliment ; mais le jeune homme eut la générosité de le prévenir. Il lui serra la main, et l’assura d’un entier oubli du passé. « Si vous êtes satisfait, mon brave ami, lui dit-il, je vous jure que je le suis pareillement. » L’hôte, en un sens, avoit plus sujet que Jones d’être satisfait ; car la balance des coups étoit tout en sa faveur : c’est-à-dire qu’il en avoit beaucoup reçu et peu donné.
Partridge que nous avons laissé, occupé à étancher le sang qui ruisseloit de son nez, rentra dans la cuisine au moment où son maître et l’aubergiste se serroient la main. Comme il étoit ennemi des querelles sérieuses, il fut charmé de ce signe de réconciliation ; et quoique son visage portât des marques du poing, et surtout des ongles de Susanne, il aima mieux s’en tenir au bénéfice du premier combat, que de courir la chance d’un second.
La belliqueuse Susanne se contenta aussi de sa victoire, malgré le dépit qu’elle éprouvoit d’avoir eu un œil poché, au commencement du combat. Il se conclut un traité entre elle et Partridge, et ces mêmes mains qui avoient été des instruments de guerre, devinrent alors les médiatrices de la paix.
Le calme fut ainsi rétabli dans l’auberge. Le sergent, contre les principes ordinaires de sa profession, en témoigna tout haut son contentement. « À la bonne heure, dit-il, voilà ce qui s’appelle agir en braves gens. Dieu me damne, je hais à mort ceux qui s’en veulent encore, après s’être battus. Lorsque deux amis prennent querelle, ils n’ont qu’une chose à faire, c’est de vider leur différend honnêtement et d’une manière amicale, comme qui diroit à coups de poings, d’épée, ou de pistolet, selon leur goût : puis tout doit être fini entre eux. Pour moi, le diable m’emporte si j’aime jamais mieux mon ami, que quand je me suis battu avec lui. Garder rancune est moins d’un Anglois que d’un François. »
Il proposa une libation, observant que c’étoit une cérémonie indispensable et usitée de temps immémorial, dans tous les traités de cette espèce. Le lecteur en conclura peut-être qu’il avoit une connoissance profonde des anciens auteurs. Quoique la chose soit très-vraisemblable, nous n’oserions l’affirmer, attendu qu’il n’allégua aucune preuve historique. On doit croire pourtant qu’il fondoit son assertion sur des autorités fort respectables ; car il l’appuya d’un grand nombre de serments énergiques.
Jones approuva la proposition du docte sergent, et fit apporter sur-le-champ un bowl, ou plutôt un grand vase, rempli de la liqueur employée en pareille occasion. Ayant mis sa main droite dans celle de l’hôte, il saisit le vase de la gauche, prononça les paroles d’usage, et fit le premier sa libation. Toute la compagnie imita son exemple. Nous ne nous amuserons point à décrire une cérémonie assez semblable à celle dont on trouve tant de détails dans les auteurs anciens et dans leurs modernes traducteurs. Elle n’en différa qu’en deux points. D’abord il n’y eut de liqueur versée que dans le gosier des buveurs. En second lieu, le sergent qui faisoit l’office de prêtre, but le dernier ; mais fidèle à l’antique coutume, il but beaucoup plus que le reste de la compagnie, et ne contribua à la libation que par son zèle à la rendre plus abondante.
On se rangea ensuite autour du feu de la cuisine. La gaîté devint générale. Partridge oubliant la honte de sa défaite, convertit sa faim en soif, et fit mille contes plaisants. Il faut toutefois quitter un moment ce cercle joyeux, et suivre M. Jones dans l’appartement de mistress Waters, où le dîner qu’il avoit commandé étoit servi. Ce dîner n’avoit pas exigé grande façon. Il étoit préparé depuis trois jours ; le cuisinier n’eut que la peine de le réchauffer.