Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 05
CHAPITRE V.
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APOLOGIE DES HÉROS QUI ONT BON APPÉTIT.
DESCRIPTION D’UN COMBAT AMOUREUX.
Les héros, malgré la haute opinion que la flatterie leur inspire de leur mérite, ou que le monde en peut concevoir, tiennent beaucoup plus de l’homme que de la divinité. Chez eux, quelque élevée que soit l’ame, le corps (qui dans un grand nombre forme la partie principale) est sujet aux infirmités les plus fâcheuses, et aux plus vils besoins. Parmi ces derniers, celui de manger, que des sages ont considéré comme infiniment grossier et contraire à la dignité philosophique, doit être satisfait, jusqu’à un certain point, par tous les princes, les héros, et les philosophes du monde. Quelquefois même la nature bizarre y soumet plus impérieusement ces êtres privilégiés, que les gens de la lie du peuple.
À dire vrai, comme aucun habitant connu de ce globe n’est au-dessus de l’homme, aucun ne doit se tenir humilié d’obéir à ce qui est pour l’homme une loi de nécessité ; mais quand les grands personnages dont nous venons de parler, prétendent réserver pour eux seuls la faculté de satisfaire les vils besoins de la nature, quand par exemple, à force de thésauriser, ou de détruire, ils semblent vouloir ravir aux autres jusqu’à l’aliment de la vie, alors ils deviennent, à juste titre, un objet de mépris et d’exécration.
Après ce court préambule, nous ne craindrons pas d’avilir notre héros, en faisant mention de l’ardeur immodérée avec laquelle il assouvit sa faim. Il est permis de douter qu’Ulysse lui-même, le plus vorace (soit dit en passant) des héros de l’Odyssée, ce poëme où l’on mange tant, ait jamais montré un si violent appétit. Trois livres au moins d’une viande rôtie qui faisoit naguère partie d’un bœuf, eurent l’honneur de devenir partie intégrante de l’individu de M. Jones.
Nous avons cru devoir rapporter cette circonstance qui sert à expliquer la froideur momentanée de M. Jones pour sa belle compagne. Celle-ci mangea fort peu. Elle étoit occupée de soins bien différents. Jones ne s’en aperçut qu’après avoir complètement satisfait la faim que lui avoit causée un jeûne de vingt-quatre heures. Mais le dîner fini, son attention se porta sur d’autres objets, dans le détail desquels nous allons entrer.
Notre héros, dont nous n’avons fait jusqu’ici qu’ébaucher le portrait, se distinguoit de tous les jeunes gens de son âge par sa bonne grace. Son visage, où se peignoit la santé, portoit l’empreinte de la douceur et de la sensibilité. C’étoit là le caractère distinctif de sa physionomie. Un observateur vulgaire pouvoit n’être pas frappé de l’esprit et du feu qui brilloient dans ses regards. Tout le monde y lisoit d’abord la bonté de son cœur.
Cette figure si douce, un teint trop délicat pour un homme, et une extrême finesse de traits lui auroient peut-être donné l’air un peu efféminé, sans la mâle vigueur de ses formes. À la beauté d’Adonis, il joignoit la force d’Hercule. Il étoit d’ailleurs vif, aimable, et doué d’un enjouement qui animoit toutes les conversations où il prenoit part.
Ami lecteur, considère les agréments réunis dans la personne de notre héros, songe aux obligations récentes que lui avoit mistress Waters, et tu conviendras qu’il y auroit de ta part plus de rigueur que de justice, à prendre une mauvaise opinion d’elle, parce qu’elle en prit une très-bonne de lui.
Au reste, dût-on la blâmer, nous sommes obligé de rapporter les faits, sans y rien changer. Mistress Waters avoit conçu non-seulement une grande estime, mais encore une vive tendresse pour notre héros. Parlons franchement, elle aimoit, suivant la commune acception de ce mot, qu’on applique indistinctement à tous les objets de nos goûts, de nos désirs, de nos passions, de nos appétits sensuels, et qui ne signifie que la préférence donnée à une chose sur une autre.
Mais si l’amour qui naît de ces diverses causes, est le même dans tous les cas, on doit convenir que les effets en sont différents. Quelque attrait que nous sentions pour un tendre aloyau, pour d’excellent vin de Bourgogne, pour une rose de Damas, ou pour un violon de Crémone, jamais nous n’avons recours aux sourires, aux œillades, à la parure, à la flatterie, ni à aucun autre artifice semblable pour gagner l’affection de cet aloyau, de cette rose, etc. Nous soupirons bien quelquefois, mais c’est d’ordinaire en l’absence et non en la présence de l’objet aimé : autrement nous pourrions l’accuser d’ingratitude et de surdité, avec autant de raison que Pasiphaë se plaignit de son taureau, qu’elle essaya de séduire par tous les manéges de cette coquetterie qui s’emploie avec tant de succès dans les salons, sur les cœurs moins rebelles de nos petits-maîtres.
Il arrive le contraire, quand l’amour se fait sentir à des individus de même espèce, mais de sexe différent. Alors le premier soin est de se concilier l’affection de l’objet qu’on aime. N’est-ce pas dans cette vue qu’on enseigne à la jeunesse tous les moyens de plaire ? Sans l’ambition d’y réussir, aucun des arts qui servent à l’ornement du corps humain, ne procureroit de quoi vivre à ceux qui les cultivent. Peut-être même ces professeurs si habiles à polir les manières, à façonner le maintien, et à l’école desquels on acquiert cette élégance de tournure qui, au gré de certaines gens, distingue principalement l’homme de la brute, les maîtres de danse en un mot, deviendroient des membres inutiles de la société. Enfin toutes les graces que la jeunesse emprunte à des mains étrangères, tous les agréments qu’elle se donne à elle-même à l’aide du miroir, sont réellement ces flèches et ces flambeaux de l’amour qui reviennent si souvent dans Ovide[1], et qu’on appelle quelquefois, en françois, l’artillerie complète de l’amour.
Mistress Waters n’eut pas plus tôt pris place à table, en face de notre héros, qu’elle fit jouer contre lui toute cette artillerie ; mais au moment d’entreprendre une description qui n’a été tentée jusqu’ici ni en vers ni en prose, nous jugeons à propos d’invoquer certains génies aériens, dont nous espérons obtenir l’obligeante assistance.
Ô vous, Graces, qui animez les traits divins de Séraphine, vous qui ne la quittez jamais et qui connoissez si bien le secret de charmer les cœurs, dites quelles furent les armes qu’employa mistress Waters, pour soumettre celui de M. Jones.
D’abord de deux beaux yeux bleus dont les brillantes prunelles lançoient un feu aussi vif que l’éclair, partirent deux fines œillades. Par bonheur pour notre héros, elles ne frappèrent qu’un énorme morceau de bœuf qu’il faisoit alors passer du plat sur son assiette, et consumèrent en vain leur force. La belle guerrière s’aperçut de l’échec. Aussitôt elle tira de son sein d’albâtre un soupir meurtrier, un soupir que nul n’auroit pu entendre sans émotion, un soupir capable de renverser à la fois une douzaine de petits-maîtres, un soupir enfin si doux, si tendre, si voluptueux, si insinuant, qu’il n’auroit pas manqué de pénétrer jusqu’au cœur de Jones, s’il n’avoit été écarté de son oreille par le bouillonnement grossier de l’excellente bière qu’il versoit en ce moment dans son verre. Mistress Waters eut recours à beaucoup d’autres stratagèmes ; mais le dieu de la table (s’il en existe un, ce que nous n’osons affirmer), prit sous sa protection son fervent adorateur. Peut-être au reste n’y avoit-il pas là[2] de nœud digne de l’intervention d’une divinité, et le salut de Jones peut-il s’expliquer par des causes naturelles ; car si l’amour nous défend quelquefois contre la faim, la faim dans certains cas, nous défend aussi contre l’amour.
La belle, indignée du mauvais succès de ses attaques, résolut de les suspendre un moment. Elle employa cet intervalle à préparer ses machines de guerre, avec l’intention de renouveler les hostilités après le dîner.
Dès qu’on eut ôté la nappe, elle reprit l’offensive. D’abord, elle lança, de son œil droit, sur M. Jones, un regard oblique qui perdit, en chemin, une partie de sa force, et produisit pourtant un effet sensible. La belle le remarqua. Soudain elle détourna la tête et baissa ses longues paupières, comme honteuse de ce qu’elle avoit fait. Elle imagina cette ruse, pour donner le change à Jones, et pour l’engager à ouvrir les yeux ; car c’étoit par ce chemin qu’elle vouloit surprendre son cœur. Relevant ensuite avec langueur ces deux orbes brillants qui avoient déjà commencé à faire impression sur le pauvre jeune homme, elle rassembla dans un sourire mille charmes séducteurs. Ce n’étoit point un sourire de contentement ni de joie, mais ce sourire de bienveillance que la plupart des femmes ont toujours à commandement, et qui leur sert tout à la fois à montrer leur enjouement, leurs jolies fossettes et la blancheur de leurs dents.
Notre héros reçut ce sourire en plein dans les yeux, et faillit en être terrassé. Il vit clairement les desseins de son ennemie et sentit en même temps le pouvoir de ses armes. Alors s’établit entre les deux partis un pourparler, pendant lequel l’artificieuse guerrière poussa l’attaque d’une manière si adroite, si insensible, qu’elle étoit presque assurée du triomphe, avant de recommencer le combat. S’il faut dire la vérité, nous craignons que M. Jones ne se soit mal défendu, et que le perfide n’ait trahi, par une trop prompte capitulation, la fidélité qu’il devoit à sa Sophie. Vers la fin du pourparler amoureux, la dame n’eut pas plus tôt démasqué la batterie royale, en laissant négligemment tomber le mouchoir qui couvroit son sein, que le cœur de Jones fut tout-à-fait subjugué, et la belle héroïne goûta les fruits ordinaires de la victoire.
Il plaît aux Graces de terminer ici leur description, et à nous, de terminer le chapitre.