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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 01

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 74-81).

CHAPITRE PREMIER.



COUP DE PATTE AUX CRITIQUES.

Les critiques exigent et obtiennent en général des auteurs, une grande déférence. Il est donc possible qu’on nous reproche de les avoir traités trop sévèrement, dans notre dernier chapitre préliminaire. Nous donnerons dans celui-ci les raisons de notre conduite envers cette classe redoutable d’écrivains, et nous les placerons peut-être dans un jour sous lequel on ne les a point envisagés jusqu’à présent.

Le mot critique dérive du grec, et signifie jugement. Des personnes qui n’entendoient pas le terme original et n’en connoissoient que la traduction, se sont figuré sans doute qu’il signifioit jugement, dans le sens où les tribunaux l’emploient, comme l’équivalent de condamnation.

Cette conjecture nous paroît d’autant mieux fondée, que dans ces derniers temps le plus grand nombre des critiques s’est trouvé parmi les gens de loi. Beaucoup d’entre eux, désespérant, selon toute apparence, de s’élever jusqu’au banc du roi[1], se sont assis sur les bancs du parterre de la comédie, où ils ont exercé leur empire et prononcé des jugements, c’est-à-dire des condamnations.

Ces messieurs, nous n’en doutons pas, seroient charmés que l’on comparât sérieusement leur métier à une des plus importantes et des plus honorables fonctions de la société ; mais comme notre dessein n’est point de les flatter, nous rappellerons à leur mémoire un certain officier de justice d’un rang beaucoup plus bas, avec lequel ils ont aussi quelque ressemblance éloignée, puisque non contents de prononcer leurs arrêts, ils les exécutent eux-mêmes.

On peut encore considérer avec raison les critiques modernes, comme des détracteurs publics. Si celui qui n’étudie le caractère des autres, que dans la vue de découvrir leurs défauts et de les divulguer, mérite le titre de détracteur des hommes, le critique qui lit un ouvrage dans le même esprit de malveillance, mérite également le titre de détracteur des livres.

Le vice n’a pas à notre avis d’esclave plus abject ; la société d’ennemi plus odieux, ni le diable de plus digne et de plus cher disciple, qu’un détracteur. Nous craignons que le monde ne ressente pas pour ce monstre la moitié de l’horreur qu’il doit inspirer, et nous n’osons assigner les motifs d’une si criminelle indulgence. Il est certain pourtant que le voleur semble presque innocent, au prix du détracteur. L’assassin même paroît quelquefois moins coupable que lui. La détraction est une arme plus cruelle que le poignard ; car les blessures qu’elle fait sont toujours incurables. On peut la comparer au plus lâche, au plus exécrable des crimes, à l’empoisonnement : moyen de vengeance si vil et si horrible, que jadis nos lois le distinguoient sagement des autres meurtres, par la rigueur du supplice dont elles le punissoient.

Outre les maux affreux que cause la détraction, et les méprisables ressorts qu’elle emploie, il y a des circonstances qui en aggravent singulièrement l’atrocité. La plupart du temps elle agit sans provocation, sans espoir de récompense, à moins qu’il n’existe des ames assez infernales pour en trouver une, dans le désespoir et dans la ruine de leurs victimes.

Shakespeare a peint ce vice avec énergie dans les vers suivants :

L’audacieux brigand qui m’arrache ma bourse,
Et soudain loin de moi précipite sa course,
M’enlève peu de chose, ou même presque rien.
C’étoit mon bien hier, aujourd’hui c’est le sien.
Cet or fut et sera de mille autres la proie :
Mais qu’un lâche ennemi, par une oblique voie,
Vienne ravir l’honneur à mon nom qu’il flétrit,
Sans l’enrichir en rien, son crime m’appauvrit[2].

L’honnête lecteur conviendra sans peine avec nous de ces vérités. S’il en trouve l’application au détracteur des livres trop rigoureuse, qu’il considère que les deux espèces de détraction proviennent du même fond de malignité, et ne sont ni l’une, ni l’autre susceptibles d’aucune excuse. Peut-on dire que le dommage causé de cette manière à un écrivain soit léger, quand on songe que son livre est la production de son cerveau, et comme son enfant ?

Le lecteur dont la muse n’a pas encore cessé d’être vierge, ne sauroit se faire une idée de la tendresse paternelle d’un auteur pour son ouvrage. Nous lui adresserons, en la parodiant, la touchante exclamation de Macduff. « Hélas ! tu n’as point fait de livre ! » Mais celui que sa muse féconde a déjà rendu père, éprouvera une vive émotion, et ne pourra peut-être retenir ses larmes (surtout si sa chère géniture n’est plus), en nous entendant parler des longues fatigues qui précèdent l’enfantement d’un ouvrage, du pénible travail qui l’accompagne, de l’affection et des soins que le tendre père prodigue à son enfant chéri, jusqu’au moment où il le juge en état de paroître dans le monde.

Cet amour paternel n’est pas le pur effet de l’instinct, et ne répugne en rien à la sagesse humaine. Il n’y a point d’enfants de qui l’on puisse dire plus véritablement que des livres, qu’ils sont la richesse de leurs pères. Beaucoup d’entre eux les ont nourris dans leur vieillesse avec une piété toute filiale. Ainsi le détracteur dont le souffle empoisonné fait mourir un livre avant le temps, ne blesse pas moins l’auteur dans son intérêt, que dans ses affections.

Enfin, le détracteur d’un livre est dans le fait celui de l’auteur. Comme on ne peut appeler quelqu’un bâtard, sans traiter sa mère de coquine, de même on ne peut qualifier un livre d’ennuyeux et de ridicule, sans traiter l’auteur de sot ; et cet affront, quoique moins injurieux dans le sens moral que celui de fripon, fait infiniment plus de tort dans le monde.

Si quelques personnes ne voient dans ces réflexions que des plaisanteries, d’autres sauront en reconnoître la justesse. Peut-être même penseront-elles que nous ne les avons pas présentées avec assez de gravité ; mais qui empêche de dire la vérité en riant ? Il faut être d’un mauvais naturel, pour déprécier un livre par malignité, ou par pur badinage ; et l’on peut soupçonner à bon droit tout critique morose et hargneux, d’être un méchant homme.

Nous consacrerons la fin de ce chapitre à signaler les iniques censeurs qui excitent seuls nos plaintes ; car personne, hormis eux, ne nous accusera de vouloir soustraire les productions de l’esprit humain au jugement de toute espèce de tribunal, ou d’exclure de la république des lettres d’illustres critiques tels qu’Aristote, Horace, et Longin, chez les anciens ; Dacier et Bossu chez les François, et quelques-uns de nos compatriotes qui ont rendu, par leurs veilles, au monde savant, de si éminents services, et acquis le droit incontestable de prononcer des arrêts, en matière de littérature.

Sans entrer dans le détail des qualités qui constituent un sage Aristarque, sujet que nous avons touché ailleurs, nous pensons qu’on est bien fondé à protester contre un censeur assez téméraire, pour condamner un livre qu’il n’a pas lu. Soit qu’il parle d’après ses propres conjectures, ou sur la foi d’autrui, c’est un détracteur. On peut en dire autant de celui qui, sans désigner dans un ouvrage aucun défaut particulier, le frappe tout entier d’un brutal anathème. Nous ajouterons que si les imperfections qu’on remarque dans les parties, ne déparent point l’ensemble, ou si elles sont rachetées par de plus grandes beautés, une réprobation générale annonce moins l’équité d’un vrai critique, que la malignité d’un détracteur. Il faut suivre à cet égard le conseil que donne Horace dans les vers suivants :

Lorsque mille beautés brillent dans un poëme,
Je ne m’offense point d’un trait qui, par hasard,
Laisse voir un défaut d’attention et d’art,
Ou de l’esprit humain décèle la foiblesse[3].

Martial dit de même :

Ce n’est pas autrement que l’on compose un livre[4].

Toute beauté, dans l’ordre physique, et dans l’ordre moral, veut être jugée avec cette indulgence. Quelle barbarie n’y auroit-il pas à condamner un ouvrage tel que le nôtre, un ouvrage dont la composition nous a coûté tant de milliers d’heures, par l’unique raison que quelques chapitres peuvent fournir matière à une critique juste et raisonnable ? Rien de plus commun pourtant que des arrêts de proscription rendus sur d’aussi frivoles motifs. Au théâtre surtout, il suffit d’une expression qui choque le goût de l’assemblée, ou même celui d’un seul spectateur, pour exposer le poëte à l’affront des sifflets. Une scène mal accueillie compromet le sort de la pièce entière. Il est en conscience aussi impossible d’écrire sous un pareil joug, que de régler sa vie sur les opinions de certains esprits atrabilaires. Si l’on s’en rapportoit aux sentiments de quelques critiques, et à ceux de quelques dévots, aucun auteur ne seroit sauvé dans ce monde, ni aucun homme dans l’autre.


  1. La cour du banc du roi est un tribunal supérieur à Londres.Trad.
  2. Who steals my purse steals trash, ’tis something, nothing ;
    ’Twas mine, ’tis his, and bath been slave to thousands :
    But he that filches from me my good name,
    Robs me of that which not enriches him,
    But makes me poor indeed
    .Shakespeare, Othello.

  3. Verum ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
    Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
    Aut humana parum cavit natura.
     Horace.
  4. Aliter non fit, avite, liber.Martial.