Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 82-93).

CHAPITRE II.



AVENTURE DE SOPHIE APRÈS SON DÉPART D’UPTON.

Au moment où nous fûmes obligé de faire un pas rétrograde dans cette histoire, nous venions de raconter au lecteur la manière dont Sophie et Honora avoient quitté l’auberge d’Upton. Nous allons maintenant retrouver notre héroïne, et laisser encore quelque temps le coupable Jones déplorer sa mauvaise fortune, ou plutôt sa mauvaise conduite.

Sophie ayant engagé son guide à prendre des chemins de traverse, avoit passé la Savern et n’étoit pas à un mille de l’auberge, lorsqu’en se retournant, elle vit plusieurs personnes à cheval qui accouroient à toute bride. Saisie d’effroi, elle ordonna au guide de hâter sa marche. Il obéit, et tous trois se mirent au galop ; mais plus ils alloient vite, plus vite on les suivoit ; et comme les chevaux de derrière étoient un peu meilleurs que ceux de devant, ces derniers furent bientôt atteints : circonstance heureuse pour la pauvre Sophie, dont la fatigue et la peur avoient presque épuisé les forces. Elle se sentit tout-à-coup rassurée par la voix d’une femme, qui la salua de la manière la plus civile et la plus douce. Dès qu’elle fut remise de son trouble, elle lui rendit son salut, avec autant de politesse que de joie.

La petite troupe qui lui avoit causé tant de frayeur se composoit, comme la sienne, de deux femmes et d’un guide. L’une et l’autre firent ensemble trois grands milles, dans un profond silence. Enfin Sophie revenue de son effroi, mais étonnée que l’inconnue continuât à la suivre à travers champs, et dans tous les détours qu’elle faisoit, prit la parole et lui dit d’un ton obligeant, qu’elle s’estimoit heureuse de voir que leur route fût la même. L’autre qui n’attendoit qu’un mot pour entrer en conversation, répondit aussitôt que le bonheur étoit tout entier pour elle ; qu’étrangère dans ce pays, elle avoit été si contente de rencontrer une personne de son sexe, qu’elle s’étoit peut-être rendue coupable, en la suivant, d’une indiscrétion difficile à excuser.

Les deux dames se firent de nouveaux compliments. Honora, par respect pour le bel habit de l’inconnue, lui avoit cédé sa place, et s’étoit retirée un peu en arrière. Sophie avoit une grande curiosité de savoir pourquoi sa nouvelle compagne s’attachoit ainsi à ses pas. Elle en concevoit même une sorte d’inquiétude. Cependant la crainte, la retenue, ou quelque autre motif, l’empêchèrent de lui adresser à ce sujet aucune question.

L’étrangère éprouvoit en ce moment un embarras, dont la dignité de l’histoire ne permet guère de faire mention. Le vent avoit emporté cinq fois son chapeau, dans l’espace du dernier mille, et elle cherchoit en vain un ruban, pour l’attacher sous son menton. Sophie, témoin de sa peine, lui offrit un mouchoir. En le tirant de sa poche, elle lâcha imprudemment la bride de son cheval. L’animal broncha, s’abattit, et jeta par terre sa belle conductrice.

Quoique Sophie fût tombée la tête la première, elle ne se fit aucun mal. Les mêmes circonstances qui occasionnèrent sa chute, lui en sauvèrent aussi la confusion. Elle se trouvoit alors dans un chemin étroit et si couvert d’arbres, que la lune n’auroit pu y introduire qu’une foible lumière, quand un nuage épais n’en eût pas obscurci presque entièrement le disque. Par ce moyen, sa modestie, très-prompte à s’alarmer, n’eut pas plus à souffrir que sa personne, et elle remonta à cheval sans autre mal que la peur.

Le jour parut enfin. Les dames qui marchoient côte à côte se regardèrent fixement. Au même instant, elles arrêtèrent leurs chevaux, et toutes deux parlant à la fois, prononcèrent avec une égale allégresse, l’une le nom de Sophie, l’autre celui d’Henriette.

Cette rencontre imprévue les surprit beaucoup plus qu’elle ne surprendra le lecteur ; il a sans doute deviné que l’étrangère n’étoit autre que mistress Fitz-Patrick, nièce de M. Western, dont nous avons raconté le brusque départ de l’hôtellerie d’Upton, peu de minutes après celui de Sophie.

Les deux cousines avoient demeuré long-temps ensemble chez mistress Western leur tante, et s’y étoient liées d’une étroite amitié. Elles furent si étonnées et si aises de se revoir, qu’on ne sauroit figurer la moitié des caresses qu’elles se firent, avant de songer à se demander où elles alloient. Mistress Fitz-Patrick s’en avisa la première. Cette question, toute simple et toute naturelle, ne laissa pas d’embarrasser Sophie. « Ma chère Henriette, lui dit-elle, suspendez, je vous prie, votre curiosité jusqu’à notre prochaine arrivée dans quelque auberge. J’ai peine, comme vous, à contenir la mienne ; car notre surprise, je pense, doit être à peu près la même. »

Leur entretien, pendant la route, mérite peu d’être rapporté. Celui des femmes de chambre en est moins digne encore. Elles ne demeurèrent pas non plus en reste de politesses. Quant aux guides, ils furent privés du plaisir de la conversation, l’un trottant devant, et l’autre derrière.

Après une marche de plusieurs heures dans cet ordre, on prit un chemin large et bien battu qui conduisoit à une auberge de belle apparence, où l’on s’arrêta. Sophie étoit si fatiguée, elle avoit tant souffert de sa course nocturne, surtout pendant les cinq ou six derniers milles, qu’elle ne put descendre de cheval toute seule. L’hôte qui étoit venu au-devant d’elle, s’en aperçut et lui offrit son secours. Elle l’accepta un peu étourdiment. Il semble, en vérité, que la malicieuse fortune eût résolu ce jour-là de faire rougir notre héroïne, et elle réussit mieux dans son dessein la seconde fois que la première. L’hôte l’avoit à peine reçue entre ses bras, que ses deux jambes, affoiblies par une récente attaque de goutte, lui manquèrent en même temps, et il s’étendit par terre tout de son long. Mais il eut l’adresse et la galanterie de se placer en tombant sous son charmant fardeau, de manière qu’il fut seul froissé de la chute. Sophie n’en éprouva d’autre mal qu’une violente atteinte portée à sa pudeur. Le rire malin qu’elle observa, en se relevant, sur le visage de la plupart des spectateurs, lui fit soupçonner ce qui étoit arrivé, et ce que nous tairons ici, dussions-nous tromper l’attente de certains lecteurs. Ces sortes d’accidents n’ont jamais rien eu de comique à nos yeux ; et nous ne craignons pas d’affirmer que pour aimer à en rire, il faut avoir une idée bien imparfaite de la modestie d’une jeune et belle femme.

La frayeur et la confusion, jointes à une extrême fatigue de corps et d’esprit, avoient presque épuisé les forces de Sophie. Elle entra dans l’auberge, d’un pas chancelant, appuyée sur le bras de sa femme de chambre. Dès qu’elle fut assise, elle demanda un verre d’eau, qu’Honora changea très-judicieusement en un verre de vin.

Mistress Fitz-Patrick frappée de la pâleur de sa cousine, et apprenant d’Honora qu’elle avoit passé les deux dernières nuits sans se coucher, la pressa de prendre quelque repos. Elle ignoroit encore son histoire, et le sujet de ses craintes ; mais en eût-elle été instruite, elle ne lui auroit pas donné d’autre conseil, tant la pauvre jeune personne paroissoit accablée de lassitude. Une longue marche à travers champs lui ôtoit d’ailleurs à elle-même toute appréhension d’être rattrapée par son mari.

Sophie se rendit aux instances de son amie et à celles d’Honora. Mistress Fitz-Patrick lui offrit de partager son lit, proposition que Sophie accepta avec plaisir.

La maîtresse une fois couchée, la femme de chambre se disposa à en faire autant. Elle voulut d’abord s’excuser auprès de sa compagne, de la laisser seule dans un lieu aussi affreux qu’une auberge ; mais celle-ci, qui n’avoit pas moins envie de dormir qu’Honora, l’arrêta tout court et la pria de lui accorder l’honneur de coucher avec elle. Honora répondit que tout l’honneur seroit de son côté. Après force compliments, les deux soubrettes se mirent ensemble au lit, à l’exemple de leurs maîtresses.

L’aubergiste, suivant l’usage des gens de sa profession, ne manquoit jamais de s’informer aux cochers, laquais, postillons et autres, du nom, de la condition, et de la fortune de ses hôtes. On ne sera donc pas étonné que l’air mystérieux de nos voyageuses, et surtout le parti extraordinaire qu’elles avoient pris de se coucher à dix heures du matin, eussent éveillé son attention. Dès que les guides furent entrés dans la cuisine, il commença son interrogatoire accoutumé, leur demandant qui étoient ces dames, d’où elles venoient, et où elles alloient ; mais les guides eurent beau lui raconter fidèlement tout ce qu’ils savoient, leurs réponses redoublèrent sa curiosité, au lieu de la satisfaire.

Notre hôte étoit considéré dans son canton, comme un homme d’une rare sagacité. Il passoit pour voir plus loin et plus avant dans les choses qu’aucun habitant de la paroisse, sans en excepter le ministre lui-même. Peut-être devoit-il, en grande partie, sa renommée à l’expression grave et significative de son regard, principalement lorsqu’il fumoit sa pipe, et il l’avoit sans cesse à la bouche. Ses manières contribuoient aussi à répandre l’opinion de son habileté. Il avoit dans le maintien quelque chose de sérieux, pour ne pas dire de sombre. Quand il parloit, ce qu’il faisoit rarement, il s’énonçoit toujours avec lenteur, et en peu de mots qu’il interrompoit par de fréquents hem ! ah ! oui ? bon ? et autres monosyllabes. Malgré son attention à les accompagner de gestes explicatifs, comme de signes de tête, de clignements d’yeux, ou du mouvement de son index, il laissoit d’ordinaire beaucoup à deviner à ses auditeurs. Souvent même il leur faisoit entendre qu’il en savoit infiniment plus qu’il ne jugeoit à propos d’en dire. Ce dernier artifice suffiroit seul pour expliquer la réputation dont il jouissoit ; car les hommes admirent volontiers ce qu’ils ne comprennent pas : et c’est sur cette disposition que les charlatans de tous les temps et de tous les pays ont fondé le succès de leurs impostures.

Notre grand politique tirant sa femme à l’écart, lui demanda ce qu’elle pensoit des dames qui venoient d’arriver.

« Ce que j’en pense ? répondit-elle, et que voulez-vous que j’en pense ?

— Je sais bien moi, reprit l’hôte, ce qu’il faut en penser. Les guides nous content d’étranges histoires. L’un prétend qu’elles viennent de Glocester, l’autre d’Upton, et aucun, à ce que je vois, ne peut dire où elles vont. Mais s’est-on jamais avisé de venir d’Upton ici, à travers champs, pour se rendre à Londres ? car une des femmes de chambre, avant de descendre de cheval, a demandé si cette route n’étoit pas celle de Londres. Or, en rapprochant toutes ces circonstances, j’ai jugé que ces inconnues étoient… devinez qui.

— Vous savez, mon ami, que je n’ai pas la prétention d’être aussi habile que vous.

— Voilà une bonne petite femme, dit l’hôte en lui passant la main sous le menton. Oui, je dois en convenir, vous avez toujours rendu justice à ma perspicacité. Eh bien donc, comptez là-dessus… Souvenez-vous de ce que je vous dis… comptez là-dessus. Ce sont, je gage, quelques-unes de ces femmes rebelles qui marchent, dit-on, à la suite du jeune chevalier[1], et qui ont pris un chemin détourné pour éviter l’armée du duc.

— Mon mari, vous avez mis le doigt dessus. L’une d’elles est vêtue comme une princesse, et tout le monde la prendroit pour telle. Cependant quand je considère une chose…

— Hem ! quand vous considérez ? répéta l’hôte d’un ton de dédain ; eh bien, dites-moi, je vous prie, ce que vous considérez.

— C’est qu’elle me paroît trop polie pour être une grande dame. Pendant que Betty bassinoit son lit, elle ne l’appeloit que mon enfant, ma chère, ma bonne amie ; et quand Betty a offert de lui ôter ses souliers et ses bas, elle l’a remerciée, en lui disant qu’elle ne vouloit pas lui donner cette peine.

— Bah ! cela ne signifie rien. Parce que vous avez vu quelques grandes dames dures et malhonnêtes envers leurs inférieurs, pensez-vous qu’il n’y en ait aucune qui sache se conduire poliment avec eux ? Je me connois en gens de qualité, je m’y connois, je crois. N’a-t-elle pas demandé en entrant un verre d’eau ? Une bourgeoise auroit demandé un verre de vin, n’est-il pas vrai ? Si ce n’est point une grande dame, qu’on me vende pour un sot ; et certes, celui qui m’achètera pour tel, fera un mauvais marché. Maintenant, une femme de ce rang voyageroit-elle sans laquais, à moins d’y être forcée par quelque circonstance extraordinaire ?

— En vérité, mon mari, vous en savez plus que moi, et que bien d’autres.

— Je n’ai pas de peine à le croire.

— La pauvre petite dame ! comme elle paroissoit souffrante et abattue, quand elle s’est assise sur cette chaise ! Je vous proteste que j’ai eu pitié d’elle, presque autant que si c’eût été une pauvre femme. Mais, mon mari, qu’allons-nous faire ? Si c’est une rebelle, je suppose que vous la livrerez à la justice. Cependant elle est d’une humeur si douce, si agréable… Qu’elle soit ce qu’elle voudra, je ne pourrai m’empêcher de pleurer, si j’apprends qu’elle a été pendue, ou décapitée.

— Bah ?… Mais en y réfléchissant, il n’est pas aisé de prendre un parti. Espérons qu’avant son départ, nous recevrons la nouvelle d’une bataille. Si le chevalier est vainqueur, elle pourra nous servir à la cour, et faire notre fortune.

— C’est vrai, et je souhaite de tout mon cœur qu’elle en ait le moyen. C’est une bien douce et bonne dame. J’aurois un chagrin mortel de lui causer le moindre mal.

— Bon ! voilà les femmes. Elles sont toujours prêtes à s’apitoyer. Voudriez-vous recéler des rebelles, dites ? le voudriez-vous ?

— Non, sans doute ; et quoi qu’il arrive, on ne sauroit nous blâmer de la dénoncer. Tout le monde en feroit autant à notre place. »

Tandis que l’hôte, qui n’avoit pas, comme on voit, usurpé la réputation de grand politique, débattoit cette question à part soi (car il faisoit peu de cas de l’avis de sa femme), il apprit que les rebelles, en évitant l’armée du duc de Cumberland, avoient gagné un jour de marche sur lui, et s’avançoient vers Londres. Bientôt après arriva un fameux jacobite, la figure rayonnante de joie, qui le prit par la main et s’écria : « Victoire, mon enfant ! dix mille braves François sont débarqués à Suffolk. Vive la vieille Angleterre ! dix mille François ! mon bon ami. Adieu, je cours les rejoindre. »

Ces nouvelles fixèrent l’irrésolution du prudent aubergiste. Il se décida à faire sa cour à la jeune dame, quand elle seroit levée, ne doutant pas que ce ne fût madame Jenny Cameron en personne.


  1. C’étoit le nom qu’on donnoit au prince Édouard.