Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 325-331).

CHAPITRE IX.



SUJET TRÈS-DIFFÉRENT DU PRÉCÉDENT.

Jones se rendit dans la soirée chez lady Bellaston, et il eut de nouveau avec elle un long entretien qui ne roula, ainsi que le premier, que sur des sujets fort communs ; c’est pourquoi nous nous abstiendrons d’en rapporter les détails. Il nous seroit impossible de les rendre agréables au lecteur, à moins qu’il ne fût du nombre de ceux dont la dévotion au beau sexe, comme celle des papistes à leurs saints, a besoin d’être excitée par le secours des images. Loin d’avoir envie de présenter rien de pareil aux regards du public, nous voudrions pouvoir jeter un voile sur les peintures qui salissent certaines nouvelles françoises récemment publiées, dont on nous a donné, sous le nom de traductions, de grossières copies.

Jones devenoit de plus en plus impatient de voir Sophie. Après plusieurs rendez-vous avec lady Bellaston, il comprit qu’il ne parviendroit point par elle au terme de ses vœux (car le nom seul de miss Western suffisoit pour la mettre en colère). Il lui fallut en conséquence recourir à un autre expédient. Ne doutant point que lady Bellaston ne connût la retraite de Sophie, il pensa qu’elle avoit dû mettre dans la confidence quelqu’un de ses domestiques. Partridge fut donc chargé de lier connoissance avec les gens de milady, et de chercher à pénétrer le mystère.

On ne sauroit imaginer une situation plus cruelle que celle où se trouvoit son pauvre maître. Sans parler de la difficulté de découvrir l’asile de Sophie, de la crainte de l’avoir offensée, de la résolution qu’elle avoit prise, au dire de lady Bellaston, de ne plus le revoir, et que ses précautions pour l’éviter rendoient assez vraisemblable, il avoit à lutter contre un obstacle que toute la tendresse de son amante ne pouvoit l’aider à lever ; c’étoit le danger de l’exposer au malheur d’être déshéritée, suite presque inévitable d’une union formée sans le consentement d’un père qu’il désespéroit de fléchir jamais. Ajoutez à ces divers sujets de peine le poids des nombreuses obligations que lui avoit imposées lady Bellaston ; car il nous est impossible de dissimuler plus long-temps sa violente passion pour lui. Grace à ses largesses, Jones se distinguoit par l’élégance et la richesse de ses habits. Ce n’étoit plus ce malheureux jeune homme exposé aux risibles embarras où nous l’avons vu naguère. Il nageoit maintenant dans une abondance qu’il n’avoit point connue jusqu’alors.

On voit beaucoup d’hommes assez peu délicats pour jouir du bien d’une femme, sans la payer d’aucun retour ; mais quiconque ne mérite pas la potence doit trouver, ce nous semble, bien pénible de ne pouvoir offrir en échange d’un brûlant amour, qu’une froide reconnoissance. Ce tourment devient encore plus rude, lorsque l’ame est dominée par une inclination contraire. Telle étoit la position de Jones. Le sentiment vertueux qui l’attachoit à Sophie laissoit peu de place dans son cœur pour une autre affection ; et quand ce sentiment n’eût point existé, jamais son ardeur n’auroit pu égaler celle de sa généreuse maîtresse.

Lady Bellaston, dans son printemps, avoit été fort attrayante ; mais elle entroit pour le moins dans l’automne de la vie. En vain tâchoit-elle de rappeler, par sa parure et par ses manières, les agréments de la jeunesse ; en vain s’étudioit-elle à entretenir les roses de son teint. Ces roses, comme celles que l’art force d’éclore hors de saison, n’avoient ni l’éclat, ni la fraîcheur dont la simple nature embellit ses productions spontanées. Au désavantage de l’âge, elle joignoit d’ailleurs une petite imperfection qui rend certaines fleurs, quoique très-belles à la vue, peu propres à flatter un autre sens.

Si Jones ne pouvoit fermer les yeux sur ces fâcheux inconvénients, il voyoit d’un autre côté l’étendue des obligations qu’il avoit contractées envers lady Bellaston. Les libéralités de cette dame étoient évidemment la preuve d’une vive passion. Pour peu qu’il n’y répondît point, elle le jugeroit ingrat, et ce qu’il y auroit de pis, lui-même croiroit l’être. Il n’ignoroit pas la condition tacite des bienfaits dont elle le combloit. Si la nécessité le contraignoit de les accepter, l’honneur l’obligeoit à en acquitter le prix. Il s’y détermina donc, quelque malheur qu’il pût lui en arriver ; et, guidé par ce grand principe de justice qui, en certains pays, condamne un débiteur insolvable à devenir l’esclave de son créancier, il résolut de se dévouer tout entier à lady Bellaston.

Au moment où il prenoit ce parti, il reçut d’elle le billet suivant :

« Un incident aussi désagréable que ridicule survenu depuis notre dernière entrevue, ne me permet plus de vous recevoir au lieu accoutumé de nos rendez-vous. J’espère en trouver un autre pour demain. En attendant, adieu. »

On peut croire que Jones fut médiocrement fâché de ce contre-temps. Au reste, s’il en éprouva quelque chagrin, il en fut bientôt consolé ; car, moins d’une heure après, il reçut un second billet de la même main, ainsi conçu :

« J’ai changé d’avis depuis que je vous ai écrit. Si vous n’êtes pas étranger à la plus tendre des passions, ce changement ne vous surprendra point. Je suis décidée à vous voir ce soir chez moi, quelles qu’en puissent être les conséquences. Venez à sept heures précises. Je dîne en ville ; mais je serai de retour à l’heure que je vous marque. Quand on aime sincèrement, un jour, je le vois, paroît plus long que je ne l’aurois imaginé.

« P. S. Si par hasard vous arriviez un peu avant moi, vous vous feriez conduire au salon. »

À dire vrai, Jones fut moins content du second billet que du premier. Le rendez-vous que lui donnoit lady Bellaston le forçoit de manquer de parole à son ami Nightingale, avec qui il devoit aller ce soir-là à la comédie, où l’on jouoit une pièce nouvelle qu’une forte cabale se proposoit de siffler, en haine de l’auteur auquel s’intéressoit une des connoissances de Nightingale. Jones, nous rougissons de l’avouer, auroit préféré de bon cœur ce divertissement à l’obligeante entrevue qu’on lui destinoit ; mais il fit à l’honneur le sacrifice de son plaisir.

Avant de le suivre au rendez-vous marqué, il est à propos de donner l’explication des billets précédents : autrement le lecteur pourroit s’étonner que lady Bellaston eût l’imprudence d’introduire Tom Jones dans le lieu même où étoit sa rivale.

On saura donc que la maîtresse de la maison où nos amants s’étoient vus jusque-là, avoit reçu pendant plusieurs années une pension de lady Bellaston, pour la servir dans ses intrigues galantes. Cette honnête personne, transformée tout à coup en sévère méthodiste, étoit venue la trouver le matin, et après lui avoir fait de sérieuses remontrances sur sa conduite passée, elle lui avoit déclaré en termes formels qu’elle ne vouloit plus désormais, sous aucun prétexte, se mêler de ses affaires.

Le trouble où cette résolution imprévue jeta lady Bellaston, lui ôta d’abord la faculté d’imaginer un autre moyen de voir Jones dans la soirée ; mais lorsqu’elle fut plus calme et capable de réflexion, il lui vint à l’esprit l’heureuse idée d’envoyer Sophie à la comédie. La proposition faite et acceptée, elle trouva sur-le-champ une femme de confiance pour l’y accompagner. S’étant ensuite débarrassée par le même stratagème d’Etoff et d’Honora, elle demeura libre de recevoir en toute sûreté son amant, et d’avoir avec lui un entretien non interrompu de deux ou trois heures, à son retour du dîner qu’elle avoit accepté la veille dans un quartier éloigné, près du lieu de ses premiers rendez-vous, avant de connoître le changement survenu dans les sentiments et dans les principes de son ancienne confidente.