Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 10

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 331-336).

CHAPITRE X.



QUI MALGRÉ SA BRIÉVETÉ, POURRA FAIRE COULER
QUELQUES LARMES.

Jones étoit habillé, et n’attendoit plus que l’heure indiquée pour se rendre chez lady Bellaston, quand mistress Miller vint le prier instamment de prendre le thé avec elle. Il accepta son invitation, et descendit aussitôt. Dès qu’il fut entré dans le salon : « Monsieur, lui dit mistress Miller en lui présentant un étranger, voici mon cousin qui vous a tant d’obligation, et qui veut vous en témoigner sa reconnoissance. »

L’étranger avoit à peine eu le temps d’ajouter un mot au compliment de mistress Miller, que Jones et lui se regardèrent fixement, et montrèrent à la fois une extrême surprise. Le dernier sentit tout-à-coup la parole expirer sur ses lèvres, et prêt à tomber en défaillance : « C’est lui, dit-il, je n’en saurois douter, c’est lui-même ! »

— Bon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ? s’écria mistress Miller. Vous ne vous trouvez pas mal, j’espère, mon cousin ? Vite ! de l’eau fraîche ! des sels !

— Rassurez-vous, madame, reprit Jones ; je ne suis guère moins saisi que votre cousin. Cette rencontre imprévue nous surprend tous deux également. Votre cousin, mistress Miller, est un de mes amis.

— Un ami, ô ciel ! » s’écria Anderson, car c’étoit lui-même.

« Oui, un ami, répéta Jones, et un ami dont je m’honore. Si jamais je cesse d’aimer et d’estimer l’homme qui ose tout risquer pour préserver d’une mort imminente sa femme et ses enfants, puissé-je être méconnu de mes amis dans l’adversité !

— Oh ! vous êtes un excellent jeune homme, dit mistress Miller. Oui, en effet, le pauvre malheureux a tout risqué. Sans la force de sa constitution, il auroit succombé sous le poids de ses maux. »

« Ma cousine, s’écria Anderson, qui avoit repris ses sens, voici l’ange du ciel dont je vous ai parlé ; c’est à sa générosité que j’ai dû, avant votre visite, la conservation de ma chère Peggy. Sa main bienfaisante m’a fourni tous les secours que je lui ai procurés. C’est le plus digne, le plus brave, le plus noble des hommes. Ah ! ma cousine, je lui ai des obligations d’une telle nature…

— Ne parlez point d’obligations, reprit Jones avec vivacité, n’en dites pas un mot, je l’exige, pas un seul mot. (Il vouloit, sans doute, lui imposer silence sur la tentative de vol.) Si la bagatelle que je vous ai offerte a sauvé une famille entière, jamais plaisir ne fut acheté à si bon marché.

— Ô monsieur ! personne au monde n’a plus de droits que vous au plaisir dont vous parlez. Je voudrois que vous vissiez à présent ma petite famille. Ma cousine vous a dit dans quelle misère nous étions plongés. Votre bonté nous a tirés de cet abîme. Mes enfants ont maintenant un lit pour se coucher… Ils ont… Dieu vous en récompense !… ils ont du pain à manger. Mon petit garçon est rétabli, ma femme est hors de danger, et je suis heureux. Tout cela est votre ouvrage, monsieur, et celui de mon excellente cousine. Daignez encore y ajouter la faveur d’une visite sous mon humble toit… Il faut que ma femme vous voie et vous remercie… Il faut que mes enfants vous témoignent leur reconnoissance. Ils sont vivement touchés de ce que vous avez fait pour eux ; mais quelle émotion n’éprouvé-je pas moi-même, quand je pense à qui je dois leur salut !… Ô monsieur, ces jeunes cœurs que vous avez réchauffés, seroient maintenant, sans vous, aussi froids que le marbre. »

Ici Jones voulut empêcher Anderson de poursuivre ; mais c’étoit une précaution superflue. L’attendrissement du pauvre homme avoit suffi pour lui fermer la bouche. Mistress Miller prit à son tour la parole. Elle prodigua mille remercîments à Jones, tant en son nom qu’en celui de son cousin, et finit par lui dire qu’elle ne doutoit pas qu’il ne fût un jour dignement récompensé de sa généreuse conduite.

« Je le suis déjà autant que je puis le souhaiter, répondit-il. Le récit de votre cousin m’a causé la plus agréable sensation que j’aie connue de ma vie. Il faudroit être un barbare pour entendre de sang-froid sa touchante histoire. Qu’il m’est doux d’avoir eu le bonheur d’y jouer un rôle utile ! S’il existe des hommes insensibles au plaisir de secourir leurs semblables, je les plains. Ils sont privés d’une jouissance bien supérieure à toutes celles que procurent l’ambition, l’avarice et la volupté. »

L’heure du rendez-vous étant arrivée, Jones fut forcé de partir à la hâte. Il serra cordialement la main d’Anderson, témoigna le désir de le revoir le plus tôt possible, et promit de saisir lui-même la première occasion de lui faire une visite. Il monta ensuite dans sa chaise et se rendit chez lady Bellaston, ravi du bonheur qu’il avoit procuré à une pauvre famille. Il ne put penser sans frémir au coup affreux dont elle auroit été frappée, si, lorsque Anderson l’attaqua sur la grande route, il eût fermé son cœur à la pitié, pour n’écouter que la voix de la justice.

Mistress Miller, pendant toute la soirée, ne tarit point sur les louanges de Jones. Anderson se joignit à elle, et avec tant de chaleur, qu’il fut plus d’une fois sur le point de découvrir le mystère du vol. Heureusement il évita une indiscrétion dangereuse. Il connoissoit la délicatesse de mistress Miller, et la sévérité de ses principes. Il savoit aussi que la bonne femme aimoit assez à babiller. Cependant la reconnoissance faillit l’emporter sur la prudence et sur la honte. Peu s’en fallut que dans la crainte d’omettre une circonstance si honorable pour son bienfaiteur, il ne révélât une action qui l’auroit couvert lui-même d’opprobre.