Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 12

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 166-178).

CHAPITRE XII.



DÎNER DES OFFICIERS.

Le lieutenant dont nous venons de parler, étoit un homme d’environ soixante ans. Entré fort jeune au service, il s’étoit trouvé en qualité d’enseigne au combat de Taniers ; il y avoit reçu deux blessures, et signalé son courage par des actions si brillantes, que le duc de Marlborough l’avoit nommé lieutenant sur le champ de bataille.

Il languissoit dans le même grade depuis cette époque, c’est-à-dire depuis environ quarante ans. Durant ce long intervalle de temps, il avoit vu une infinité d’officiers avancer à ses dépens, et il éprouvoit maintenant la mortification d’être commandé par des enfants, dont les pères étoient en nourrice, à son début dans la carrière.

Sa mauvaise fortune ne venoit pas seulement du manque de protections. Il avoit eu le malheur de déplaire à son colonel, qui étoit resté nombre d’années à la tête du régiment. Ce n’est pas qu’il se fût attiré sa malveillance par des torts personnels, ou par quelque négligence dans le service. L’inconséquence de sa femme en étoit l’unique cause. Elle avoit une grande beauté, elle aimoit beaucoup son mari ; et malgré toute sa tendresse pour lui, elle n’avoit pu se résoudre à acheter son avancement, au prix de certaines conditions, que le colonel exigeoit d’elle.

Le pauvre homme étoit d’autant plus à plaindre, qu’en ressentant les effets de la haine de son chef, il ne soupçonnoit même pas qu’il eût en lui un ennemi : et comment l’auroit-il deviné, puisqu’il étoit sûr de ne l’avoir jamais offensé ? Sa femme, par prudence, évitoit de l’éclairer. Elle connoissoit la délicatesse du lieutenant sur le point d’honneur, et se contentoit de conserver sa vertu intacte, sans chercher à en tirer vanité.

Ce malheureux officier (on peut bien l’appeler ainsi), avoit, indépendamment de son mérite militaire, d’excellentes qualités. Il étoit bon, honnête, religieux, et s’étoit concilié, par la sagesse de sa conduite, l’estime et l’affection, non-seulement de sa compagnie, mais de tout le régiment.

Au nombre des officiers du détachement, se trouvoit un lieutenant françois qui avoit passé hors de France assez de temps pour oublier sa propre langue, et trop peu en Angleterre pour apprendre celle du pays : de sorte qu’à bien dire, il n’en parloit aucune, et pouvoit à peine se faire entendre dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. Il y avoit aussi deux enseignes, encore très-jeunes, l’un sorti de l’étude d’un procureur, l’autre fils de la femme du sommelier d’un grand seigneur.

Après le dîner, Jones entretint les convives de la gaîté qui avoit régné parmi les soldats, pendant la route. « Cependant, ajouta-t-il, malgré leurs bruyants propos, j’oserois parier qu’en présence de l’ennemi, ils se conduiront en Grecs, plutôt qu’en Troyens.

— Les Grecs ! les Troyens ! dit un des enseignes, qui diable sont ces gens-là ? Je connois de nom toutes les troupes de l’Europe, et n’ai jamais ouï parler d’eux.

— Monsieur Northerton, repartit le lieutenant, n’affectez pas une fausse ignorance. Vous avez entendu parler, je suppose, des Grecs et des Troyens, quoique vous n’ayez peut-être point lu l’Homère de Pope, qui, je m’en souviens, maintenant que monsieur en parle, compare le bruit des Troyens dans leur marche au cri des oies, et fait un grand éloge du silence des Grecs. Sur mon honneur, l’observation du jeune volontaire est parfaitement juste.

— Pardieu ! moi me souvenir d’eux à merveille, dit le lieutenant françois. Moi ai lu eux à l’école dans madame Daciere. Les Grecs, les Troyens, ils se battoient pour une femme, je crois… Oui, oui, moi avoir lu tout ça.

— Au diable Homo[1] ! s’écria Northerton, j’ai encore sur le derrière la marque des coups qu’il m’a valus. Le nommé Thomas, de notre régiment, en porte toujours un dans sa poche. Dieu me damne, si je l’attrape, je le brûle. Il y a encore un certain Corderius, autre chien de bouquin, à qui j’ai dû plus d’une fessée.

— Vous avez donc été à l’école, monsieur Northerton ? dit le lieutenant.

— Oui, Dieu me damne, j’y ai été, et que le diable emporte mon père pour m’y avoir envoyé. Le vieux radoteur vouloit faire de moi un homme d’église. Mais Dieu me damne, dis-je en moi-même, je l’attraperai bien. Croit-il que j’aurai la sottise de me farcir la tête de grec et de latin ? Jacques Olivier, de notre régiment, l’a aussi échappé belle. On le destinoit au même métier, et c’eût été grand dommage ; car Dieu me damne, s’il y a au monde un plus joli garçon. Le fin matois s’en tira encore mieux que moi. Il ne sait ni lire, ni écrire.

— Vous faites là, répliqua le lieutenant, un bel éloge de votre ami, et un éloge, j’ose le dire, bien mérité. Mais, je vous prie, Northerton, quittez cette sotte et détestable habitude de jurer à tout propos. Vous vous trompez fort si vous croyez qu’elle soit une preuve d’esprit, ou de bon goût. Je vous conseille en outre de ne point vous permettre d’invectives contre le clergé. Rien ne peut justifier des réflexions et des épithètes injurieuses pour un corps entier de la société, surtout pour un corps respectable par le ministère qu’il exerce. Injurier le clergé, c’est injurier son saint ministère ; et je vous laisse à juger combien une pareille conduite est répréhensible, dans des hommes qui vont combattre pour la défense de la religion protestante. »

M. Adderly, ainsi se nommoit l’autre enseigne, s’étoit amusé jusque-là à battre du pied la mesure d’un air qu’il fredonnoit, sans paroître écouter la conversation. Il y prit part en ce moment. « Oh ! monsieur, dit-il, on ne parle pas de religion à la guerre.

— Bravo, Jacques ! s’écria Northerton, s’il ne s’agissoit que de la religion, je laisserois les prêtres vider eux-mêmes leur querelle.

— Je ne sais, messieurs, dit Jones, quelle est votre opinion. Quant à moi, je pense qu’on ne peut servir une plus noble cause que celle de sa religion. Dans le peu d’histoire que j’ai lu, j’ai observé que le zèle religieux a toujours été le plus puissant aiguillon du courage. Je me pique de ne le céder à personne en amour pour mon roi et pour mon pays ; et cependant l’intérêt de la religion protestante n’est pas le moindre motif qui m’excite à prendre les armes. »

Northerton fit un signe à Adderly et lui souffla à l’oreille : « Ferme, Adderly, allons ferme. » Puis se tournant vers Jones : « Monsieur, dit-il, je suis charmé que vous ayez choisi notre régiment pour y servir comme volontaire. Si notre aumônier vient à boire un coup de trop, vous me paroissez très-capable de le remplacer. Monsieur a sans doute étudié à l’université ? Oserois-je lui demander dans quel collége ?

— Monsieur, répondit Jones, loin d’avoir étudié à l’université, j’ai sur vous un avantage, c’est de n’avoir jamais été à l’école.

— Je m’en serois douté à votre profonde érudition, répartit l’enseigne.

— Oh ! monsieur, répliqua Jones, il est aussi possible de savoir quelque chose, sans avoir été à l’école, que d’avoir été à l’école, et de ne rien savoir.

— Bien répondu, jeune homme, dit le lieutenant. Ma foi, Northerton, vous avez eu tort de vous frotter à lui, il est trop fort pour vous. »

Northerton goûta peu la réponse ironique de Jones ; mais il ne jugea point qu’elle méritât une insulte directe, telle qu’un soufflet, seul genre de répartie qui s’offrît à son esprit. Il garda donc le silence pour le moment, résolu de saisir la première occasion de prendre sa revanche.

Quand ce vint au tour de Jones de porter un toast, il ne put s’empêcher de nommer sa chère Sophie. Il balança d’autant moins à le faire, qu’il croyoit impossible qu’aucun des convives devinât l’objet de sa pensée ; mais le lieutenant, comme président des toasts, ne se contenta pas du nom de baptême : il voulut savoir aussi le nom de famille. Jones hésita un peu, puis il nomma miss Sophie Western.

L’enseigne Northerton déclara aussitôt qu’il ne joindroit pas cette santé à celle de sa maîtresse, à moins que quelqu’un ne se rendît caution de la dame. « J’ai connu, dit-il, une Sophie Western, qui a honoré de ses faveurs la moitié des jeunes gens de Bath. Peut-être est-ce la même personne. »

Jones l’assura solennellement du contraire, et protesta que la jeune dame qu’il avoit nommée, n’étoit pas moins distinguée par sa naissance que par sa fortune.

« Oui, oui, dit l’enseigne, c’est elle, Dieu me damne, c’est elle-même. Gageons six bouteilles de vin de Bourgogne, que Tom French, de notre régiment, nous l’amène à la première taverne de Bridge-Street. » Il fit alors son portrait, et le fit très-ressemblant ; car il l’avoit vue avec sa tante à Bath. Il finit par dire, que son père possédoit une terre considérable dans le comté de Somerset.

La tendresse d’un amant s’indigne de la moindre atteinte portée à l’honneur de sa maîtresse. Jones, néanmoins, quoiqu’il ne manquât assurément ni d’amour, ni de courage, ne repoussa pas la calomnie avec autant de promptitude peut-être qu’il auroit dû le faire. Peu accoutumé à cette espèce de plaisanterie, il ne la saisit pas sur-le-champ. Pendant quelques moments, il s’imagina que Northerton avoit pris une autre femme pour sa maîtresse ; mais bientôt revenu de son incertitude : « Monsieur, lui dit-il d’un air courroucé, choisissez, je vous prie, un autre sujet de badinage : car je ne suis pas d’humeur à souffrir des plaisanteries sur le compte de cette jeune dame.

— Des plaisanteries ! répéta l’enseigne, Dieu me damne, si j’ai jamais parlé plus sérieusement de ma vie. Tom French de notre régiment, a eu à Bath et la nièce et la tante.

— Eh bien ! dit Jones, je vous déclare aussi sérieusement, que vous êtes le plus impudent menteur qu’il y ait au monde. »

Il eut à peine proféré ces mots, que l’enseigne lui lança à la tête, avec mille malédictions, une bouteille pleine, qui l’atteignit un peu au-dessous de la tempe, et l’étendit sur le carreau.

Quand le vainqueur vit son adversaire privé de mouvement et baigné dans son sang, il voulut quitter le champ de bataille, où il n’y avoit plus pour lui de gloire à acquérir ; mais le lieutenant se plaça en travers de la porte, et lui coupa la retraite. Northerton le supplia de le laisser sortir, lui représentant le danger qu’il couroit, s’il ne parvenoit point à s’échapper. « D’honneur, monsieur, s’écria-t-il, pouvois-je faire moins ? Ce que j’ai dit n’étoit qu’une plaisanterie. Jamais de ma vie, je n’ai ouï mal parler de miss Western.

— Vous n’en avez jamais ouï mal parler ? reprit le lieutenant, eh bien ! vous méritez vingt fois d’être pendu, pour une pareille plaisanterie, et pour l’espèce d’armes dont vous avez fait usage. Vous êtes mon prisonnier, monsieur, et vous ne sortirez d’ici que sous bonne escorte. »

Tel étoit l’ascendant du lieutenant sur l’enseigne, que ce vaillant champion qui venoit d’étendre par terre notre pauvre héros, auroit à peine osé tirer l’épée contre son chef, quand il en auroit eu une à son côté ; mais l’officier françois, dès le commencement de la querelle, s’étoit emparé de toutes les armes, suspendues à la muraille. Ainsi M. Northerton fut obligé d’attendre l’issue de l’affaire.

L’officier françois et M. Adderly, à la prière du lieutenant, relevèrent le blessé. Voyant qu’il ne donnoit presque plus aucun signe de vie, ils le remirent par terre. Adderly l’envoya au diable, pour avoir taché de sang son habit, et le François déclara, dans son baragouin, qu’il ne vouloit pas mettre la main sur un Anglois mort, parce qu’il avoit ouï dire que la loi du pays condamnoit à être pendu, le dernier qui le touchoit.

Le bon lieutenant, en même temps qu’il s’empara de la porte, tira le cordon de la sonnette. Le garçon vint ; il l’envoya chercher un piquet de fusiliers et un chirurgien. Cet ordre, et le récit que fit le garçon de ce qu’il avoit vu, amenèrent bientôt, non-seulement les soldats, mais l’hôte, l’hôtesse, les valets, et tous les étrangers qui se trouvoient dans l’auberge.

Pour rendre chaque particularité de la scène suivante et les propos des divers interlocuteurs, il nous faudroit quarante plumes, et la faculté de les mouvoir toutes ensemble, aussi vite que la parole. Le lecteur voudra donc bien se contenter des circonstances les plus remarquables, et peut-être nous saura-t-il gré d’avoir supprimé le reste.

On commença par se saisir de M. Northerton. Six hommes, avec un caporal à leur tête, l’enlevèrent d’un lieu qu’il avoit grande envie de quitter, pour le conduire dans un autre où il ne se soucioit guère d’aller. Or, admirez les étranges caprices de l’ambition. Le jeune enseigne eut à peine obtenu le triomphe dont on a parlé, qu’il se seroit estimé fort heureux d’être caché dans quelque coin du monde, où le bruit de sa gloire ne fût point parvenu.

Nous sommes surpris, et le lecteur pourra l’être aussi, que le digne et bon lieutenant ait plutôt songé à s’assurer de l’agresseur, qu’à secourir le blessé. Nous faisons ici cette remarque, moins avec la prétention d’expliquer une conduite si singulière, que pour empêcher les critiques de la faire un jour, et d’en tirer vanité, comme d’une découverte. Il est bon d’apprendre à ces messieurs, que nous sommes aussi capable qu’eux d’observer ce qu’il y a de bizarre dans les caractères ; mais notre devoir se borne à rapporter les faits tels qu’ils sont ; et quand nous l’avons rempli, c’est au lecteur habile et pénétrant à consulter le livre original de la nature, d’où nous empruntons tous les traits de notre ouvrage, sans nous astreindre à citer toujours la page qui nous sert d’autorité.

Les spectateurs se comportèrent autrement que le lieutenant. Ils suspendirent leur curiosité, à l’égard de l’enseigne, qu’ils se flattoient de voir bientôt dans une attitude plus propre à l’exciter. Le malheureux étendu tout sanglant sur le carreau, fut l’unique objet de leur attention et de leur intérêt. On le releva, on le plaça dans un fauteuil, où il ne tarda pas à donner des signes de vie. Dès qu’on s’en aperçut, car dans le premier moment on l’avoit cru mort, chacun se mit à proposer son ordonnance. En l’absence d’un membre de la docte faculté, tous les assistants s’érigèrent en docteurs.

La saignée fut l’avis général. Par malheur, il ne se trouvoit personne sous la main, pour faire l’opération. Tous s’écrièrent qu’il falloit aller chercher le barbier ; mais aucun ne bougeoit de sa place. On prescrivit encore, sans plus d’efficacité, différents cordiaux. Enfin l’hôte fit venir un pot de bière forte et une rôtie, disant que c’étoit le meilleur cordial de l’Angleterre.

La seule personne qui se montra secourable en cette occasion et rendit, ou parut rendre quelque service, fut l’hôtesse. Elle coupa une mèche de ses cheveux, qu’elle appliqua sur la blessure, pour arrêter le sang. Elle frotta ensuite avec la main les tempes du jeune homme, et repoussant d’un air dédaigneux le pot de bière qu’avoit demandé son mari, elle envoya sa servante chercher dans son armoire une bouteille d’eau-de-vie, dont elle fit boire un grand verre à Jones, qui venoit de reprendre ses sens.

Le chirurgien arriva sur ces entrefaites ; il examina la blessure, secoua la tête, blâma tout ce qu’on avoit fait, et ordonna qu’on mît à l’instant le blessé au lit. Nous l’y laisserons reposer quelque temps, et nous terminerons ici ce chapitre.


  1. L’enseigne estropie le nom d’Homère.Trad.