Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 8

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Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 221-224).
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CHAPITRE VIII.
de l’homme considéré comme un être sociable[1].

Le grand dessein de l’Auteur de la nature semble être de conserver chaque individu un certain temps, et de perpétuer son espèce. Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation ; et il y a des moments où il est emporté par un instinct presque aussi fort à l’accouplement et à la propagation, sans que nous puissions jamais dire comment tout cela se fait.

Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l’amour les appelle, et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits qui en naissent ; après quoi ils oublient cette famille passagère, et retournent à la férocité de leur solitude, jusqu’à ce que l’aiguillon de l’amour les force de nouveau à en sortir. D’autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors, et quelques espèces d’oiseaux ; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.

L’homme n’est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles ; mais à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu’il n’a pas dû rester longtemps dans un état entièrement sauvage.

Il suffit, pour que l’univers soit ce qu’il est aujourd’hui, qu’un homme ait été amoureux d’une femme. Le soin mutuel qu’ils auront eu l’un de l’autre, et leur amour naturel pour leurs enfants, auront bientôt éveillé leur industrie, et donné naissance au commencement grossier des arts. Deux familles auront eu besoin l’une de l’autre sitôt qu’elles auront été formées, et de ces besoins seront nées de nouvelles commodités.

L’homme n’est pas comme les autres animaux qui n’ont que l’instinct de l’amour-propre et celui de l’accouplement ; non-seulement il a cet amour-propre nécessaire pour sa conservation, mais il a aussi, pour son espèce, une bienveillance naturelle qui ne se remarque point dans les bêtes.

Qu’une chienne voie en passant un chien de la même mère déchiré en mille pièces et tout sanglant, elle en prendra un morceau sans concevoir la moindre pitié, et continuera son chemin ; et cependant cette même chienne défendra son petit, et mourra en combattant plutôt que de souffrir qu’on le lui enlève.

Au contraire, que l’homme le plus sauvage voie un joli enfant prêt d’être dévoré par quelque animal, il sentira malgré lui une inquiétude, une anxiété que la pitié fait naître, et un désir d’aller à son secours. Il est vrai que ce sentiment de pitié et de bienveillance est souvent étouffé par la fureur de l’amour-propre : aussi la nature sage ne devait pas nous donner plus d’amour pour les autres que pour nous-mêmes ; c’est déjà beaucoup que nous ayons cette bienveillance qui nous dispose à l’union avec les hommes.

Mais cette bienveillance serait encore un faible secours pour nous faire vivre en société ; elle n’aurait jamais pu servir à fonder de grands empires et des villes florissantes, si nous n’avions pas eu de grandes passions.

Ces passions, dont l’abus fait à la vérité tant de mal, sont en effet la principale cause de l’ordre que nous voyons aujourd’hui sur la terre. L’orgueil est surtout le principal instrument avec lequel on a bâti ce bel édifice de la société. À peine les besoins eurent rassemblé quelques hommes que les plus adroits d’entre eux s’aperçurent que tous ces hommes étaient nés avec un orgueil indomptable aussi bien qu’avec un penchant invincible pour le bien-être.

Il ne fut pas difficile de leur persuader que, s’ils faisaient pour le bien commun de la société quelque chose qui leur coûtât un peu de leur bien-être, leur orgueil en serait amplement dédommagé.

On distingua donc de bonne heure les hommes en deux classes : la première, des hommes divins qui sacrifient leur amour-propre au bien public ; la seconde, des misérables qui n’aiment qu’eux-mêmes : tout le monde voulut et veut être encore de la première classe, quoique tout le monde soit dans le fond du cœur de la seconde ; et les hommes les plus lâches et les plus abandonnés à leurs propres désirs crièrent plus haut que les autres qu’il fallait tout immoler au bien public. L’envie de commander, qui est une des branches de l’orgueil, et qui se remarque aussi visiblement dans un pédant de collège et dans un bailli de village que dans un pape et dans un empereur, excita encore puissamment l’industrie humaine pour amener les hommes à obéir à d’autres hommes : il fallut leur faire connaître clairement qu’on en savait plus qu’eux, et qu’on leur serait utile.

Il fallut surtout se servir de leur avarice pour acheter leur obéissance. On ne pouvait leur donner beaucoup sans avoir beaucoup, et cette fureur d’acquérir les biens de la terre ajoutait tous les jours de nouveaux progrès à tous les arts.

Cette machine n’eût pas encore été loin sans le secours de l’envie, passion très-naturelle que les hommes déguisent toujours sous le nom d’émulation. Cette envie réveilla la paresse et aiguisa le génie de quiconque vit son voisin puissant et heureux. ainsi, de proche en proche, les passions seules réunirent les hommes, et tirèrent du sein de la terre tous les arts et tous les plaisirs. C’est avec ce ressort que Dieu, appelé par Platon l’éternel géomètre, et que j’appelle ici l’éternel machiniste, a animé et embelli la nature : les passions sont les roues qui font aller toutes les machines.

Les raisonneurs de nos jours[2], qui veulent établir la chimère que l’homme était né sans passions, et qu’il n’en a eu que pour avoir désobéi à Dieu, auraient aussi bien fait de dire que l’homme était d’abord une belle statue que Dieu avait formée, et que cette statue fut depuis animée par le diable.

L’amour-propre et toutes ses branches sont aussi nécessaires à l’homme que le sang qui coule dans ses veines ; et ceux qui veulent lui ôter ses passions, parce qu’elles sont dangereuses, ressemblent à celui qui voudrait ôter à un homme tout son sang, parce qu’il peut tomber en apoplexie.

Que dirions-nous de celui qui prétendrait que les vents sont une invention du diable, parce qu’ils submergent quelques vaisseaux, et qui ne songerait pas que c’est un bienfait de Dieu par lequel le commerce réunit tous les endroits de la terre que des mers immenses divisent ? Il est donc très-clair que c’est à nos passions et à nos besoins que nous devons cet ordre et ces inventions utiles dont nous avons enrichi l’univers ; et il est très-vraisemblable que Dieu ne nous a donné ces besoins, ces passions, qu’afin que notre industrie les tournât à notre avantage. Que si beaucoup d’hommes en ont abusé, ce n’est pas à nous à nous plaindre d’un bienfait dont on a fait un mauvais usage. Dieu a daigné mettre sur la terre mille nourritures délicieuses pour l’homme : la gourmandise de ceux qui ont tourné cette nourriture en poison mortel pour eux ne peut servir de reproche contre la Providence.

  1. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Homme, tome XIX, page 373.
  2. Les jansénistes.