Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 9

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Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 224-230).
CHAPITRE IX.
de la vertu et du vice.

Pour qu’une société subsistât, il fallait des lois, comme il faut des règles à chaque jeu. La plupart de ces lois semblent arbitraires : elles dépendent des intérêts, des passions, et des opinions de ceux qui les ont inventées, et de la nature du climat où les hommes se sont assemblés en société. Dans un pays chaud, où le vin rendrait furieux, on a jugé à propos de faire un crime d’en boire ; en d’autres climats plus froids, il y a de l’honneur à s’enivrer. Ici un homme doit se contenter d’une femme ; là il lui est permis d’en avoir autant qu’il peut en nourrir. Dans un autre pays, les pères et les mères supplient les étrangers de vouloir bien coucher avec leurs filles ; partout ailleurs, une fille qui s’est livrée à un homme est déshonorée. À Sparte on encourageait l’adultère ; à Athènes il était puni de mort. Chez les Romains, les pères eurent droit de vie et de mort sur leurs enfants. En Normandie, un père ne peut ôter seulement une obole de son bien au fils le plus désobéissant. Le nom de roi est sacré chez beaucoup de nations, et en abomination dans d’autres.

Mais tous ces peuples, qui se conduisent si différemment, se réunissent tous en ce point, qu’ils appellent vertueux ; ce qui est conforme aux lois qu’ils ont établies, et criminel ce qui leur est contraire. Ainsi, un homme qui s’opposera en Hollande au pouvoir arbitraire sera un homme très-vertueux, et celui qui voudra établir en France un gouvernement républicain sera condamné au dernier supplice. Le même juif qui à Metz[1] serait envoyé aux galères s’il avait deux femmes, en aura quatre à Constantinople, et en sera plus estimé des musulmans,

La plupart des lois se contrarient si visiblement qu’il importe assez peu par quelles lois un État se gouverne ; mais, ce qui importe beaucoup, c’est que les lois une fois établies soient exécutées, Ainsi, il n’est d’aucune conséquence qu’il y ait telles ou telles règles pour les jeux de dés et de cartes ; mais on ne pourra jouer un seul moment si l’on ne suit pas à la rigueur ces règles arbitraires dont on sera convenu[2].

La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ; et dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui sacrifie le plus au public est celui qu’on appellera le plus vertueux. Il paraît donc que les bonnes actions ne sont autre chose que les actions dont nous retirons de l’avantage, et les crimes les actions qui nous sont contraires. La vertu est l’habitude de faire de ces choses qui plaisent aux hommes, et le vice l’habitude de faire des choses qui leur déplaisent.

Quoique ce qu’on appelle vertu dans un climat soit précisément ce qu’on appelle vice dans un autre, et que la plupart des règles du bien et du mal diffèrent comme les langages et les habillements, cependant il me paraît certain qu’il y a des lois naturelles dont les hommes sont obligés de convenir par tout l’univers, malgré qu’ils en aient. Dieu n’a pas dit à la vérité aux hommes : Voici des lois que je vous donne de ma bouche, par lesquelles je veux que vous vous gouverniez ; mais il a fait dans l’homme ce qu’il a fait dans beaucoup d’autres animaux : il a donné aux abeilles un instinct puissant par lequel elles travaillent et se nourrissent ensemble, et il a donné à l’homme certains sentiments dont il ne peut jamais se défaire, et qui sont les liens éternels et les premières lois de la société dans laquelle il a prévu que les hommes vivraient. La bienveillance pour notre espèce est née, par exemple, avec nous, et agit toujours en nous, à moins qu’elle ne soit combattue par l’amour-propre, qui doit toujours l’emporter sur elle. Ainsi un homme est toujours porté à assister un autre homme quand il ne lui en coûte rien. Le sauvage le plus barbare, revenant du carnage et dégouttant du sang des ennemis qu’il a mangés, s’attendrira à la vue des souffrances de son camarade, et lui donnera tous les secours qui dépendront de lui.

L’adultère et l’amour des garçons seront permis chez beaucoup de nations ; mais vous n’en trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole, parce que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui s’aiment, mais non entre des gens qui se feraient gloire de se tromper les uns les autres.

Le larcin était en honneur à Sparte, parce que tous les biens étaient communs ; mais, dès que vous avez établi le tien et le mien, il vous sera alors impossible de ne pas regarder le vol comme contraire à la société, et par conséquent comme injuste.

Il est si vrai que le bien de la société est la seule mesure du bien et du mal moral que nous sommes forcés de changer, selon le besoin, toutes les idées que nous nous sommes formées du juste et de l’injuste.

Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur ; mais, dans une colonie naissante où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très-bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce.

Un frère qui tue son frère est un monstre ; mais un frère qui n’aurait eu d’autres moyens de sauver sa patrie que de sacrifier son frère serait un homme divin.

Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu’il est de notre intérêt de n’être pas trompés. Nous avons attaché d’autant plus d’infamie au mensonge que, de toutes les mauvaises actions, c’est la plus facile à cacher, et celle qui coûte le moins à commettre ; mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque ! Quand il s’agit, par exemple, de sauver un ami, celui qui en ce cas dirait la vérité serait couvert d’opprobre : et nous ne mettons guère de différence entre un homme qui calomnierait un innocent et un frère qui, pouvant conserver la vie à son frère par un mensonge, aimerait mieux l’abandonner en disant vrai. La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français ; s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur[3].

Mais, me dira-t-on, ce ne sera donc que par rapport à nous qu’il y aura du crime et de la vertu, du bien et du mal moral : il n’y aura donc point de bien en soi et indépendant de l’homme ? Je demanderai à ceux qui font cette question s’il y a du froid et du chaud, du doux et de l’amer, de la bonne et de la mauvaise odeur autrement que par rapport à nous ? N’est-il pas vrai qu’un homme qui prétendrait que la chaleur existe toute seule serait un raisonneur très-ridicule ? Pourquoi donc celui qui prétend que le bien moral existe indépendamment de nous raisonnerait-il mieux ? Notre bien et notre mal physique n’ont d’existence que par rapport à nous : pourquoi notre bien et notre mal moral seraient-ils dans un autre cas ?

Les vues du Créateur, qui voulait que l’homme vécût en société, ne sont-elles pas suffisamment remplies ? S’il y avait quelque loi tombée du ciel, qui eût enseigné aux humains la volonté de Dieu bien clairement, alors le bien moral ne serait autre chose que la conformité à cette loi. Quand Dieu aura dit aux hommes : « Je veux qu’il y ait tant de royaumes sur la terre, et pas une république. Je veux que les cadets aient tout le bien des pères, et qu’on punisse de mort quiconque mangera des dindons ou du cochon » ; alors ces lois deviendront certainement la règle immuable du bien et du mal. Mais comme Dieu n’a pas daigné, que je sache, se mêler ainsi de notre conduite, il faut nous en tenir aux présents qu’il nous a faits. Ces présents sont la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société.

Bien des gens sont prêts ici à me dire : Si je trouve mon bien-être à déranger votre société, à tuer, à voler, à calomnier, je ne serai donc retenu par rien, et je pourrai m’abandonner sans scrupule à toutes mes passions ! Je n’ai autre chose à dire à ces gens-là, sinon que probablement ils seront pendus, ainsi que je ferai tuer les loups qui voudront enlever mes moutons ; c’est précisément pour eux que les lois sont faites, comme les tuiles ont été inventées contre la grêle et contre la pluie.

À l’égard des princes qui ont la force en main, et qui en abusent pour désoler le monde, qui envoient à la mort une partie des hommes et réduisent l’autre à la misère, c’est la faute des hommes s’ils souffrent ces ravages abominables, que souvent même ils honorent du nom de vertu : ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes, aux mauvaises lois qu’ils ont faites, ou au peu de courage qui les empêche de faire exécuter de bonnes lois.

Tous ces princes qui ont fait tant de mal aux hommes sont les premiers à crier que Dieu a donné des règles du bien et du mal. Il n’y a aucun de ces fléaux de la terre qui ne fasse des actes solennels de religion ; et je ne vois pas qu’on gagne beaucoup à avoir de pareilles règles. C’est un malheur attaché à l’humanité que, malgré toute l’envie que nous avons de nous conserver, nous nous détruisons mutuellement avec fureur et avec folie. Presque tous les animaux se mangent les uns les autres, et dans l’espèce humaine les mâles s’exterminent par la guerre. Il semble encore que Dieu ait prévu cette calamité en faisant naître parmi nous plus de mâles que de femelles : en effet, les peuples qui semblent avoir songé de plus près aux intérêts de l’humanité, et qui tiennent des registres exacts des naissances et des morts, se sont aperçus que, l’un portant l’autre, il naît tous les ans un douzième de mâles plus que de femelles.

De tout ceci il sera aisé de voir qu’il est très-vraisemblable que tous ces meurtres et ces brigandages sont funestes à la société, sans intéresser en rien la Divinité. Dieu a mis les hommes et les animaux sur la terre : c’est à eux de s’y conduire de leur mieux. Malheur aux mouches qui tombent dans les filets de l’araignée ; malheur au taureau qui sera attaqué par un lion, et aux moutons qui seront rencontrés par les loups ! Mais si un mouton allait dire à un loup : Tu manques au bien moral, et Dieu te punira ; le loup lui répondrait : Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non. Tout ce que le mouton avait de mieux à faire, c’était de ne pas s’écarter du berger et du chien qui pouvait le défendre.

Plût au ciel qu’en effet un Être suprême nous eût donné des lois, et nous eût proposé des peines et des récompenses ! qu’il nous eût dit : Ceci est vice en soi, ceci est vertu en soi. Mais nous sommes si loin d’avoir des règles du bien et du mal que, de tous ceux qui ont osé donner des lois aux hommes de la part de Dieu, il n’y en a pas un qui ait donné la dix millième partie des règles dont nous avons besoin dans la conduite de la vie.

Si quelqu’un infère de tout ceci qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner sans réserve à toutes les fureurs de ses désirs effrénés, et que, n’y ayant en soi ni vertu ni vice, il peut tout faire impunément, il faut d’abord que cet homme voie s’il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service ; encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l’ennemi du genre humain. Mais si cet homme n’est qu’un simple particulier, pour peu qu’il ait de raison il verra qu’il a choisi un très-mauvais parti, et qu’il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les hommes contre les ennemis de la société, soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d’ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu’un méchant homme ne soit pas reconnu ; et dès qu’il est seulement soupçonné, il doit s’apercevoir qu’il est l’objet du mépris et de l’horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d’un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent ; être méprisé de ceux avec qui l’on vit est une chose que personne n’a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C’est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes ; c’est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu’il est visiblement de son intérêt d’être honnête homme. La connaissance qu’il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu’il n’y a en soi ni vertu ni vice ne l’empêchera jamais d’être bon citoyen, et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu’on baptise du nom d’incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire ici une liste de tous les grands hommes de l’antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle, Locke, Spinosa, milord Shaftesbury, Collins, etc., étaient des hommes d’une vertu rigide ; et ce n’est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs vertus, c’était le goût de la vertu même. Un esprit droit est honnête homme par la même raison que celui qui n’a point le goût dépravé préfère d’excellent vin de Nuits à du vin de Brie, et des perdrix du Mans à de la chair de cheval. Une saine éducation perpétue ces sentiments chez tous les hommes, et de là est venu ce sentiment universel qu’on appelle honneur, dont les plus corrompus ne peuvent se défaire, et qui est le pivot de la société. Ceux qui auraient besoin du secours de la religion pour être honnêtes gens seraient bien à plaindre ; et il faudrait que ce fussent des monstres de la société s’ils ne trouvaient pas en eux-mêmes les sentiments nécessaires à cette société, et s’ils étaient obligés d’emprunter d’ailleurs ce qui doit se trouver dans notre nature.

fin du traité de métaphysique.
  1. La seule ville du royaume où les juifs eussent une synagogue et fussent soufferts ouvertement.
  2. Nous croyons au contraire qu’il ne doit y avoir presque rien d’arbitraire dans les lois. 1° La raison suffit pour nous faire connaître les droits des hommes, droits qui dérivent tous de cette maxime simple qu’entre deux êtres sensibles, égaux par la nature, il est contre l’ordre que l’un fasse son bonheur aux dépens de l’autre. 2° La raison montre également qu’il est utile en général au bien des sociétés que les droits de chacun soient respectés, et que c’est en assurant ces droits d’une manière inviolable qu’on peut parvenir, soit à procurer à l’espèce humaine tout le bonheur dont elle est susceptible, soit à le partager entre les individus avec la plus grande égalité possible. Qu’on examine ensuite les différentes lois, on verra que les unes tendent à maintenir ces droits, que les autres y donnent atteinte ; que les unes sont conformes à l’intérêt général, que les autres y sont contraires. Elles sont donc ou justes ou injustes par elles-mêmes. Il ne suffit donc pas que la société soit réglée par des lois, il faut que ces lois soient justes. Il ne suffit pas que les individus se conforment aux lois établies, il faut que ces lois elles-mêmes se conforment à ce qu’exige le maintien du droit de chacun.
    Dire qu’il est arbitraire de faire cette loi ou une loi contraire, ou de n’en pas faire du tout, c’est seulement avouer qu’on ignore si cette loi est conforme ou contraire à la justice. Un médecin peut dire : Il est indifférent de donner à ce malade de l’émétique ou de l’ipécacuanha ; mais cela signifie : Il faut lui donner un vomitif, et j’ignore lequel des deux remèdes convient le mieux à son état. Dans la législation, comme dans la médecine, comme dans les travaux des arts physiques, il n’y a de l’arbitraire que parce que nous ignorons les conséquences de deux moyens qui dès lors nous paraissent indifférents. L’arbitraire naît de notre ignorance, et non de la nature des choses. (K.)
  3. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre clxxvi.