Traité de pédagogie (trad. Barni)/Traité/A

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 67-108).


A. — DE L’ÉDUCATION PHYSIQUE


(Sommaire. — De l’éducation physique proprement dite, p. 61. — De l’allaitement maternel, p. 61-62. — De la nourriture de l’enfant, p. 62. — De la température qui convient aux enfants, p. 63. — Des maillots, p. 64. —Des berceaux. p. 65. — Qu’il ne faut pas jouer avec les enfants ni leur céder, p. 66. — Laisser les enfants apprendre par eux-mêmes, à marcher par exemple, et en général à exercer toutes leurs forces, p. 68-69. — Empêcher les habitudes de naître, p. 70. — Niéducation taquine, ni continuelles carresses, p. 72. — Se passer aussi de moyens artificiels pour l’éducation de l’intelligence, p. 71-76. — Des jeux, p. 77. — De l’attitude qui convient à l’enfant, p. 78.)


Quoique celui qui entreprend une éducation à titre de gouverneur[1] ne prenne pas assez tôt la direction des enfants pour pouvoir donner aussi ses soins à leur éducation physique, il lui est cependant utile de savoir tout ce qu’il est nécessaire de faire en matière d’éducation depuis le commencement jusqu’à la fin. Lors même qu’un gouverneur n’a affaire qu’à de grands enfants, il peut arriver qu’il voie naître de nouveaux enfants dans la famille, et, s’il a mérité par sa bonne conduite d’être le confident des parents, ils ne manquent pas de le consulter sur l’éducation physique de leurs enfants ; il est souvent d’ailleurs le seul savant de la maison. Le gouverneur a donc besoin aussi de connaissances sur ce sujet.

L’éducation physique ne consiste proprement que dans les soins donnés soit par les parents, soit par les nourrices, soit par les gardiennes. La nourriture que la nature a destinée à l’enfant est le lait de sa mère. C’est un préjugé de croire que l’enfant suce en quelque sorte ses sentiments avec le lait maternel, quoiqu’on entende souvent dire : Tu as sucé cela avec le lait de ta mère. Mais il est très-important pour la mère et pour l’enfant qu’elle nourrisse elle-même. Toutefois il faut admettre ici des exceptions, dans certains cas extrêmes, causés par un état de maladie. On croyait autrefois que le premier lait que donne la mère après l’enfantement et qui ressemble à du petit-lait est nuisible à l’enfant, et que la mère doit d’abord s’en débarrasser avant de songer à nourrir son enfant. Mais Rousseau appela le premier l’attention de la médecine sur la question de savoir si ce premier lait ne serait pas bon aussi pour l’enfant, puisque la nature n’a rien fait en vain. Et l’on a réellement trouvé que ce lait chasse on ne saurait mieux les ordures que contient le corps du nouveau-né, ou ce que les médecins appelent le méconium, et qu’il est ainsi très-bon pour les enfants.

On a élevé la question de savoir si l’on peut nourrir également les enfants avec du lait d’animal. Le lait de tous les animaux herbivores ou vivant de végétaux se caille très-vite quand on y ajoute quelque acide, par exemple de l’acide tartrique ou de l’acide citrique, ou particulièrement la présure de la caillette de veau. Or, lorsque la mère ou la nourrice s’est nourrie pendant plusieurs jours de végétaux exclusivement, son lait se caille aussi bien que le lait de vache, etc. ; mais, si elle se remet à manger de la viande pendant quelque temps, il redevient aussi bon qu’auparavant. On en a conclu que ce qui convenait le mieux à l’enfant, c’était que la mère ou la nourrice mangeassent de la viande pendant le temps qu’elles nourrissent. Quand les enfants rendent le lait qu’ils ont sucé, on voit qu’il est caillé. L’acide contenu dans leur estomac doit donc faire cailler le lait plus encore que tous les autres, puisque autrement le lait de la femme n’aurait nullement la propriété de se cailler. Combien donc ne serait-il pas plus contraire à leur santé de leur donner du lait qui se caillât déjà par lui-même ! Mais on voit par les autres nations que tout ne dépend pas de là. Les Tongouses, par exemple, ne mangent guère que de la viande, et ce sont des gens forts et sains. Mais aussi tous les peuples de ce genre ne vivent pas longtemps, et l’on peut soulever sans beaucoup de peine un grand jeune homme qu’on ne croirait pas léger à le voir. Les Suédois, au contraire, mais particulièrement les nations des Indes ne mangent presque pas de viande, et cependant les hommes s’y élèvent très-bien. Il semble donc que tout dépende de la santé de la nourrice, et que la meilleure nourriture soit celle avec laquelle elle se porte le mieux.

Ici se place la question de savoir ce que l’on choisira pour nourrir l’enfant lorsque le lait maternel aura cessé. On a essayé depuis quelque temps de toutes sortes de bouillies ; mais il n’est pas bon de donner à l’enfant des aliments de ce genre dès le début. Il faut surtout éviter de lui donner rien de piquant, comme du vin, des épices, du sel, etc. Il n’est pas d’ailleurs étonnant que les enfants montrent tant de goût pour ces sortes de choses. La raison en est qu’elles donnent à leurs sensations encore obtuses une excitation et une animation qui leur est agréable. Les enfants en Russie tiennent sans doute de leurs mères, qui aiment à boire de l’eau-de-vie, le même genre de goût, et l’on remarque que les Russes sont sains et forts. Certes ceux qui supportent ce régime doivent être d’une bonne constitution, mais aussi il en meurt beaucoup qui auraient pu vivre sans cela. En effet une excitation prématurée des nerfs entraîne beaucoup de désordres. Il faut même avoir bien soin de ne pas donner aux enfants des boissons ou des aliments trop chauds, car cela les affaiblit.

Il est à remarquer en outre qu’on ne doit pas tenir les enfants très-chaudement, car leur sang est déjà par lui-même beaucoup plus chaud que celui des adultes. La chaleur du sang chez les enfants est de 110° Farenheit, et le sang des adultes n’a que 90°. L’enfant étouffe dans une atmosphère où de plus âgés se trouvent très-bien. Les habitations fraîches rendent en général les hommes forts. Il n’est même pas bon pour les adultes de s’habiller trop chaudement, de se couvrir, de s’habituer à des boissons trop chaudes. Aussi faut-il donner aux enfants une couche fraîche et dure. Les bains froids aussi sont bons. On ne doit employer aucun excitant pour faire naître l’appétit chez l’enfant ; il faut au contraire que l’appétit soit toujours l’effet de l’activité et de l’occupation. Il ne faut pas laisser prendre aux enfants des habitudes qui deviennent ensuite des besoins. Même dans ce qui est bien, n’employez pas votre art à leur faire de tout une habitude.

Les peuples barbares ne connaissent pas l’usage des maillots. Les sauvages de l’Amérique, par exemple, creusent pour leurs jeunes enfants des trous dans la terre ; ils en garnissent le fond avec de la poussière de vieux arbres, afin que l’urine et les immondices s’y absorbent, et que les enfants puissent ainsi rester secs, et ils les couvrent de feuilles ; mais, du reste, ils laissent à leurs enfants le libre usage de leurs membres. Si nous enveloppons les enfants comme des momies, c’est simplement pour notre propre commodité, afin de nous dispenser de veiller à ce qu’ils ne s’estropient pas, et c’est pourtant ce qui arrive souvent par l’effet des maillots. Ils sont d’ailleurs très-douloureux pour les enfants eux-mêmes, et ils les jettent dans une sorte de désespoir en les empêchant de se servir de leurs membres. On croit alors pouvoir apaiser leurs cris en leur adressant certaines paroles. Mais que l’on enveloppe ainsi un homme fait, et l’on verra s’il ne crie pas aussi et s’il ne tombe pas aussi dans le chagrin et le désespoir.

En général il faut remarquer que la première éducation doit être purement négative, c’est-à-dire qu’on ne doit rien ajouter aux précautions qu’a prises la nature, mais se borner à ne pas détruire son œuvre. S’il y a un art permis dans l’éducation, c’est celui qui a pour but d’endurcir les enfants. — Il faut donc rejeter les maillots. Si cependant on veut prendre quelque précaution, ce qu’il y a de plus convenable est une espèce de boîte garnie de lanières par en haut. Les Italiens s’en servent et la nomment arcuccio. L’enfant reste toujours dans cette boite et on l’y laisse même pour l’allaiter. On empêche même par là que la mère, en s’endormant la nuit pendant l’allaitement, n’étouffe son enfant. Chez nous beaucoup d’enfants périssent de cette façon. Cette précaution est donc préférable au maillot, car les enfants ont par là une plus grande liberté, et elle les empêche de se déformer comme il arrive souvent par l’effet même du maillot.

Une autre habitude dans la première éducation, c’est de bercer les enfants. Le moyen le plus simple est celui qu’emploient quelques paysans. Ils suspendent le berceau à des poutres au moyen d’une corde, et ils n’ont alors qu’à le pousser : le berceau se balance de lui-même. Mais en général le bercement ne vaut rien. On voit même chez de grandes personnes que le balancement produit l’étourdissement et une disposition à vomir. On veut étourdir ainsi les enfants afin de les empêcher de crier. Mais les cris leur sont salutaires. En sortant du sein maternel, où ils n’ont joui d’aucun air, ils respirent leur premier air. Or le cours du sang modifié par là produit en eux une sensation douloureuse. Mais par leurs cris ils facilitent le déploiement des parties intérieures et des canaux de leurs corps. On rend un très-mauvais service aux enfants en cherchant à les apaiser aussitôt qu’ils crient, par exemple en leur chantant quelque chose, comme les nourrices ont l’habitude de le faire, etc. C’est là ordinairement la première dépravation de l’enfant ; car, quand il voit que tout cède à ses cris, il les répète plus souvent.

On peut dire avec vérité que les enfants des gens ordinaires sont beaucoup plus mal élevés que ceux des grands ; car les gens ordinaires jouent avec leurs enfants comme les singes. Ils chantent devant eux, ils les embrassent, ils les baisent, ils dansent avec eux. Ils pensent donc agir dans leur intérêt en courant à eux aussitôt qu’ils crient, en les faisant jouer, etc. ; mais les enfants n’en crient que plus souvent. Quand au contraire on ne s’occupe pas de leurs cris, ils finissent par ne plus crier. Il n’y a personne en effet qui se donne volontiers une peine inutile. Si on les accoutume à voir tous leurs caprices satisfaits, il sera ensuite trop tard pour tenter de briser leur volonté. Qu’on les laisse crier, ils en seront bientôt fatigués eux-mêmes. Mais si l’on cède à tous leurs caprices dans la première jeunesse, on perd par la leur cœur et leurs mœurs.

L’enfant n’a sans doute encore aucune idée des mœurs ; mais on gâte ses dispositions naturelles en ce sens qu’il faut ensuite lui appliquer de très-dures punitions afin de réparer le mal. Lorsque l’on veut plus tard déshabituer les enfants de voir tous leurs caprices aussitôt satisfaits, ils montrent dans leurs cris une rage dont on ne croirait capables que de grandes personnes, et qui ne reste sans effet que parce que les forces leur manquent. Tant qu’ils n’ont qu’à crier pour obtenir tout ce qu’ils veulent, ils dominent en vrais despotes. Quand cesse cette domination, ils en sont tout naturellement contrariés. Et lorsque même de grandes personnes ont été longtemps en possession d’une certaine puissance, n’est-ce pas pour elles une chose pénible que de se voir tout à coup forcées de s’en déshabituer ?

Pendant les trois premiers mois environ de leur première année, les enfants n’ont pas la vue formée. Ils ont bien la sensation de la lumière, mais ils ne peuvent pas distinguer les objets les uns des autres. Il est facile de s’en convaincre en leur montrant quelque chose de brillant : ils ne le suivent pas des yeux. Avec la vue se développe aussi la faculté de rire et de pleurer. Or, lorsque l’enfant est parvenu à cet état, il crie avec réflexion, si obscure que soit encore cette réflexion. Il pense toujours qu’on veut lui faire du mal. Rousseau remarque que, quand on frappe dans la main d’un enfant qui n’est âgé que d’environ six mois, il crie comme si un tison ardent lui était tombé sur la main. Il y joint déjà réellement une idée d’offense. Les parents parlent ordinairement beaucoup de briser la volonté de leurs enfants. Mais on n’a pas besoin de briser leur volonté quand on ne les a pas gâtés d’abord. Or la première origine du mal, c’est de se faire l’esclave de leur volonté et de leur laisser croire qu’ils peuvent tout obtenir par leurs cris. Il est plus tard extrêmement difficile de réparer ce mal, et à peine y parvient-on. On peut bien faire que l’enfant se tienne tranquille, mais il dévore sa douleur et n’en nourrit que mieux intérieurement sa colère. On l’habitue par là à la dissimulation et aux émotions intérieures. Il est par exemple très-étrange que des parents, après avoir battu de verges leurs enfants, exigent que ceux-ci leur baisent les mains. On leur fait ainsi une habitude de la dissimulation et de la fausseté. Les verges ne sont pas un si beau cadeau, pour que l’enfant en témoigne beaucoup de reconnaissance, et il est aisé de penser de quel cœur il baise alors la main qu’on lui présente.

On se sert ordinairement de lisières et de roulettes pour apprendre aux enfants à marcher. Mais n’est-il pas singulier de vouloir apprendre à marcher à un enfant ! Comme si un homme ne pouvait marche sans instruction. Les lisières sont surtout très-dangereuses. Un écrivain s’est plaint autrefois de l’étroitesse de sa poitrine qu’il attribuait uniquement aux lisières ; car, comme un enfant saisit tout et ramasse tout, il s’appuie de la poitrine sur ses lisières. Mais, comme elle n’est pas encore large, elle s’aplatit et conserve ensuite cette forme. Avec tous ces moyens les enfants n’apprennent pas à marcher aussi sûrement que s’ils l’apprenaient d’eux-mêmes. Le mieux est de les laisser se traîner par terre jusqu’à ce que peu à peu ils commencent à marcher par eux-mêmes. On peut prendre la précaution de garnir la chambre de couvertures de laine, afin qu’ils ne se déchirent pas ou ne tombent pas si durement.

On dit ordinairement que les enfants tombent très-lourdement. Mais, outre qu’ils peuvent bien parfois ne pas tomber lourdement, il n’est pas mal qu’ils tombent quelquefois. Ils n’en apprennent que mieux à garder l’équilibre et à s’appliquer à rendre leur chute moins dangereuse. On leur met ordinairement ce que l’on appelle des bourrelets, qui sont assez proéminents pour que l’enfant ne puisse jamais tomber sur son visage. Mais c’est une éducation négative que celle qui consiste à employer des instruments artificiels, là où l’enfant en a de naturels. Ici les instruments naturels sont les mains, que l’enfant place devant lui en tombant. Plus on emploie d’instruments artificiels, moins l’homme peut ensuite se passer d’instruments.

En général il serait mieux d’employer d’abord peu d’instruments, et de laisser davantage les enfants apprendre par eux-mêmes ; ils apprendraient alors beaucoup de choses plus solidement. Il serait possible, par exemple, que l’enfant apprit par lui-même à écrire. Car quelqu’un l’a bien trouvé une fois, et cette découverte n’est pas en effet si difficile. Il suffirait par exemple de dire à l’enfant qui veut du pain : Pourrais-tu bien le figurer ? Il dessinerait une figure ovale. On lui dirait alors qu’on ne sait pas s’il a voulu représenter du pain ou une pierre ; il essayerait ainsi de tracer le B, et de cette manière il se ferait à lui-même son propre A B C, qu’il pourrait ensuite échanger contre d’autres signes.

Il y a des enfants qui viennent au monde avec certaines imperfections. On n’a pas alors les moyens de corriger ces formes vicieuses. Il est prouvé par les recherches d’un grand nombre de savants écrivains que les corsets ne peuvent être ici d’aucun secours, mais qu’ils ne servent qu’à aggraver le mal, en empêchant la circulation du sang et des humeurs, ainsi que le développement si nécessaire des parties extérieures et intérieures du corps. Lorsque l’enfant reste libre, il exerce encore son corps, mais un individu qui porte un corset est, lorsqu’il le dépose, beaucoup plus faible que celui qui n’en a jamais porté. On ferait peut-être une chose utile à ceux qui ne sont pas nés droits, en plaçant un plus grand poids du côté où les muscles sont plus forts. Mais cela aussi est très-dangereux : car quel homme peut se flatter de rétablir l’équilibre ? Le mieux est que l’enfant s’exerce lui-même et prenne une position, quand même elle serait pénible, car toutes les machines ne font rien ici.

Tous ces appareils artificiels sont d’autant plus funestes qu’ils vont directement contre le but que se propose la nature dans les êtres organisés et raisonnables : elle demande qu’on leur laisse la liberté d’apprendre à se servir de leurs forces. Tout ce que doit faire l’éducation, c’est d’empêcher les enfants de devenir trop mous. La dureté est le contraire de la mollesse. C’est beaucoup trop risquer que de vouloir accoutumer les enfants à tout. L’éducation des Russes va très-loin en ce sens. Aussi meurt-il chez eux un nombre incroyable d’enfants. L’habitude est une jouissance ou une action qui est devenue une nécessité par la répétition fréquente de cette jouissance ou de cette action. Il n’y a rien à quoi les enfants s’habituent plus aisément et il n’y a rien qu’on doive moins leur donner que des choses piquantes, par exemple du tabac, de l’eau-de-vie et des boissons chaudes. Il est ensuite très-difficile de s’en déshabituer, et cela occasionne d’abord quelque incommodité, parce que la jouissance répétée introduit un changement dans les fonctions de notre corps.

Plus un homme a d’habitudes, moins il est libre et indépendant. Il en est des hommes comme des autres animaux : ils conservent plus tard un certain penchant pour ce à quoi on les a de bonne heure accoutumés. Il faut donc empêcher les enfants de s’accoutumer à quelque chose, et ne laisser naître en eux aucune habitude.

Beaucoup de parents veulent accoutumer leurs enfants à tout. Cela ne vaut rien. Car la nature humaine en général et en particulier celle des divers individus ne se prêtent pas à tout, et beaucoup d’enfants en restent à l’apprentissage. On veut, par exemple, que les enfants puissent dormir et se lever à toute heure, ou qu’ils mangent à volonté. Mais il faut, pour pouvoir supporter cela, un régime particulier, un régime qui fortifie le corps et répare le mal que fait ce système. Nous trouvons d’ailleurs dans la nature bien des exemples de périodicité. Les animaux ont aussi leur temps déterminé pour le sommeil. L’homme devrait également s’accoutumer à dormir à de certaines heures, afin de ne pas déranger son corps dans ses fonctions. Quant à l’autre chose, qui est que les enfants puissent manger en tout temps, on ne peut pas citer ici l’exemple des animaux. Car, comme la nourriture que prennent les animaux herbivores, par exemple, est peu nutritive, manger est chez eux une occupation ordinaire. Mais il est très-avantageux pour l’homme de manger toujours à des moments determinés. De même certains parents veulent que leurs enfants puissent supporter de grandes chaleurs, les mauvaises odeurs, tous les bruits, etc. Mais cela n’est pas le moins du monde nécessaire ; le tout est qu’ils ne prennent aucune habitude. Et pour cela il est bon de placer les enfants en différents états.

Un lit dur est beaucoup plus sain qu’un lit mou. En général une éducation dure sert beaucoup à fortifier le corps. Par éducation dure j’entends simplement celle qui fait qu’on ne s’habitue point à avoir toutes ses aises. Il ne manque pas d’exemples remarquables pour confirmer cette assertion ; mais malheureusement on ne les voit pas, ou, pour parler plus exactement, on ne veut pas les voir.

Pour ce qui est de la culture de l’esprit, que l’on peut bien aussi d’une certaine manière appeler physique, il faut surtout prendre garde que la discipline ne traite les enfants en esclaves, et faire en sorte qu’ils sentent toujours leur liberté, mais de manière à ne pas nuire à celle d’autrui ; d’où il suit qu’on doit aussi les accoutumer à rencontrer de la résistance. Bien des parents refusent tout à leurs enfants, afin d’exercer ainsi leur patience, et ils en exigent plus d’eux qu’ils n’en ont eux-mêmes. Cela est cruel. Donnez à l’enfant ce dont il a besoin, et dites-lui ensuite : Tu en as assez. Mais il est absolument nécessaire que cela soit irrévocable. Ne faites aucune attention aux cris des enfants, et ne leur cédez pas, lorsqu’ils croient pouvoir vous arracher quelque chose par ce moyen ; mais ce qu’ils vous demandent amicalement, donnez-le leur, si cela leur est bon. Ils s’habitueront ainsi à être francs ; et, comme ils n’importuneront personne par leurs cris, chacun en revanche sera bien disposé pour eux. La Providence semble vraiment avoir donné aux enfants une mine riante, afin qu’ils puissent séduire les gens. Rien ne leur est plus funeste qu’une discipline qui les taquine et les avilit[1] pour briser leur volonté.

On leur crie ordinairement : Fi, n’as-tu pas honte, cela est indécent ! etc. Mais de telles expressions ne devraient pas se rencontrer dans la première éducation. L’enfaut n’a encore aucune idée de la honte et de la décence ; il n’a pas à rougir, il ne doit pas rougir, et il n’en deviendra que plus timide. Il sera embarrassé devant les autres et se cachera volontiers à leur aspect. De là naît en lui une réserve mal entendue et une fâcheuse dissimulation. Il n’ose plus rien demander, et pourtant il devrait pouvoir tout demander ; il cache ses sentiments, et il se montre toujours autrement qu’il n’est, tandis qu’il devrait pouvoir tout dire franchement. Au lieu d’être toujours auprès de ses parents, il les évite et se jette dans les bras des domestiques plus complaisants.

Le badinage et de continuelles caresses ne valent guère mieux que cette éducation taquine. Cela fortitie l’enfant dans sa volonté, le rend faux, et, en lui révélant une faiblesse dans ses parents, lui enlève le respect qu’il leur doit. Mais, si on l’éleve de telle sorte qu’il ne puisse rien obtenir par des cris, il sera libre sans être effronté[2] et modeste sans être timide. On ne peut souffrir un insolent. Certains hommes ont une figure si insolente que l’on en craint toujours quelque grossièreté ; en revanche il y en a d’autres qu’on juge incapables, en voyant leur visage, de dire une grossièreté à quelqu’un. On peut toujours se montrer franc, pourvu qu’on y joigne une certaine bonté. On dit souvent des grands qu’ils ont un air tout à fait royal. Mais cela n’est pas autre chose qu’un certain regard insolent, dont ils ont pris l’habitude dès leur jeunesse, parce qu’on ne leur a jamais résisté.

Tout cela n’appartient encore qu’à la culture négative. En effet, beaucoup de faiblesses de l’homme ne viennent pas de ce qu’on ne lui apprend rien, mais de ce qu’on lui communique des impressions fausses. Ainsi, par exemple, les nourrices donnent aux enfants la crainte des araignées, des crapauds, etc. Les enfants pourraient certainement chercher à prendre les araignées, comme ils font pour les autres choses. Mais, comme les nourrices, dès qu’elles aperçoivent une araignée, montrent leur frayeur par leur mine, cette frayeur se communique à l’enfant par une certaine sympathie. Beaucoup la gardent toute leur vie et se montrent en cela toujours enfants. Car les araignées sont sans doute dangereuses pour les mouches, et leur morsure est venimeuse pour elles, mais l’homme n’a rien à en craindre. Quant au crapaud, c’est un animal aussi inoffensif qu’une belle grenouille verte ou tout autre animal. La partie positive de l’éducation physique est la culture. C’est par là que l’homme se distingue de l’animal. Elle consiste surtout dans l’exercice des facultés de son esprit. C’est pourquoi les parents doivent fournir à leurs enfants les occasions favorables. La première et la principale règle ici est de se passer, autant que possible, de tout instrument. C’est ainsi que l’on se passe d’abord de lisières et de roulettes, et qu’on laisse l’enfant se traîner par terre, jusqu’à ce qu’il apprenne à marcher par lui-même, car il n’en marchera que plus sûrement. Les instruments en effet ruinent l’habileté naturelle. Ainsi l’on se sert d’un cordeau pour mesurer une certaine étendue, mais on peut tout aussi bien en venir à bout avec la seule vue ; on se sert d’une montre pour déterminer le temps, mais il suffirait de consulter la position du soleil ; on se sert d’un compas pour connaître dans quelle région une forêt est placée, mais on peut le savoir par la position du soleil pendant le jour et par celle des étoiles pendant la nuit. Ajoutons même qu’au lieu de se servir d’une barque pour aller sur l’eau, on peut nager. L’illustre Franklin s’étonnait que chacun n’apprît pas une chose si agréable et si utile. Il indique aussi une manière facile d’apprendre par soi-même à nager. Laissez tomber un œuf dans une rivière où, en vous tenant debout sur le fond, vous ayez au moins la tête hors de l’eau. Cherchez alors à le saisir. En vous baissant, vous faites remonter vos pieds en haut, et, afin que l’eau ne vous entre point dans la bouche, vous relevez la tête sur la nuque, et vous avez justement la position qui est nécessaire pour nager. Vous n’avez plus besoin alors que de faire agir les mains, et vous nagez. — L’essentiel est de cultiver l’habileté naturelle. Souvent une simple indication suffit ; souvent l’enfant lui-même est assez inventif, et il se forge lui-même des instruments.

Ce qu’il faut observer dans l’éducation physique, par conséquent dans celle qui concerne le corps, se rapporte soit à l’usage du mouvement volontaire, soit à celui des organes des sens. Ce qui importe dans le premier cas. c’est que l’enfant s’aide toujours lui-même. Pour cela il a besoin de force, d’habileté, de vitesse, de sûreté. Par exemple on doit pouvoir traverser des passages étroits, gravir des hauteurs escarpées, d’où l’on aperçoit l’abîme devant soi, marcher sur un plancher vacillant. Quand un homme ne peut faire cela, il n’est pas complétement ce qu’il pourrait être. Depuis que le Philanthropinon de Dessau a donné l’exemple, beaucoup d’essais de ce genre ont été faits sur les enfants dans les autres instituts. On est très-étonné quand on lit comment les Suisses s’accoutument dès leur enfance à aller sur les montagnes et jusqu’où ils poussent l’agilité, avec quelle sûreté ils traversent les passages les plus étroits et sautent par-dessus les abîmes, après avoir jugé d’un coup d’œil qu’ils ne manqueront pas de s’en bien tirer. Mais la plupart des hommes craignent une chute que leur représente leur imagination ; et cette crainte leur paralyse en quelque sorte les membres, de telle sorte qu’il y aurait en effet pour eux du danger à passer outre. Cette crainte croît ordinairement avec l’âge, et on la rencontre surtout chez les hommes qui travaillent beaucoup de la tète.

De tels essais sur des enfants ne sont réellement pas très-dangereux. Car ils ont, relativement à leurs forces, un poids beaucoup moindre, et ils ne tombent pas aussi lourdement. En outre les os ne sont pas chez eux aussi roides ni aussi fragiles qu’ils le deviennent avec l’âge. Les enfants essayent eux-mêmes leurs forces. On les voit souvent, par exemple, grimper, sans même avoir de but déterminé. La course est un mouvement salutaire et qui fortifie le corps. Sauter, lever, tirer, lancer, jeter vers un but, lutter, courir, et tous les exercices de ce genre sont excellents. La danse régulière semble moins convenir aux enfants proprement dits.

L’exercice qui consiste à jeter loin et à toucher un but a aussi pour effet d’exercer les sens, particulièrement la vue. Le jeu de balle est un des meilleurs jeux pour les enfants, parce qu’il s’y joint une course salutaire. En général les meilleurs jeux sont ceux qui, outre l’habileté qu’ils développent, sont encore des exercices pour les sens, par exemple ceux qui exercent la vue à juger exactement de la distance, de la grandeur et de la proportion, à trouver la position des lieux d’après les contrées, en quoi le soleil doit nous aider, etc. Ce sont là de bons exercices. De même l’imagination locale, je veux dire l’habileté à tout se représenter dans les lieux que l’on a réellement vus, est quelque chose de très-avantageux ; elle donne par exemple la satisfaction de se retrouver dans une forêt, par l’observation des arbres auprès desquels on a précédemment passé. Il en est de même de la mémoire locale (memoria localis), à l’aide de laquelle on ne sait pas seulement dans quel livre on a lu quelque chose, mais dans quel endroit de ce livre. Ainsi le musicien a le toucher dans la tête, afin de n’avoir plus besoin de le chercher. Il est aussi très-utile de cultiver l’oreille des enfants, et de leur apprendre ainsi à discerner si une chose est proche ou éloignée et de quel côté elle est.

Le jeu de colin-maillard des enfants était déjà connu chez les Grecs ; c’est ce qu’ils appelaient μυίνδα παίσειν. En général les jeux d’enfants sont très-universels. Ceux qui sont usités en Allemagne le sont aussi en Angleterre, en France, etc. Ils ont leur principe dans un certain penchant naturel des enfants, celui de colin-maillard, par exemple, dans le désir de savoir comment ils pourraient s’aider, s’ils étaient privés d’un de leurs sens. La toupie est un jeu particulier ; cependant ces sortes de jeux enfantins fournissent aux hommes la matière de réflexions ultérieures et sont quelquefois l’occasion de découvertes importantes. Ainsi Segner a écrit une dissertation sur la toupie, et la toupie a fourni à un capitaine de vaisseau anglais l’occasion d’inventer un miroir au moyen duquel on peut mesurer sur un vaisseau la hauteur des étoiles.

Les enfants aiment les instruments bruyants, par exemple les petites trompettes, les petits tambours, etc. Mais ces instruments ne valent rien, car ils les rendent importuns. Ce1a vaudrait mieux cependant, s’ils s’apprenaient eux-mêmes à tailler un roseau, ou ils pussent souffler.

La balançoire est encore un bon mouvement ; les adultes mêmes peuvent s’en servir pour leur santé ; seulement les enfants ont besoin ici d’être surveillés, parce que le mouvement peut être très-rapide. Le cerf-volant est également un jeu inoffensif. Il cultive l’habileté, car l’élévation du cerf-volant dépend d’une certaine position relativement au vent.

Dans l’intérêt de ces jeux l’enfant se refuse d’autres besoins, et il apprend ainsi insensiblement à s’imposer d’autres privations et de plus graves. De plus il s’accoutume par là à une continuelle occupation, mais ses jeux ne doivent pas non plus être de purs jeux : il faut qu’ils aient un but. En effet, plus son corps se fortifie et s’endurcit de cette manière, plus il s’assure contre les conséquences désastreuses de la mollesse. Aussi la gymnastique doit-elle se borner à guider la nature ; elle ne doit pas rechercher des grâces forcées. C’est la discipline qui doit avoir le premier pas, et non pas l’instruction[1]. Il ne faut pas oublier non plus, en cultivant le corps des enfants, qu’on les forme pour la société. Rousseau dit : « Vous ne parviendrez jamais à faire des sages, si vous ne faites d’abord des polissons[2]. » Mais on fera plutôt d’un enfant éveillé un homme de bien que d’un impertinent un garçon discret. L’enfant ne doit pas être importun en société, mais il ne doit pas non plus s’y montrer insinuant. Il doit, avec ceux qui l’attirent à eux, se montrer familier, sans importunité ; franc, sans impertinence. Le moyen de le conduire à ce but, c’est de ne rien gâter, de ne pas lui donner des idées de bienséance, qui ne feraient que le rendre timide et sauvage, ou qui, d’un autre côté, lui suggéreraient l’envie de se faire valoir. Rien n’est plus ridicule chez un enfant qu’une prudence de vieillard, ou qu’une sotte présomption. Dans ce dernier cas c’est notre devoir de faire d’autant plus sentir à l’enfant ses défauts, mais en ayant soin aussi de ne pas trop lui faire sentir notre supériorité et notre domination, afin qu’il se forme par lui-même, comme un homme qui doit vivre en societé ; car, si le monde est assez grand pour lui, il doit l’être aussi pour les autres.

Toby, dans Tristram Shandy, dit à une mouche qui l’avait longtemps importuné et qu’il laisse échapper par la fenêtre : « Va, méchant animal, le monde est assez grand pour moi et pour toi ! » Chacun pourrait prendre ces paroles pour devise. Nous ne devons pas nous être à charge les uns aux autres ; le monde est assez grand pour nous tous.

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(Sommaire. — Culture libre et culture scolaire, p. 79. — Du travail, p. 81. — De la hiérarchie des facultés dans l’éducation. p. 82. — Culture de la mémoire, p. 83-85. — Unir dans l’instruction le savoir et le pouvoir, p. 85. — De la grammaire, p. 86.)


Nous arrivons maintenant à la culture de l’âme, que d’une certaine manière on peut aussi appeler physique. Il faut bien distinguer la nature et la liberté. Donner des lois à la liberté est tout autre chose que de cultiver la nature. La nature du corps et celle de l’âme s’accordent en cela qu’en les cultivant on doit chercher à les empêcher de se gâter, et que l’art ajoute quelque chose encore à l’une comme à l’autre.

On peut donc dans un certain sens appeler physique la culture de l’âme, tout aussi bien que celle du corps.

Cette culture physique de l’âme se distingue de la culture morale, en ce qu’elle se rapporte à la nature, tandis que l’autre se rapporte à la liberté. Un homme peut être physiquement très-cultivé ; il peut avoir l’esprit très-orné, mais manquer de culture morale, et être un méchant homme.

Il faut distinguer la culture physique de la culture pratique, qui est pragmatique ou morale. Cette dernière a plutôt pour but de moraliser l’homme que le cultiver.

Nous diviserons la culture physique de l’esprit en libre et en scolaire. La culture libre n’est en quelque sorte qu’un jeu, tandis que la culture scolaire est une affaire sérieuse. La première est celle qui a lieu naturellement chez l’élève ; dans la seconde, il peut être considéré comme soumis à une contrainte. On peut s’occuper en jouant, cela s’appelle occuper ses loisirs ; mais on peut aussi s’occuper par force, et cela s’appelle travailler. La culture scolaire sera donc un travail pour l’enfant, et la culture libre, un jeu.

On a esquissé divers plans d’éducation pour chercher, ce qui est en effet très-louable, quelle est la meilleure méthode d’éducation. Un a imaginé, entre autres, de laisser les enfants tout apprendre, comme dans un jeu. Lichtenberg, dans un numéro du Magasin de Gœttingue, se moque de l’opinion de ceux qui veulent qu’on cherche à tout faire faire aux enfants sous forme de jeux, tandis qu’on devrait les accoutumer de très-bonne heure à des occupations sérieuses, puisqu’ils doivent entrer un jour dans la vie sérieuse. Cela produit un effet détestable. L’enfant doit jouer, il doit avoir ses heures de récréation, mais il doit aussi apprendre à travailler. Il est bon sans doute d’exercer son habileté, comme de cultiver son esprit, mais ces deux espèces de culture doivent avoir leurs heures différentes. C’est déjà d’ailleurs un assez grand malheur pour l’homme que d’étre si enclin à la paresse. Plus il s’est livré à ce penchant, plus il lui est ensuite difficile de se décider à travailler.

Dans le travail l’occupation n’est pas agréable par elle-même, mais on l’entreprend en vue d’autre chose. L’occupation du jeu est agréable en soi, sans qu’on ait besoin de s’y proposer aucun but. Veut-on se promener, la promenade même est le but, et c’est pourquoi plus la course est longue, plus elle nous est agréable. Mais veut-on aller quelque part, c’est que la société qui se trouve en ce lieu, ou quelque autre chose est le but de notre course, et alors nous choisissons volontiers le chemin le plus court. Ce qui précède s’applique au jeu de cartes. Il est vraiment singulier de voir comment des hommes raisonnables sont capables de rester assis et de mêler des cartes pendant des heures entières. Cela montre bien que les hommes ne cessent pas si aisément d’être enfants. Car en quoi ce jeu est-il supérieur au jeu de balle des enfants ? Il est vrai que les grandes personnes ne vont pas à cheval sur des bâtons, mais elles n’en ont pas moins d’autres dadas.

Il est de la plus grande importance d’apprendre les enfants à travailler. L’homme est le seul animal qui soit voué au travail. Il lui faut d’abord beaucoup de préparations pour en venir à jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question de savoir si le ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà préparées, de telle sorte que nous n’aurions plus besoin de travailler ; cette question doit certainement être résolue négativement, car il faut à l’homme des occupations, même de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que, si Adam et Ève étaient restés dans le paradis, ils n’eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes.

Il faut que l’homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli du but qu’il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. On doit donc accoutumer l’enfant à travailler. Et où le penchant au travail peut-il être mieux cultivé que dans l’école ? L’école est une culture forcée[1]. C’est rendre à l’enfant un très-mauvais service que de l’accoutumer à tout regarder comme un jeu. Il faut sans doute qu’il ait ses moments de récréation, mais il faut aussi qu’il ait ses moments de travail. S’il n’aperçoit pas d’abord l’utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra plus tard. Ce serait en général donner aux enfants des habitudes de curiosité indiscrète, que de vouloir toujours répondre à leurs questions : Pourquoi cela ? À quoi bon ? L’éducation doit étre forcée, mais cela ne veut pas dire qu’elle doive traiter les enfants comme des esclaves.

Pour ce qui est de la libre culture des facultés de l’esprit, il faut remarquer qu’elle continue toujours. Elle doit avoir particulièrement en vue les facultés supérieures. On cultivera en même temps les inférieures, mais seulement en vue des supérieures, l’esprit[2], par exemple, en vue de l’intelligence. La règle principale à suivre ici, c’est de ne cultiver isolément aucune faculté pour elle-même, mais de cultiver chacune en vue des autres, par exemple l’imagination au profit de l’intelligence.

Les facultés inférieures n’ont par elles seules aucune valeur. Qu’est-ce, par exemple, qu’un homme qui a beaucoup de mémoire, mais peu de jugement ? Ce n’est qu’un lexique vivant. Ces sortes de bêtes de somme du Parnasse sont d’ailleurs fort utiles ; car, si elles ne peuvent elles-mêmes rien produire de raisonnable, elles apportent des matériaux avec lesquels d’autres peuvent faire quelque chose de bon. — L’esprit ne fait que des sottises, quand il n’est pas accompagné de jugement. L’entendement est la connaissance du général. L’imagination est l’application du général au particulier. La raison est la faculté d’apercevoir la liaison du général avec le particulier. Cette libre culture continue son cours à partir de l’enfance jusqu’au moment où cesse pour le jeune homme toute éducation. Quand, par exemple, un jeune homme parle d’une règle générale, on peut lui faire citer des cas tirés de l’histoire ou de la fable, où elle est déguisée, des passages de poètes où elle est exprimée, et lui donner ainsi l’occasion d’exercer son esprit, sa mémoire, etc.

La maxime tantum scimus quantum memoria tenemus 1[1] a sans doute sa vérité, et c’est pourquoi la culture de la mémoire est très-nécessaire. Les choses sont ainsi faites que l’entendement suit d’abord les impressions sensibles et que la mémoire doit les conserver. C’est ce qui arrive, par exemple, pour les langues. On peut les apprendre en suivant une méthode formelle, ou bien par la conversation, et cette dernière méthode est la meilleure en fait de langues vivantes. L’étude des vocables est certainement nécessaire, mais les enfants les apprennent bien mieux quand ils les rencontrent dans un auteur qu’on leur fait lire. Il faut que la jeunesse ait sa tâche fixe et déterminée. De même on apprend surtout la géographie au moyen d’un certain mécanisme. La mémoire aime particulièrement ce mécanisme, et dans une foule de cas il est aussi très-utile. On n’a encore trouvé jusqu’ici aucun mécanisme propre à faciliter l’étude de l’histoire ; on a bien essayé de certains tableaux, mais cela ne paraît pas avoir de très-bons effets. L’histoire est un moyen excellent d’exercer l’entendement à bien juger. La mémoire est très-nécessaire, mais il n’est pas bon d’en faire un simple exercice pour les enfants, par exemple de leur faire apprendre des discours par cœur. Dans tous les cas cela ne sert qu’à leur donner plus de hardiesse, et la déclamation d’ailleurs est une chose qui ne convient qu’à des hommes. Ici se placent toutes les choses que l’on n’apprend qu’en vue d’un futur examen ou pour les oublier ensuite, in futuram oblivionem. On ne doit occuper la mémoire que de choses que l’on est intéressé à conserver et qui ont du rapport à la vie réelle. La lecture des romans est une très-mauvaise chose pour les enfants, car ils ne servent qu’à les amuser dans le moment où ils les lisent. Elle affaiblit la mémoire. Il serait en effet ridicule de vouloir les retenir et les raconter aux autres. Il faut donc retirer tous les romans des mains des enfants. En les lisant, ils se font à eux-mêmes dans le roman un roman nouveau, car ils en arrangent autrement les circonstances, et, laissant ainsi errer leur esprit, se repaissent de chimères.

Les distractions ne doivent jamais être tolérées, au moins dans l’école, car elles finissent par dégénérer en un certain penchant, en une certaine habitude. Aussi les plus beaux talents se perdent-ils chez un homme qui est sujet à la distraction. Quoique les enfants se distraient dans leurs recréations, ils se recueillent bientôt de nouveau ; mais on les voit surtout distraits, lorsqu’ils méditent quelque mauvais coup, car ils songent comment ils pourront le cacher ou le réparer. Ils n’entendent alors qu’à moitié, ils répondent tout de travers, ils ne savent pas ce qu’ils lisent, etc.

Il faut cultiver la mémoire de bonne heure, mais en ayant soin de cultiver en même temps l’intelligence.

On cultivera la mémoire : 1° En lui donnant à retenir les noms qui entrent dans les récits ; 2° par la lecture et l’écriture ; il faut exercer les enfants à lire de tête et sans avoir recours à l’épellation ; 3° par les langues, que les enfants doivent apprendre en les entendant, avant d’en venir à en lire quelque chose. Ce que l’on appelle un orbis pictus, quand il est convenablement fait, rend alors les plus grands services, et l’on peut commencer par la botanique, par la minéralogie et par la physique générale. Pour en retracer les objets, il faut apprendre à dessiner et à modeler, et pour cela on a besoin des mathématiques. Les premières connaissances scientifiques doivent avoir surtout pour objet la géographie, aussi bien mathématique que physique. Les récits de voyages,

expliqués par des planches et des cartes, conduiront ensuite à la géographie politique. De l’état actuel de la surface de la terre on remontera à son état primitif, et l’on arrivera à la géographie et à l’histoire anciennes, etc.

Mais il faut chercher à unir insensiblement dans l’instruction de l’enfant le savoir et le pouvoir. Entre toutes les sciences les mathématiques paraissent être le seul moyen d’atteindre parfaitement ce but. En outre il faut unir la science et la parole (la facilité d’élocution, l’art de bien dire, l’éloquence). Mais il faut aussi que l’enfant apprenne à distinguer parfaitement la science de la simple opinion et de la croyance. On formera ainsi un esprit juste, et un goût juste aussi, sinon fin ou délicat. Le goût que l’on cultivera sera d’abord celui des sens, surtout des yeux, et enfin celui des idées.

Il doit y avoir des règles pour tout ce qui peut cultiver l’entendement. Il est même très-utile de les abstraire, afin que l’entendement ne procède pas d’une manière seulement mécanique, mais qu’il ait conscience de la règle qu’il suit.

Il est aussi très-bon de déposer les règles dans de certaines formules et de les confier ainsi à la mémoire. Avons-nous la règle dans la mémoire, et oublions-nous de l’appliquer, nous ne tardons pas du moins à la retrouver. La question est ici de savoir s’il faut commencer par étudier les règles in abstracto, ou si on ne doit les apprendre qu’après qu’on en possède bien l’usage ; ou bien faut-il faire marcher ensemble les règles et l’usage ? Ce dernier parti est le seul sage. Dans l’autre cas l’usage demeure très-incertain, tant que l’on n’est pas arrivé aux règles. Il faut aussi à l’occasion ranger les règles par classes, car on ne les retient pas, lorsqu’elles ne sont pas liées entre elles. La grammaire prendra donc nécessairement les devants à quelques égards dans l’étude des langues.


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(Sommaire. — Culture générale et culture particulière des facultés de l’esprit, p. 87. — Des cartes géographiques, p. 88. — Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire, p. 89. — Méthode socratique, p. 89. — Que la culture de la sensibilité doit être négative, p. 90. — De la patience. p. 91. — De la conduite à tenir à l’égard des jeunes enfants, p. 93. — De l’esprit d’ordre, p. 93. — De l’obéïssance, p.95. — Des punitions, p. 97. — De la véracité, p. 98. — De la sociabilité, p. 99. — De l’humeur qui convient à l’enfant, p. 100.)


Nous devons donner aussi une idée systématique de tout le but de l’éducation et de la manière de l’atteindre.

Culture générale des facultés de l’esprit, qu’il faut bien distinguer de la culture particulière. Elle a pour but l’habileté et le perfectionnement ; ce n’est pas qu’elle apprenne quelque chose de particulier à l’élève, mais elle fortifie les facultés de son esprit. Elle est :

a. ou physique. Ici tout dépend de la pratique et de la discipline, sans que l’enfant ait besoin de connaître aucune maxime. Elle est passive pour le disciple, qui doit suivre la direction d’autrui. D’autres pensent pour lui.

b. ou morale. Elle ne repose pas alors sur la discipline, mais sur des maximes. Tout est perdu, si l’on veut la fonder sur l’exemple, les menaces, les punitions, etc. Elle ne serait alors que pure discipline. Il faut faire en sorte que l’élève agisse bien d’après ses propres maximes et non par habitude, et qu’il ne fasse pas seulement le bien, mais qu’il le fasse parce que c’est le bien. Car toute la valeur morale des actions réside dans les maximes du bien. L’éducation physique et l’éducation morale se distinguent en ce que la première est passive pour l’élève, tandis que la seconde est active. Il faut qu’il aperçoive toujours le principe de l’action et le lien qui la rattache à l’idée du devoir.

Culture particulière des facultés de l’esprit. Ici se présente la culture des facultés de connaître, des sens, de l’imagination, de la mémoire, de l’attention et de ce qu’on nomme l’esprit[2] Nous avons déjà parlé de la culture des sens, par exemple de la vue. Pour ce qui est de celle de l’imagination, il faut remarquer une chose, c’est que les enfants ont une imagination extrêmement puissante, et qu’elle n’a pas besoin d’être davantage tendue et étendue par des contes. Elle a bien plutôt besoin d’être gouvernée et soumise à des règles, mais il ne faut pas pour cela la laisser entièrement inoccupée.

Les cartes géographiques ont quelque chose qui séduit tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu’ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose au moyen des cartes. Et cela est pour les enfants une excellente distraction, où leur imagination, sans s’égarer, trouve à s’arrêter sur certaines figures. On pourrait réellement les faire commencer par la géographie. On y joindrait en même temps des figures d’animaux, de plantes, ete., destinées à vivifier la géographie. L’histoire ne viendrait que plus tard.

Pour ce qui concerne l’attention, il faut remarquer qu’elle a besoin d’être fortifiée en général. Attacher fortement nos pensées à un objet est moins un talent qu’une faiblesse de notre sens intérieur, qui se montre dans ce cas inflexible et ne se laisse pas appliquer où l’on veut. La distraction est l’ennemie de toute éducation. La mémoire suppose l’attention.

Pour ce qui est des facultés supérieures de l’esprit, nous rencontrons ici la culture de l’entendement, du jugement et de la raison. On peut commencer par former en quelque sorte passivement l’entendement, en lui demandant des exemples qui s’appliquent à la règle, ou au contraire la règle qui s’applique aux exemples particuliers. Le jugement indique l’usage que l’on doit faire de l’entendement. Il est nécessaire de comprendre ce que l’on apprend ou ce que l’on dit, et de ne rien répéter sans le comprendre. Combien lisent et écoutent certaines choses qu’ils admettent sans les comprendre ! C’est ici qu’il faut se rappeler la différence des images et des choses mêmes.

La raison nous fait apercevoir les principes. Mais il faut songer qu’il s’agit ici d’une raison qui n’a pas encore été dirigée. Elle ne doit donc pas toujours vouloir raisonner, mais elle doit prendre garde de trop raisonner sur ce qui dépasse nos idées. Il ne s’agit pas encore ici de la raison spéculative, mais de la réflexion sur ce qui arrive suivant la loi des effets et des causes. Il y a une raison pratique soumise à son empire et à sa direction.

La meilleure manière de cultiver les facultés de l’esprit, c’est de faire soi-même tout ce que l’on veut faire, par exemple de mettre en pratique la règle grammaticale que l’on a apprise. On comprend surtout une carte géographique, quand on peut l’exécuter soi-même. Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire. Ce que l’on apprend le plus solidement et ce que l’on retient le mieux, c’est ce que l’on apprend en quelque sorte par soi-même. Il n’y a pourtant qu’un petit nombre d’hommes qui soient en état de le faire. On les appelle en grec αὐτοδίδακτοι.

Dans la culture de la raison il faut procéder à la manière de Socrate. Celui-ci en effet, qui se nommait l’accoucheur des esprits de ses auditeurs, nous donne dans ses dialogues, que Platon nous a en quelque sorte conservés, des exemples de la manière d’amener même des personnes d’un âge mûr à tirer certaines idées de leur propre raison. Il y a beaucoup de points sur lesquels il n’est pas nécessaire que les enfants exercent leur esprit. Ils ne doivent pas raisonner sur tout. Ils n’ont pas besoin de connaître les raisons de tout ce qui peut concourir à leur éducation ; mais, dès qu’il s’agit du devoir, il faut leur en faire connaître les principes. Toutefois on doit en général faire en sorte de tirer d’eux-mêmes les connaissances rationnelles, plutôt que de les y introduire. La méthode socratique devrait servir de règle à la méthode catéchétique. Elle est, il est vrai, quelque chose de long ; et il est difficile de la diriger de telle sorte que, en tirant de l’esprit de l’un des connaissances, on fasse apprendre quelque chose aux autres. La méthode mécaniquement catéchétique est bonne aussi dans beaucoup de sciences, par exemple dans l’enseignement de la religion révélée. Dans la religion universelle au contraire il faut employer la méthode socratique. Mais pour ce qui doit être historiquement enseigné, la méthode mécaniquement catéchétique se trouve être préférable.

Il faut aussi placer ici la culture du sentiment du plaisir ou de la peine. Elle doit être négative ; il ne faut pas amollir le sentiment. Le penchant à la mollesse est plus fâcheux pour les hommes que tous les maux de la vie. Il est donc extrêmement important d’apprendre de bonne heure les enfants à travailler. Quand ils ne sont pas déjà efféminés, ils aiment réellement les divertissements mêlés de fatigues et les occupations qui exigent un certain déploiement de forces. On ne doit pas les rendre difficiles sur leurs jouissances et leur en laisser le choix. Les mères gâtent ordinairement en cela leurs enfants et les amollissent en général. Et pourtant on observe que les enfants, surtout les fils, aiment mieux leurs pères que leurs mères. Cela peut bien venir de ce que les mères ne les laissent pas sauter, courir de côté et d’autre, etc., et cela par crainte qu’il ne leur arrive quelque accident. Le père, au contraire, qui les gronde, qui les bat même quand ils n’ont pas été sages, les conduit parfois dans les champs, et là les laisse courir, jouer et prendre tous leurs ébats, comme il convient à leur âge.

On croit exercer la patience des enfants en leur faisant longtemps attendre quelque chose. Cela ne devrait pourtant pas être nécessaire. Mais ils ont besoin de patience dans les maladies, etc. La patience est double. Elle consiste, ou bien à renoncer à toute espérance, ou bien à prendre un nouveau courage. La première espèce de patience n’est pas nécessaire, quand on ne désire jamais que le possible ; et l’on peut toujours avoir la seconde, quand on ne désire que ce qui est juste. Mais dans les maladies la perte de l’espérance est aussi funeste que le courage est favorable au rétablissement de la santé. Celui qui est capable d’en montrer encore au sujet de son état physique ou moral, ne renonce pas à l’espérance.

Il ne faut pas non plus rendre les enfants timides. Cela arrive principalement lorsqu’on leur adresse des paroles injurieuses et qu’on les humilie souvent. C’est ici surtout qu’il faut blâmer ces paroles que beaucoup de parents adressent à leurs enfants : Fi, n’as-tu pas de honte ! On ne voit pas de quoi les enfants pourraient avoir honte, quand, par exemple, ils mettent leur doigt dans leur bouche, etc. On peut leur dire que ce n’est pas l’usage, mais on ne doit jamais leur faire honte que dans le cas où ils mentent. La nature a donné à l’homme la rougeur de la honte[3], afin qu’il se trahit lorsqu’il ment. Si donc les parents ne parlaient jamais de honte à leurs enfants que lorsqu’ils mentent, ils conserveraient tout le temps de leur vie cette rougeur à l’endroit du mensonge. Mais si on les fait rougir sans cesse, on leur donnera ainsi une timidité qui ne les quittera plus.

Il ne faut pas, comme on l’a déjà dit plus haut, briser la volonté des enfants, mais seulement la diriger de telle sorte qu’elle sache céder aux obstacles naturels. L’enfant doit d’abord obéir aveuglement. Il n’est pas naturel qu’il commande par ses cris, et que le fort obéisse au faible. On ne doit donc jamais céder aux cris des enfants, même dans leur première jeunesse, et leur laisser ce moyen d’obtenir ce qu’ils veulent. Les parents se trompent ordinairement ici, et croient pouvoir plus tard réparer le mal, en refusant à leurs enfants tout ce qu’ils demandent. Mais il est très-absurde de leur refuser sans raison ce qu’ils attendent de la bonté de leurs parents, uniquement pour leur faire éprouver une résistance et leur faire sentir qu’ils sont les plus faibles.

On gâte les enfants en faisant tout ce qu’ils veulent, et on les élève très-mal en allant toujours au-devant de leurs volontés et de leurs désirs. C’est ce qui arrive ordinairement, tant que les enfants sont un jouet pour leurs parents, surtout dans le temps où ils commencent à parler. Mais cette indulgence leur cause un grand dommage pour toute leur vie. En allant au-devant de leurs volontés, on les empêche sans doute de témoigner leur mauvaise humeur, mais ils n’en deviennent que plus emportés. Ils n’ont pas encore appris à connaître comment ils doivent se conduire. — La règle qu’il faut observer à l’égard des enfants dès leur première jeunesse, c’est donc d’aller à leur secours, lorsqu’ils crient et que l’on croit qu’il leur arrive quelque mal, mais de les laisser crier, quand ils ne le font que par mauvaise humeur. Et c’est une conduite du même genre qu’il faut constamment tenir plus tard. La résistance que l’enfant rencontre dans ce cas est toute naturelle, et elle est proprement négative, puisqu’on ne fait que refuser de lui céder. Bien des enfants, au contraire, obtiennent de leurs parents tout ce qu’ils désirent, en ayant recours aux prières. Si on leur laisse tout obtenir par des cris, ils deviennent méchants ; mais, s’ils l’obtiennent par des prières, ils deviennent doux. À moins donc qu’on n’ait quelque puissant motif pour agir autrement il faut céder à la prière de l’enfant. Mais, si l’on a ses raisons pour n’y pas céder, on ne doit plus se laisser toucher par beaucoup de prières. Tout refus doit être irrévocable. C’est un moyen infaillible de n’avoir pas besoin de refuser souvent.

Supposez qu’il y ait dans l’enfant, ce que l’on ne peut toutefois admettre que très-rarement, un penchant naturel à l’indocilité, le mieux est, quand il ne fait rien pour nous être agréable, de ne rien faire non plus pour lui. — En brisant sa volonté, on lui inspire des sentiments serviles ; la résistance naturelle, au contraire, produit la docilité.

La culture morale doit se fonder sur des maximes, non sur une discipline. Celle-ci empêche les défauts, celle-la forme la façon de penser. On doit faire en sorte que l’enfant s’accoutume à agir d’après des maximes et non d’après certains mobiles. La discipline ne laisse que des habitudes qui s’éteignent avec les années. L’enfant doit apprendre à agir d’après des maximes dont il aperçoive lui-même la justice. On voit aisément qu’il est difficile de produire cet effet chez les jeunes enfants, et que la culture morale exige beaucoup de lumières de la part des parents et des maîtres.

Lorsqu’un enfant ment, par exemple, on ne doit pas le punir, mais le traiter avec mépris, lui dire qu’on ne le croira plus à l’avenir, etc. Mais si on le punit, quand il fait mal, et qu’on le récompense, quand il fait bien, il fait alors le bien, pour être bien traité ; et, lorsque plus tard il entrera dans le monde ou les choses ne se passent point ainsi, mais où il peut faire le bien ou le mal sans recevoir de récompense ou de châtiment, il ne songera qu’aux moyens de faire son chemin et sera bon ou mauvais, suivant qu’il trouvera l’un ou l’autre plus avantageux.  —

Les maximes doivent sortir de l’homme même. On doit chercher de bonne heure à introduire dans les enfants par la culture morale l’idée de ce qui est bien ou mal. Si l’on veut fonder la moralité, il ne faut pas punir. La moralité est quelque chose de si sacré et de si sublime qu’on ne doit pas la rabaisser à ce point et la mettre sur le même rang que la discipline. Les premiers efforts de la culture morale doivent tendre à former le caractère. Le caractère consiste dans l’habitude d’agir d’après des maximes. Ce sont d’abord les maximes de l’école et plus tard celles de l’humanité. Au commencement l’enfant obéit à des lois. Les maximes sont aussi des lois, mais subjectives ; elles dérivent de l’entendement même de l’homme. Aucune transgression de la loi de l’école ne doit passer impunie, mais la punition doit toujours être appropriée à la faute.

Quand on veut former le caractère des enfants, il importe beaucoup qu’on leur montre en toutes choses un certain plan, de certaines lois, qu’ils puissent suivre exactement. C’est ainsi que, par exemple, on leur fixe un temps pour le sommeil, un pour le travail, un pour la récréation ; ce temps une fois fixé, on ne doit plus l’allonger ou l’abréger. Dans les choses indifférentes on peut laisser le choix aux enfants, pourvu qu’ils continuent toujours d’observer ce dont ils se sont une fois fait une loi. — Il ne faut pas essayer de donner à un enfant le caractère d’un citoyen, mais celui d’un enfant.

Les hommes qui ne se sont pas proposé certaines règles ne sauraient inspirer beaucoup de confiance[4] ; il arrive fréquemment qu’on ne peut se les expliquer, et l’on ne sait jamais au juste à quoi s’en tenir sur leur compte. On blâme souvent, il est vrai, les gens qui agissent toujours d’après des règles, par exemple l’homme qui a toujours une heure et un temps fixé pour chaque action ; mais souvent aussi ce blâme est injuste, et cette régularité est une disposition favorable au caractère, quoiqu’elle semble une gêne.

L’obéissance est avant toutes choses un trait essentiel du caractère d’un enfant, particulièrement d’un écolier. Elle est double : c’est d’abord une obéissance à la volonté absolue de celui qui dirige ; mais c’est aussi une obéissance à une volonté regardée comme raisonnable et bonne. L’obéissance peut venir de la contrainte, et elle est alors absolue, ou bien de la confiance, et elle est alors volontaire. Cette dernière est très-importante, mais la première aussi est extrêmement nécessaire ; car elle prépare l’enfant à l’accomplissement des lois qu’il devra exécuter plus tard comme citoyen, alors même qu’elles ne lui plairaient pas.

Les enfants doivent donc être soumis à une certaine loi de nécessité. Mais cette loi doit être une loi universelle, et il faut l’avoir toujours en vue dans les écoles. Le maître ne doit montrer aucune prédilection, aucune préférence pour un enfant entre plusieurs. Car autrement la loi cesserait d’être universelle. Dès que l’enfant voit que tous les autres ne sont pas soumis à la même règle que lui, il devient mutin.

On dit toujours qu’il faut tout présenter aux enfants de telle sorte qu’ils le fassent par inclination. Dans beaucoup de cas sans doute cela est bon, mais il y a beaucoup de choses qu’il faut leur prescrire comme des devoirs. Cela leur sera plus tard de la plus grande utilité pendant toute leur vie. Car dans les charges publiques, dans les travaux qu’exigent les fonctions que nous avons à remplir, et dans beaucoup d’autres cas le devoir seul peut nous conduire et non l’inclination. Quand on supposerait que l’enfant n’apercoit pas le devoir, toujours vaudrait-il mieux qu’on lui en donnât l’idée, et il voit bien d’ailleurs qu’il a des devoirs comme enfant, quoiqu’il voit plus difficilement qu’il en a comme homme. S’il pouvait aussi voir cela, ce qui n’est possible qu’avec les années, l’obéissance serait encore plus parfaite.

Toute transgression d’un ordre chez un enfant est un manque d’obéissance, qui entraîne une punition. Même lorque la transgression d’un ordre n’est qu’une simple négligence, la punition n’est pas inutile. Cette punition est ou physique ou morale.

La punition est morale lorsque l’on froisse notre penchant à être honorés et aimés, cet auxiliaire de la moralité, par exemple lorsqu’on humilie l’enfant, qu’on l’accueille avec une froideur glaciale. Il faut autant que possible entretenir ce penchant. Aussi cette espèce de punition est-elle la meilleure, car elle vient en aide à la moralité ; par exemple si un enfant ment, un regard de mépris est une punition suffisante, et c’est la meilleure punition.

La punition physique consiste ou bien dans le refus de ce que l’enfant désire, ou bien dans l’application d’une certaine peine. La première espèce de punition est voisine de la punition morale, et elle est négative. Les autres punitions doivent être appliquées avec précaution, afin qu’il n’en résulte pas des dispositions serviles (indoles servilis). Il n’est pas bon de distribuer aux enfants des récompenses, cela les rend intéressés, et produit en eux des dispositions mercenaires (indoles mercenaria).

L’obéissance est en outre ou bien celle de l’enfant, ou bien celle de l’adolescent. Le défaut d’obéissance est toujours suivi de punition. Ou bien cette punition est une punition toute naturelle, que l’homme s’attire par sa conduite, comme par exemple la maladie que se donne l’enfant quand il mange trop ; et cette espèce de punition est la meilleure, car l’homme la subit toute sa vie, et non pas seulement pendant son enfance. Ou bien la punition est artificielle. Le besoin d’être estimé et aimé est un sûr moyen de rendre les châtiments durables. Les punitions physiques ne doivent servir qu’à remédier à l’insuffisance des punitions morales. Lorsque les punitions morales n’ont plus d’effet et que l’on a recours aux punitions physiques, il faut renoncer à former jamais par ce moyen un bon caractère. Mais au commencement la contrainte physique sert à réparer dans l’enfant le défaut de réflexion. Les punitions que l’on inflige avec des signes de colère portent à faux. Les enfants n’y voient alors que des effets de la passion d’un autre, et ne se considèrent eux-mêmes que comme les victimes de cette passion. En général il faut faire en sorte qu’ils puissent voir que les punitions qu’on leur inflige ont pour but final leur amélioration. Il est absurde d’exiger des enfants que l’on punit qu’ils vous remercient, qu’ils vous baisent les mains, etc. ; c’est vouloir en faire des êtres serviles. Lorsque les punitions physiques sont souvent répétées, elles font des caractères intraitables ; et, lorsque les parents punissent leurs enfants pour leur égoïsme, ils ne font que les rendre plus égoïstes encore. — Ce ne sont pas toujours non plus les plus mauvais hommes qui sont intraitables, mais souvent ils se rendent aisément aux bonnes représentations.

L’obéissance de l’adolescent est distincte de celle de l’enfant. Elle consiste dans la soumission aux règles du devoir. Faire quelque chose par devoir, c’est obéir à la raison. C’est peine perdue que de parler de devoir aux enfants. Ils ne le voient en définitive que comme une chose dont la transgression est suivie de la férule. L’enfant pourrait être guidé par ses seuls instincts ; mais, lorsqu’il grandit, il a besoin de l’idée du devoir. Aussi ne doit-on pas chercher à mettre en jeu chez les enfants le sentiment de la honte, mais attendre pour cela le temps de la jeunesse. Il ne peut en effet trouver place en eux que quand l’idée de l’honneur a déjà pris racine.

Un second trait auquel il faut surtout s’attacher dans la formation du caractère de l’enfant, c’est la véracité. C’est en effet le trait principal et l’attribut essentiel du caractère. Un homme qui ment est sans caractère, et s’il y a en lui quelque chose de bon, c’est qu’il le tient de son tempérament. Bien des enfants ont un penchant pour le mensonge, qui n’a souvent d’autre cause qu’une certaine vivacité d’imagination. C’est aux pères à prendre garde qu’ils ne s’en fassent une habitude, car les mères regardent ordinairement cela comme une chose de nulle ou de médiocre importance ; elles y trouvent même une preuve flatteuse pour elles des dispositions et des capacités supérieures de leurs enfants. C’est ici le lieu de faire usage du sentiment de la honte, car l’enfant le comprend très-bien dans ce cas. La rougeur de la honte nous trahit quand nous mentons, mais elle n’est pas toujours une preuve de mensonge. On rougit souvent de l’effronterie avec laquelle un autre nous accuse d’une faute. On ne doit à aucun prix chercher à arracher la vérité aux enfants par des punitions, dût leur mensonge entraîner après soi quelque dommage : ils seront punis alors pour ce dommage. La perte de l’estime est la seule punition qui convienne au mensonge.

Les punitions peuvent aussi se diviser en négatives et positives. Les premières s’appliqueraient à la paresse ou au manque de moralité ou au moins de politesse, comme le mensonge, le défaut de complaisance, l’insociabilité. Les punitions positives sont pour la méchanceté. Avant toutes choses il faut éviter de garder rancune aux enfants.

Un troisième trait du caractère de l’enfant, c’est la sociabilité[5]. Il doit même entretenir avec les autres des relations d’amitié et ne pas toujours vivre pour lui seul. Bien des maîtres sont, il est vrai, contraires à cette idée ; mais cela est très-injuste. Les enfants doivent se préparer ainsi à la plus douce de toutes les jouissances de la vie. De leur côté, les maîtres ne doivent préférer aucun d’entre eux pour ses talents, mais seulement pour son caractère ; autrement il en résulterait une jalousie qui serait contraire à l’amitié.

Les enfants doivent aussi être candides, et leurs regards doivent être aussi sereins que le soleil. Un cœur content est seul capable de trouver du plaisir dans le bien. Toute religion qui assombrit l’homme est fausse, car il doit servir Dieu avec plaisir et non par contrainte. Il ne faut pas toujours retenir la gaieté sous la dure contrainte de l’école, car dans ce cas elle serait bientôt anéantie. La liberté l’entretient. C’est à cela que servent certains jeux où le cœur s’épanouit et où l’enfant s’efforce toujours de devancer ou de surpasser ses camarades. L’âme redevient alors sereine. Beaucoup de gens regardent le temps de leur jeunesse comme le plus heureux et le plus agréable de leur vie. Mais il n’en est pas ainsi. Ce sont les années les plus pénibles, parce qu’on est alors sous le joug, qu’on peut rarement avoir un ami véritable et plus rarement encore jouir de la liberté. Horace avait déjà dit : Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit 1[6].




(Sommaire. — Que l’enfant ne doit avoir que l’intelligence d’un enfant, p.101.)

Les enfants ne doivent être instruits que des choses qui conviennent à leur âge. Bien des parents se réjouissent de voir leurs enfants parler avec la sagesse des vieillards. Mais on ne fait ordinairement rien d’enfants de cette espèce. Un enfant ne doit avoir que la prudence d’un enfant. Il ne doit pas être un aveugle imitateur. Or un enfant qui met en avant les maximes de la sagesse des hommes est tout à fait en dehors de la destination de son âge, et c’est chez lui pure singerie. Il ne doit avoir que l’intelligence d’un enfant, et ne doit pas se montrer trop tôt. Un pareil enfant ne sera jamais un homme éclairé et d’une intelligence sereine. Il est tout aussi intolérable de voir un enfant vouloir suivre déjà toutes les modes, par exemple se faire friser, porter des bagues et même une tabatière. Il devient ainsi un être affecté qui ne ressemble guère à un enfant. Une société polie lui est un fardeau, et le courage de l’homme finit par lui manquer tout à fait. C’est pourquoi aussi il faut lutter de bonne heure chez lui contre la vanité, ou plutot ne pas lui donner l’occasion de devenir vain. C’est ce qui arrive, lorsque l’on n’a rien de plus pressé que de répéter aux enfants qu’ils sont beaux, que telle ou telle parure leur sied à merveille, ou qu’on leur promet et leur donne cette parure comme une récompense. La parure ne convient pas à des enfants. Ils ne doivent regarder leurs habillements bons ou mauvais que comme des besoins indispensables. Mais aussi les parents ne doivent y attacher pour eux-mêmes aucun prix, et éviter de se mirer devant eux ; car ici, comme partout, l’exemple est tout-puissant, et fortifie ou détruit les bonnes doctrines.



Notes de Kant[modifier]

  1. 1. « Notre science se mesure à notre mémoire. »
  2. Witz.
  3. Schamhaftigkeit.
  4. Sind unzuverlässig.
  5. Geselligkeit.
  6. 1. « L’enfant a beaucoup supporté et beaucoup fait. Il a sué et il a gelé. »  »


Notes du traducteur[modifier]