Traité de pédagogie (trad. Barni)/Traité/B

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 109-127).




B. — DE L’ÉDUCATION PRATIQUE


(Sommaire. — L’habileté et la prudence, p. 102. — Sustine et obstine, p. 103. — Du caractère, p. 104. — Devoirs envers soi-même, dignité humaine, p. 106. — Devoirs envers les autres, respect des droits de l’homme, p. 107. — D’un catéchisme du droit, p. 108. — De la bienfaisance, p. 109. — Ni envie ni humilité, p. 110. — Des désirs, des vices, des vertus, p. 110-111. — L’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? p. 111.)


L’éducation pratique comprend : 1o l’habileté ; 2o la prudence ; 3o la moralité. Pour ce qui est de l’habileté, il faut veiller à ce qu’elle soit solide et non pas fugitive. On ne doit pas avoir l’air de posséder la connaissance de choses, que l’on ne peut pas ensuite réaliser. La solidité doit être la qualité de l’habileté et tourner insensiblement en habitude dans l’esprit. C’est le point essentiel du caractère d’un homme. L’habileté est nécessaire au talent.

Pour ce qui est de la prudence, elle consiste dans l’art d’appliquer notre habileté à l’homme, c’est-à-dire de nous servir des hommes pour nos propres fins. Pour l’acquérir, bien des conditions sont nécessaires. C’est proprement la dernière chose dans l’homme, mais par son prix elle occupe le second rang.

Pour qu’un enfant puisse se livrer à la prudence, il faut qu’il se rende caché et impénétrable, tout en sachant pénétrer les autres. C’est surtout sous le rapport du caractère qu’il doit être caché. L’art de l’apparence extérieure est la convenance. Et c’est un art qu’il faut posséder. Il est difficile de pénétrer les autres, mais on doit nécessairement comprendre l’art de se rendre soi-même impénétrable. Il faut pour cela dissimuler, c’est-à-dire cacher ses fautes. Dissimuler n’est pas toujours f feindre et peut être parfois permis, mais cela touche de près à l’immoralité. La dissimulation est un moyen désespéré. La prudence exige que l’on ne montre pas trop de fougue, mais il ne faut pas non plus être trop indolent. On ne doit donc pas être emporté, mais vif, ce qui n’est pas la même chose. Un homme vif (strenuus) est celui qui a du plaisir à vouloir. Il s’agit ici de la modération de l’affection. La prudence concerne le tempérament.

La moralité concerne le caractère. Sustine et abstine 1[1], tel est le moyen de se préparer à une sage modération. Si l’on veut former un bon caractère, il faut commencer par écarter les passions. L’homme doit à l’endroit de ses penchants prendre l’habitude de ne pas les laisser dégénérer en passions, et apprendre à se passer de ce qui lui est refusé. Sustine signifie supporte et accoutume-toi à supporter.

Il faut du courage et une certaine disposition d’esprit, pour apprendre à se passer de quelque chose. On doit s’accoutumer aux refus, à la résistance, etc.

Au tempérament appartient la sympathie. Il faut préserver les enfants contre une sympathie trop vive ou trop langoureuse. La sympathie est réellement de la sensibilité ; elle ne convient qu’à un caractère sensible. Elle est distincte aussi de la pitié ; c’est un mal qui consiste à se lamenter simplement sur une chose. On devrait donner aux enfants de l’argent dans leur poche, pour qu’ils pussent soulager les malheureux : on verrait par là s’ils sont ou non compatissants ; quand ils ne sont jamais généreux qu’avec l’argent de leurs parents, ils perdent cette qualité. La maxime : festina lente 1[2] désigne une activité soutenue : on doit se hâter d’apprendre beaucoup, festina ; mais il faut aussi apprendre solidement, et par conséquent mettre du temps en toute chose, lente. La question est de savoir ce qui est préférable, ou d’une grande somme de connaissances, ou d’une somme moindre, mais plus solide. 11 vaut mieux savoir peu, mais bien savoir ce peu, que de savoir beaucoup et superficiellement ; car dans ce cas on finira toujours par s’apercevoir de l’insuffisance de ses connaissances. Mais l’enfant ne sait pas même dans quelles circonstances il pourra avoir besoin de telles ou telles connaissances, et c’est pourquoi le mieux est qu’il sache de tout quelque chose solidement : autrement il tromperait et éblouirait les autres avec des connaissances superficielles.

La chose la plus importante est de fonder le caractère[3]. Le caractère consiste dans la fermeté de résolution avec laquelle on veut faire quelque chose et on le met réellement à exécution. Vir propositi tenax 2[4], dit Horace, et c’est là le bon caractère. Ai-je, par exemple, promis quelque chose, je dois tenir ma promesse, quelque inconvénient qui en puisse résulter pour moi. En effet un homme qui prend une certaine résolution et qui ne l’exécute pas, ne peut plus se fier à lui-même. Si, par exemple, ayant pris la résolution de me lever tous les jours de bonne heure pour étudier, ou pour faire ceci ou cela, ou pour me promener, je m’excuse ensuite, au printemps, sur ce qu’il fait encore trop froid le matin et que cela pourrait m’être contraire ; en été, sur ce qu’il est bon de dormir et que le sommeil m’est alors particulièrement agréable ; et si je remets ainsi de jour en jour l’exécution de ma résolution, je finis pas perdre toute confiance en moi-même.

Ce qui est contraire à la morale doit être exclu des résolutions de ce genre. Dans un homme méchant le caractère est très-mauvais, mais on l’appelle déjà de l’opiniâtreté, et même alors on aime à voir quelqu’un exécuter ses résolutions et s’y montrer constant, quoique l’on préférât le voir tel dans le bien.

Il n’y a pas beaucoup à compter sur quelqu’un qui ajourne toujours l’exécution de ses desseins, comme sa future conversion. En effet, un homme qui a toujours vécu dans le vice et qui veut être converti en un instant, ne peut y parvenir ; il faudrait un miracle pour qu’il devint tout d’un coup ce qu’est celui qui toute sa vie s’est bien conduit et n’a jamais eu que de bonnes pensées. Il n’y a non plus rien à attendre des pèlerinages, des mortifications et des jeûnes, car on ne voit pas en quoi ces pèlerinages et d’autres usages de ce genre peuvent contribuer à faire d’un homme vicieux un homme vertueux.

Quel profit pour l’honnêteté et pour l’amélioration des mœurs, de jeûner pendant le jour sauf à manger davantage pendant la nuit, ou d’infliger à son corps une expiation qui ne saurait contribuer en rien à la conversion de l’âme ?

Si l’on veut fonder dans les enfants un caractère moral, il importe de ne pas perdre de vue les observations suivantes :

Il faut leur indiquer, autant que possible, par des exemples et des règlements les devoirs qu’ils ont à remplir. Les devoirs que les enfants ont à remplir ne sont autres que les devoirs ordinaires envers soi-même et envers les autres. Ces devoirs doivent donc être tirés de la nature des choses. Nous devons donc considérer ici de plus près :

a. — Les devoirs envers soi-même. Ils ne consistent pas à se procurer un habillement magnifique, à donner de splendides repas, etc., quoique dans l’habillement et dans les repas il faille rechercher la propreté. Ils ne consistent pas non plus à chercher à satisfaire ses désirs et ses penchants, car on doit au contraire se montrer très-mesuré et très-réservé, mais à conserver dans son intérieur une certaine dignité, celle qui fait de l’homme une créature plus noble que toutes les autres. C’est en effet le devoir de l’homme de ne pas méconnaître dans sa propre personne cette dignité de l’humanité.

Or nous oublions cette dignité quand, par exemple, nous nous adonnons à la boisson, quand nous nous livrons à des vices contre nature, quand nous nous jetons dans toutes sortes de déréglements, etc., toutes choses qui ravalent l’homme bien au-dessous de l’animal. Il n’est pas moins contraire à la dignité de l’humanité de ramper devant les autres, ou de les accabler de compliments, dans l’espoir de capter leurs bonnes grâces par une si indigne conduite.

On devrait rendre la dignité humaine sensible à l’enfant dans sa propre personne, par exemple dans le cas de malpropreté, qui à tout le moins messied à l’humanité. Mais c’est par le mensonge que l’enfant se rabaisse réellement au-dessous de la dignité humaine, car il suppose déjà développée en lui la faculté de penser et celle de communiquer aux autres ses pensées. Le mensonge fait de l’homme un objet de mépris général, et il lui enlève à ses propres yeux l’estime et la confiance que chacun devrait avoir à l’égard de soi-même.

b. — Les devoirs envers autrui. On doit inculquer de très-bonne heure à l’enfant le respect des droits de l’homme, et veiller à ce qu’il le mette en pratique. Si, par exemple, un enfant rencontre un autre enfant pauvre et qu’il le repousse fièrement de son chemin, ou qu’il lui donne un coup, on ne doit pas lui dire : « Ne fais pas cela, cela fait mal à cet enfant ; sois donc compatissant, c’est un pauvre enfant, etc. ; » mais il faut le traiter à son tour avec la même fierté et lui faire vivement sentir combien sa conduite est contraire au droit de l’humanité. Pour ce qui est de la générosité, les enfants n’en ont pas du tout. C’est ce dont on peut se convaincre, par exemple, lorsque des parents commandent à leur enfant de donner à un autre la moitié de sa tartine, sans lui en promettre une autre : ou il n’obéit pas, ou, s’il le fait par hasard, ce n’est qu’à contre-cœur. On ne saurait guère d’ailleurs parler aux enfants de générosité, puisqu’ils n’ont encore rien à eux.

Beaucoup d’auteurs ont tout à fait omis ou ont mal compris, comme Crugott, la section de la morale qui contient la doctrine des devoirs envers soi-même. Le devoir envers soi-même consiste, comme il a été dit, à conserver la dignité de l’humanité dans sa propre personne. L’homme se censure, en fixant ses regards sur l’idée de l’humanité. Il trouve dans cette idée un original auquel il se compare. Lorsque le nombre des années augmente et que le goût du sexe commence à se développer, c’est alors le moment critique, et l’idée de la dignité humaine est seule capable de retenir le jeune homme dans les bornes. Il faut l’avertir de bonne heure de se méfier de ceci ou de cela.

Nos écoles manquent presque entièrement d’une chose qui serait cependant fort utile pour former les enfants à la loyauté, je veux dire un catéchisme du droit. Il devrait contenir, sous une forme populaire, des cas concernant la conduite à tenir dans la vie ordinaire, et qui amèneraient toujours naturellement cette question : cela est-il juste ou non ? Si, par exemple, quelqu’un, qui doit payer aujourd’hui son créancier, se laisse toucher par la vue d’un malheureux et lui donne la somme dont il est redevable et qu’il devrait payer, cela est-il juste ou non ? Non, cela est injuste, car il faut être libre de toute dette pour pouvoir pratiquer la bienfaisance. En donnant de l’argent à un pauvre, je fais une chose méritoire ; mais en payant ma dette je ne fais que ce que je dois. On demanderait en outre si la nécessité peut justifier le mensonge. Non ! on ne saurait concevoir un seul cas où il peut être excusé, du moins devant les enfants, qui autrement prendraient la plus petite chose pour une nécessité et se permettraient souvent de mentir. S’il y avait un livre de ce genre, on pourrait y consacrer fort utilement une heure chaque jour, afin d’apprendre aux enfants à connaître et à prendre à cœur le droit des hommes, cette prunelle de Dieu sur la terre.

Quant à l’obligation d’être bienfaisant, ce n’est qu’une obligation imparfaite. Il faut moins amollir qu’éveiller le cœur des enfants pour le rendre sensible au sort d’autrui. Qu’il soit plein, non de sentiment, mais de l’idée du devoir. Beaucoup de personnes sont devenues réellement impitoyables parce que, s’étant montrées autrefois compatissantes, elles s’étaient souvent vues tromper. Il est inutile de vouloir faire sentir à un enfant le côté méritoire des actions. Les prêtres commettent très-souvent la faute de présenter les actes de bienfaisance comme quelque chose de méritoire. Sans représenter que nous ne pouvons jamais faire à l’égard de Dieu que ce que nous devons, on peut dire que nous ne faisons aussi que notre devoir en faisant du bien aux pauvres. En effet, l’inégalité du bien-être des hommes ne vient que de circonstances accidentelles. Si donc je possède de la fortune, je ne la dois qu’au hasard des circonstances qui m’a été favorable à moi-même ou à celui qui m’a précédé, et je n’en dois pas moins tenir compte du tout dont je fais partie.

On excite l’envie dans un enfant, en l’accoutumant à s’estimer d’après la valeur des autres. Il doit s’estimer au contraire d’après les idées de sa raison. Aussi l’humilité n’est-elle proprement autre chose qu’une comparaison de sa valeur avec la perfection morale. Ainsi, par exemple, la religion chrétienne, en ordonnant aux hommes de se comparer au souverain modèle de la perfection, les rend plutôt humbles qu’elle ne leur enseigne l’humilité. Il est très-absurde de faire consister l’humilité à s’estimer moins que d’autres. — Vois comme tel ou tel enfant se conduit ! etc. Parler ainsi aux enfants n’est pas le moyen de leur inspirer de nobles sentiments. Quand l’homme estime sa valeur d’après les autres, il cherche, ou bien à s’élever au-dessus d’eux, ou bien à les rabaisser. Ce dernier cas est l’envie. On ne songe alors qu’à mettre sur le compte des autres toutes sortes de défauts ; car, s’ils n’étaient pas là, on n’aurait point de comparaison à craindre entre eux et soi, et l’on serait le meilleur. L’esprit d’émulation mal appliqué ne produit que l’envie. Le cas où l’émulation pourrait servir à quelque chose serait celui où l’on voudrait persuader à quelqu’un qu’une chose est praticable, comme, par exemple, quand j’exige d’un enfant une certaine tâche et que je lui montre que les autres ont pu la remplir.

On ne doit en aucune manière permettre à un enfant d’humilier les autres. Il faut chercher à écarter toute fierté qui n’aurait d’autre motif que les avantages de la fortune. Mais il faut chercher en même temps à fonder la franchise. C’est une confiance modeste en soi-même. Elle met l’homme en état de montrer tous ses talents d’une manière convenable. Il faut bien la distinguer de l’insolence, qui consiste dans l’indifférence à l’égard du jugement d’autrui.

Tous les désirs de l’homme sont ou formels (liberté et pouvoir), ou matériels (relatifs à un objet) : ce sont des désirs d’opinion ou de jouissance ; ou bien enfin ils se rapportent à la seule durée de ces deux choses, comme éléments du bonheur.

Les désirs de la première espèce sont le désir des honneurs, celui du pouvoir et celui des richesses. Les désirs de la seconde sont ceux de la jouissance du sexe (ou de la volupté), de celle des choses (ou du bien-être) et de celle de la société (ou de la conversation). Les désirs de la troisième espèce enfin sont l’amour de la vie, de la santé, de l’aisance (le désir d’être exempt de soucis dans l’avenir).

Les vices sont ou de méchanceté, ou de bassesse, ou d’étroitesse d’esprit. À ceux de la première espèce appartiennent l’envie, l’ingratitude et la joie causée par le malheur d’autrui ; à ceux de la seconde, l’injustice, l’infidélité (la fausseté), le dérèglement, soit dans la dissipation de ses biens, soit dans celle de la santé (intempérance) et de l’honneur. Les vices de la troisième espèce sont la dureté du cœur, l’avarice, la paresse (la mollesse).

Les vertus sont de pur mérite, ou d’obligation stricte, ou d’innocence. Aux premières appartiennent la grandeur d’âme (qui consiste à se vaincre soi-même, soit dans le colère, soit dans l’amour du bien-être, soit dans celui des richesses), la bienfaisance, la domination de soi-même ; aux secondes, la loyauté, la bienséance et la douceur ; aux troisièmes enfin, la bonne foi, la modestie et la tempérance.

C’est une question si l’homme est par sa nature moralement bon ou mauvais. Je réponds qu’il n’est ni l’un ni l’autre, car il n’est pas naturellement un être moral ; il ne le devient que quand il élève sa raison jusqu’aux idées du devoir et de la loi. On peut dire cependant qu’il a en lui originairement des penchants pour tous les vices, car il a des inclinations et des instincts qui le poussent d’un côté, tandis que sa raison le pousse d’un autre. Il ne saurait donc devenir moralement bon qu’au moyen de la vertu, c’est-à-dire d’une contrainte exercée sur lui-même, quoiqu’il puisse être innocent tant que ses passions sommeillent.

Les vices résultent pour la plupart de ce que l’état de civilisation fait violence à la nature, et pourtant notre destination comme hommes est de sortir du pur état de nature où nous ne sommes que comme des animaux. L’art parfait retourne à la nature. Tout dans l’éducation dépend d’une chose : c’est que l’on établisse partout les bons principes, et qu’on sache les faire comprendre et admettre par les enfants. Ils doivent apprendre à substituer l’horreur de ce qui est révoltant ou absurde à celle de la haine, la crainte de leur propre conscience à celle des hommes et des châtiments divins, l’estime d’eux-mêmes et la dignité intérieure à l’opinion d’autrui, — la valeur intérieure des actions à celle des mots et la conduite aux mouvements du cœur, — l’intelligence au sentiment, — enfin une piété sereine et de bonne humeur à une dévotion chagrine, sombre et sauvage. Mais il faut avant tout préserver les enfants contre le danger d’estimer beaucoup trop haut les mérites de la fortune (merita fortunæ).



Sommaire. — De la religion dans l’éducation, p. 112. — Quelle idée de Dieu on doit inspirer aux enfants, p.111. — Rapports de la morale et de la religion, p. 111.)

Si l’on examine l’éducation des enfants dans son rapport avec la religion, la question est de savoir s’il est possible d’inculquer de bonne heure aux enfants des idées religieuses. C’est un point de pédagogie sur lequel on a beaucoup disputé. Les idées religieuses supposent toujours quelque théologie. Or comment enseigner une théologie à la jeunesse, qui, loin de connaître le monde, ne se connait pas encore elle-même ? Comment la jeunesse, qui ne sait encore ce que c’est que le devoir, serait-elle en état de comprendre un devoir immédiat envers Dieu ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, s’il pouvait arriver que les enfants ne fussent jamais témoins d’aucun acte de vénération envers l’Être suprême, et même qu’ils n’entendissent jamais prononcer le nom de Dieu, il serait alors conforme à l’ordre des choses d’attirer d’abord leur attention sur les causes finales et sur ce qui convient à l’homme, d’exercer par là leur jugement, de les instruire de l’ordre et de la beauté des fins de la nature, d’y joindre ensuite une connaissance plus étendue encore du système du monde, et de leur ouvrir d’abord par ce moyen l’idée d’un Être suprême, d’un législateur. Mais, comme cela n’est pas possible dans l’état actuel de la société, comme on ne peut faire qu’ils n’entendent pas prononcer le nom de Dieu et qu’ils ne soient pas témoins des démonstrations de la dévotion à son égard, si l’on voulait attendre pour leur apprendre quelque chose de Dieu, il en résulterait pour eux ou une grande indifférence, ou des idées fausses, comme par exemple la crainte de la puissance divine. Or, comme il faut éviter que cette idée ne se glisse dans l’imagination des enfants, on doit, pour les en préserver, chercher de bonne heure à leur inculquer des idées religieuses. Cependant cela ne doit pas être une affaire de mémoire et d’imitation, une pure singerie, mais le chemin choisi doit toujours être approprié à la nature. Les enfants comprendront, même sans avoir d’idée abstraite du devoir, de l’obligation, de la bonne ou mauvaise conduite, qu’il y a une loi du devoir, que ce n’est pas la commodité, l’utilité ou d’autres considérations de ce genre qui la déterminent, mais quelque chose de général qui ne se règle pas sur les caprices des hommes. Mais le maître même doit se faire cette idée.

On doit d’abord tout attribuer à Dieu dans la nature et ensuite la lui attribuer elle-même. On montrera, par exemple, en premier lieu, comment tout est disposé pour la conservation des espèces et leur équilibre, mais de loin aussi pour l’homme, de telle sorte qu’il puisse travailler lui-même à son bonheur.

Le meilleur moyen de rendre d’abord claire l’idée de Dieu, ce serait d’y chercher une analogie dans celle d’un père de famille sous la surveillance duquel nous serions placés ; on arrive ainsi très-heureusement à concevoir l’unité des hommes qu’on se représente comme formant une seule famille.

Qu’est-ce donc que la religion ? La religion est la loi qui réside en nous, en tant qu’elle reçoit son influence sur nous d’un législateur et d’un juge ; c’est la morale appliquée à la connaissance de Dieu. Quand on n’unit pas la religion à la moralité, elle n’est plus qu’une manière de solliciter la faveur céleste. Les cantiques, les prières, la fréquentation des églises, toutes ces choses ne doivent servir qu’à donner à l’homme de nouvelles forces et un nouveau courage pour travailler à son amélioration ; elles ne doivent être que l’expression d’un cœur animé par l’idée du devoir. Ce ne sont que des préparations aux bonnes œuvres, mais non de bonnes œuvres, et l’on ne peut plaire à l’Être suprême qu’en devenant meilleur.

Il faut avec les enfants commencer par la loi qu’ils portent en eux. L’homme est méprisable à ses propres yeux quand il tombe dans le vice. Ce mépris a son principe en lui-même, et non dans cette considération que Dieu a défendu le mal ; car il n’est pas nécessaire que le législateur soit en même temps l’auteur de la loi. C’est ainsi qu’un prince peut défendre le vol dans ses États, sans qu’on puisse le considérer pour cela comme l’ auteur de la défense du vol. L’homme apprend par là à reconnaître que sa bonne conduite seule peut le rendre digne du bonheur. La loi divine doit paraître en même temps comme une loi naturelle, car elle n’est pas volontaire. La religion rentre donc dans la moralité.

Mais il ne faut pas commencer par la théologie. La religion, qui est fondée simplement sur la théologie, ne saurait contenir quelque chose de moral. On n’y aura d’autres sentiments que celui de la crainte, d’une part, et l’espoir de la récompense de l’autre, ce qui ne produira qu’un culte superstitieux. Il faut donc que la moralité précède et que la théologie la suive, et c’est là ce qui s’appelle la religion.

La loi considérée en nous s’appelle la conscience. La conscience est proprement l’application de nos actions à cette loi. Les reproches de la conscience resteront sans effet, si on ne les considère pas comme les représentants de Dieu, dont le siége sublime est bien élevé au-dessus de nous, mais qui a aussi établi en nous un tribunal. Mais d’un autre côté, quand la religion ne se joint pas à la conscience morale, elle est aussi sans effet. Comme on l’a déjà dit, la religion, sans la conscience morale, est un culte superstitieux. On pense servir Dieu en le louant, par exemple, en célébrant sa puissance, sa sagesse, sans songer à remplir les lois divines, sans même connaître cette sagesse et cette puissance et sans les étudier. On cherche dans ces louanges comme un narcotique pour sa conscience, ou comme un oreiller sur lequel on espère reposer tranquillement.

Les enfants ne sauraient comprendre toutes les idées religieuses, mais on peut cependant leur en inculquer quelques-unes ; seulement elles doivent être plutôt négatives que positives. — Il est inutile de leur faire réciter des formules, et même cela ne peut que leur donner une fausse idée de la piété. La vraie manière d’honorer Dieu, c’est d’agir suivant la volonté de Dieu, et c’est là ce qu’il faut enseigner aux enfants. On doit veiller, dans l’intérêt des enfants comme aussi pour soi-même, à ce que le nom de Dieu ne soit pas si souvent profané. L’invoquer dans les souhaits que l’on forme, fût-ce même dans une intention pieuse, est une véritable profanation. Toutes les fois que les hommes prononcent le nom de Dieu, ils devraient être pénétrés de respect ; et c’est pourquoi ils devraient rarement en faire usage, et jamais légèrement. L’enfant doit apprendre à sentir du respect pour Dieu, d’abord comme maître de sa vie et du monde entier, ensuite comme protecteur des hommes, et enfin comme leur juge. On dit que Newton se recueillait toujours un moment quand il prononçait le nom de Dieu.

En éclaircissant à la fois dans l’esprit de l’enfant l’idée de Dieu et celle du devoir, on lui apprend à mieux respecter les soins que Dieu a pris à l’égard de ses créatures, et on le préserve contre ce penchant à la destruction et à la cruauté, qui se plaît de tant de facons à tourmenter les petits animaux. On devrait en même temps instruire la jeunesse à découvrir le


(Sommaire. — De la puberté, des idées et des connaissances nouvelles qu’elle comporte, p. 117. — De la distinction que commence à faire l’enfant des rangs et de l’inégalité des hommes, p. 118. — Conseils généraux, p. 119.)


Il faut donc inculquer aux enfants quelques idées de l’Être suprême, afin que, lorsqu’ils voient les autres prier, etc., ils puissent savoir pour qui et pour quoi on agit ainsi. Mais ces idées ne doivent être que très-peu nombreuses, et, comme on l’a dit, purement négatives. Il faut commencer dès la première jeunesse à les leur inculquer, mais en même temps il faut prendre garde qu’ils n’estiment les hommes d’après la pratique de leur religion ; car, malgré la diversité des religions, il y a partout unité de religion.

Nous ajouterons, pour conclure, quelques remarques, qui sont particulièrement à l’adresse des enfants entrant dans l’adolescence. Le jeune homme commence à cette époque à faire certaines distinctions qu’il n’avait pas faites auparavant. C’est en premier lieu la différence des sexes. La nature a jeté là-dessus en quelque sorte le voile du secret, comme s’il y avait là quelque chose qui ne fût pas décent pour l’homme et qui ne fût en lui qu’un besoin de l’animal. Elle a cherché à l’unir avec toute espèce de moralité possible. Les nations sauvages elles-mêmes se conduisent en cela avec une sorte de pudeur et de retenue. La curiosité des enfants adresse parfois aux grandes personnes des questions à ce sujet : ils demandent, par exemple, d’où viennent les enfants ; mais on les satisfait aisément, ou bien en leur faisant des réponses qui ne signifient rien, ou bien en leur répondant que c’est là une question d’enfant.

Le développement de ces penchants dans l’ adolescent est mécanique ; et, comme dans tous les instincts qui se développent en lui, il n’a même besoin pour cela de la connaissance d’aucun objet. Il est donc impossible de maintenir ici l’adolescent dans l’ignorance et dans l’innocence qui y est liée. Par le silence on ne fait qu’empirer le mal. C’est ce que montre bien l’éducation de nos aïeux. Dans celle de notre temps, on admet avec raison qu’il faut parler à l’adolescent de ces sortes de choses sans détour et d’une manière claire et précise. C’est là sans doute un point délicat, puisque l’on n’en fait pas volontiers un objet d’entretien public. Mais tout sera bien fait si on lui en parle d’une manière sérieuse et digne, et si l’on entre dans ses penchants.

La treizième ou la quatorzième année est ordinairement l’époque où le penchant pour le sexe se développe dans l’adolescent (quand cela arrive plus tôt, c’est que les enfants ont été débauchés et perdus par de mauvais exemples). Alors aussi leur jugement est déjà formé, et la nature l’a tout juste préparé pour le temps où l’on peut parler de cela avec eux.

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Que l’adolescent apprenne de bonne heure à témoigner à l’autre sexe le respect qui lui est dû, à mériter de son côté l’estime de ce sexe par une louable activité, et à aspirer ainsi à l’honneur d’une heureuse union.

Une seconde différence que l’adolescent commence à faire vers le temps où il entre dans le monde, c’est celle qui résulte de la distinction des rangs et de l’inégalité des hommes. Tant qu’il reste enfant, il ne faut pas la lui faire remarquer. On ne doit pas même lui permettre de donner des ordres aux domestiques. S’il remarque que ses parents commandent aux domestiques, on peut toujours lui dire : Nous leur donnons du pain, et c’est pour cela qu’ils nous obéissent ; tu ne veux pas faire cela, eh bien ! nous n’avons pas besoin de t’obéir. Les enfants ne savent rien de cette différence, si les parents ne leur en donnent pas eux-mêmes l’idée. Il faut montrer à l’adolescent que l’inégalité des hommes est une disposition qui vient de ce que certains hommes ont cherché à se distinguer des autres par certains avantages. La conscience de l’égalité des hommes dans l’inégalité civile peut lui être peu à peu inculquée.

Il faut accoutumer le jeune homme à s’estimer absolument et non d’après les autres. L’estime d’autrui, dans tout ce qui ne constitue nullement la valeur de l’homme, est affaire de vanité. Il faut en outre lui enseigner à avoir de la conscience en toute chose, et à s’efforcer non-seulement de paraître, mais d’être. Habituez-le à veiller à ce que, dans aucune circonstance où il a une fois pris sa résolution, elle ne devienne une vaine résolution ; il vaudrait mieux n’en prendre aucune, et laisser la chose en suspens ; — enseignez-lui la modération à l’endroit des circonstances extérieures et la patience dans les travaux : sustine et abstine ; — enseignez-lui aussi la modération dans les plaisirs. Quand on ne désire pas seulement des plaisirs, mais qu’on sait aussi être patient dans le travail, on devient un membre utile de la communauté et on se préserve de l’ennui.

Il faut de plus instruire le jeune homme à se montrer enjoué et de bonne humeur. La sérénité du cœur résulte naturellement d’une conscience sans reproche. — Recommandez-lui l’égalité d’humeur. On peut arriver par l’usage à se montrer toujours de bonne humeur en société.

On doit s’accoutumer à considérer beaucoup de choses comme des devoirs. Une action doit m’être précieuse, non parce qu’elle s’accorde avec mon penchant, mais parce que je remplis mon devoir en la faisant.

Il faut développer l’amour d’autrui et ensuite tous les sentiments cosmopolites. Il y a dans notre âme quelque chose qui fait que nous nous intéressons : 1° à notre moi ; 2° à ceux avec lesquels nous avons été élevés, et 3° même au bien du monde. Il faut rendre cet intérêt familier aux enfants, et faire qu’il échauffe leurs âmes. Ils doivent se réjouir du bien du monde, encore que ce ne soit pas l’avantage de leur patrie ou leur propre avantage.

Il faut les exercer à n’attacher qu’une médiocre valeur à la jouissance des plaisirs de la vie. On écartera ainsi la crainte puérile de la mort. Il faut montrer aux jeunes gens que la jouissance ne tient pas ce qu’elle promet. —

Il faut enfin appeler leur attention sur la nécessité de régler chaque jour leur propre compte, afin de pouvoir faire à la fin de leur vie une estimation de la valeur acquise.



Notes de Kant[modifier]

  1. 1. « Supporte et abstiens-toi. »
  2. 1. « Hâte-toi lentement. »
  3. Die Gründung des Charakters.
  4. 2. « Un homme ferme dans ses desseins. »


Notes du traducteur[modifier]