Traité des aliments de carême/Partie 1/Sur l’usage de la macreuse en Carême

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Jean-Baptiste Coignard (Tome Ip. 389-498).


EXAMEN DES RAISONS, par lesquelles on prétend prouver dans le Traité des Dispenses, que l’usage de la Macreuse, du Loutre, de la Tortüe, &c. est illicite en Carême.



On décide dans le Traité des Dispenses, qu’il n’est non plus permis en Carême, de manger d’une Macreuse, que d’un Canard : d’une Tortuë, que d’un Veau, d’un Loutre, que d’un Chat : si c’était la coûtume d’en manger. Peu s’en faut qu’on ne condamne aussi les Grenoüilles : mais on veut bien les excepter, nous en verrons les raisons dans un moment.

Pour décrier l’usage de la Macreuse, de la Tortuë & du Loutre en Carême, l’Auteur tâche de faire voir, par toutes les raisons qu’il peut imaginer, que ces animaux ne doivent point être mis au rang des poissons ; (ce qui n’est qu’une question de nom) ; & que par consequent il est défendu d’en manger en Carême : ce qu’on lui nie absolument ; puisqu’en cas qu’ils ne soient pas de veritables poissons, ils ne laissent pas de tenir de la nature du poisson, comme il sera facile de le voir par diverses remarques que nous ferons sur ce sujet : mais quoi-que la question ne soit pas de sçavoir ces animaux sont de vrais poissons ou non, nous ne laisserons pas d’examiner d’abord les raisons dont l’Auteur se sert pour les exclurre du rang des vrais poissons ; les voici mot à mot.

« Le propre des poissons en général, dit-il[1], c’est d’avoir des oüies, des arêtes, des nageoires, & peu ou point de sang. Si l’on joint à tout ceci qu’un poisson est une sorte d’animal qui ne peut se passer d’eau, & qui ne peut vivre ailleurs, on aura la veritable idée de sa nature. Tous les animaux marins, ou qui s’aiment dans l’eau, ne sont donc pas poissons : ceux-là ont besoin d’eau pour leur commodité, ou leur bien-aise ; ceux-ci meurent par tout ailleurs. Les poissons pourront bien vivre quelque tems sur terre, mais les autres parviendront même à y vivre continuellement : ainsi la Tortuë s’accoûtume à la terre sans avoir besoin d’eau : car on sçait que les Tortuës de terre sont originairement les mêmes que celles de mer. De même les Grenoüilles, si amies des marais, s’accoûtument à vivre dans les buissons, & au milieu d’arides campagnes. Il n’en est pas de même des vrais poissons ; car on ne parviendra jamais à les accoûtumer à vivre long-tems hors de l’eau. On doute, poursuit nôtre Auteur[2], qu’au portrait qu’on vient de faire du poisson, on reconnaisse la Macreuse, le Loutre, la Tortuë, ni même la Grenoüille : car il n’est rien à quoi ils ressemblent si peu. Ils n’ont pas d’oüies, par exemple, parties cependant presque universellement propres aux poissons, puisqu’on les remarque en ceux même dans lesquels on démêle moins bien les parties, comme dans les Moules, les Huitres ; ces animaux n’ont point encore de nageoires ; mais des pieds, & même des ailes : ils ont beaucoup de sang, & des os trés-bien formez : de sorte que souvent on ne les distingueroit pas des autres animaux, les moins ressemblans aux poissons. Enfin, tous ces animaux ne sont pas si absolument dépendans de l’eau, qu’ils ne puissent vivre sur terre. Il faut donc conclurre que les Macreuses, les Loutres, &c. ne sont point des poissons. Pourquoi d’ailleurs le seroient-ils plûtôt que les Plongeons, les Poules, & les Rats-d’eau, qu’on n’a encore osé faire passer pour poissons ? La Poule-d’eau, sur tout, qui étoit comme la Macreuse des Anciens, n’étoit point un poisson, selon eux ; mais un oiseau aquatique. C’est qu’un animal peut changer d’élement ou d’habitation, sans changer de nature. Ainsi les meilleurs Auteurs conviennent que la terre de certains cantons renferme dans son sein plus d’une sorte de poissons, qu’on nomme Terriens[3] ; & on rapporte qu’en Egypte, au tems du labour des terres, il se fait une espece de recolte de poissons qu’on découvre sous la terre, à mesure qu’on la prépare : on prétend même qu’il s’en trouve proche de Montpellier, & en quelques autres endroits de la France[4]. Or comme on ne s’est point avisé d’apeller Taupes ou Mulots ces sortes de poissons, quoi-qu’ils vivent sous terre : on n’est pas mieux fondé à nommer Poissons, des Oiseaux ou des Quadrupedes qui vivent dans l’eau. »

Nôtre Auteur, outre cela, dit que les Macreuses s’accouplent ; qu’elles font des œufs, & les couvent. Que les Loutres multiplient aussi par accouplement ; que de plus ils ont du poil, qu’ils sont voraces, comme les chats, & qu’ils vivent en Quadrupedes, au milieu des eaux ; en sorte que le Loutre est proprement un chat d’eau : enfin, que les Tortuës font des œufs, gros comme ceux des poules ; d’où il conclud qu’on ne peut donc regarder les Macreuses, les Loutres, les Tortuës, comme des poissons ; que peut-être même pourvoit-on, par de semblables raisons, donner à douter que les Grenoüilles fussent de ce genre.

Il ajoûte dans la seconde édition[5], que la Macreuse a des poumons, & que les poissons n’en ont point ; parce qu’ils n’ont ni à chanter ni à parler : que d’autres marques qui distinguent encore les poissons des autres animaux, sont aussi peu favorables aux Macreuses ; sçavoir que les poissons se vuident par le milieu du ventre ; au lieu que les oiseaux, les quadrupedes & les insectes, se vuident comme l’on sçait ; que les oiseaux ont plusieurs estomacs, & que les poissons n’en ont qu’un seul ; que les estomacs des oiseaux sont musculeux & charnus, & que celui des poissons est membraneux ; qu’aux oiseaux, l’intestin cæcum est situé proche de l’estomac, & que dans les poissons il en est trés-éloigné ; qu’il n’y a rien en tout cela qui fasse reconnaître la Macreuse pour poisson.

Voilà bien des raisons pour prouver ce qui n’a guéres besoin de preuve ; mais il n’importe, nous les examinerons.

1o Le propre des poissons est d’avoir des arêtes, dit l’Anonyme, au lieu que la Macreuse, le Loutre & la Tortuë ont des os. Mais est-ce sérieusement qu’on nous parle ainsi ? Car enfin, qu’est-ce que ce corps solide, qui s’étend depuis la tête du poisson jusqu’à la queuë, sinon l’épine du poisson, accompagnée de ses côtes ? Or, qu’est-ce que l’épine, dans les poissons qui l’ont dure, sinon un assemblage d’os[6] ? A la verité, les côtes de la plûpart des poissons sont appellées en François Arêtes ; mais c’est à cause de leur figure ; qui les fait ressembler à ces piquans, qu’on remarque aux épics, & qui sont nommez en Latin Aristæ ; d’où on a fait le mot d’Arête ; ainsi, prétendre, comme on fait ici, que les poissons n’ont point d’os, parce qu’ils ont des arêtes, c’est prétendre que le cerf n’a point de cornes, parce qu’il a un bois. Au reste, il faut que nôtre Auteur, ne sçache pas qu’on dit désosser un poisson, comme on dit, désosser un liévre ; & que les Marchands vendent de deux sortes de Thon, dont l’un s’appelle Thon desossé, parce qu’on en a ôté les arêtes ; il ne sçait pas non plus apparemment, qu’il y a dans la tête de plusieurs poissons, des os fort estimez contre certaines maladies[7]. Que dira-t-il, sur tout, de l’os de Séche ? Il exclurra, sans doute, la Séche du nombre des poissons. Mais, en même tems, que deviendront les Ecrevisses, les Huîtres, les Moules, qui ne sont que chair & cartilages, si le propre des poissons est d’avoir des arêtes ?

L’Anonyme donne un tour adroit à son Argument, dans la seconde édition ; mais un tour cependant, qui rend l’Argument encore plus mauvais. « Voici, dit-il[8], quelque chose de plus précis contre la Macreuse : il est de deux sortes de parties, qui ne se trouvent absolument que dans le poisson, & dont la Macreuse, non plus que le Loutre & le Castor, n’ont aucun vestige : ce sont les arêtes & les oüies ; or aucun autre animal que le poisson n’a d’arêtes. »

Ce raisonnement est un pur sophisme. L’Auteur conclut que la Macreuse n’est pas poisson ; parce qu’on ne lui trouve pas certaines parties, qui ne se trouvent que dans le poisson ; mais il ne suffit pas que ces parties ne se trouvent que dans le poisson, il faut, outre cela, pour rendre le raisonnement juste, qu’elles se trouvent dans tous les poissons généralement : or, qui ne sçait que les arêtes & les oüies ne sont pas des parties communes à tous les poissons ? L’Auteur devoit donc dire, pour raisonner d’une maniere concluante : il est de deux sortes de parties, qui se trouvent dans tous les poissons, sans aucune exception ; sçavoir, les arêtes & les oüies : or la Macreuse n’a point ces parties, donc, &c. Le raisonnement eût été sensé ; mais comme il auroit fallu garantir cette premiere proposition, que les arêtes & les oüies se trouvent dans tous les poissons, sans exception ; l’Auteur n’a pas voulu s’y engager.

2o. C’est le propre des poissons à ce qu’on soûtient dans le Traité des Dispenses, d’avoir des nageoires ; mais que l’on montre donc celles des Huitres, des Moules, &c. comme l’on montrera celles de la Macreuse. Il est vrai que les nageoires de la Macreuse sont aux pieds ; mais elles n’en sont pas moins nageoires, ou il faudra dire que la Grenoüille n’en a point. D’ailleurs, il y a des poissons qui ont des pieds, & qui n’ont point d’autres nageoires que leurs pieds[9].

3o. Les poissons ont peu de sang, ou n’en ont point du tout : autre erreur ; premierement, c’est se tromper, de croire que les poissons aïent moins de sang que les autres animaux. Le Marsoüin, par exemple, en a autant qu’un Cochon. En second lieu, il n’y a point d’animaux dépourvûs de sang. A la verité on nous cite dans le Traité des Dispenses, l’exemple des Huîtres, des Moules, des Séches, des Ecrevisses, comme de poissons qui n’ont point de sang ; mais ce qui trompe l’Auteur, c’est qu’il croit qu’une liqueur ne sçauroit être sang, si elle n’est rouge ; nous remarquerons donc ici, avec les Physiciens, que l’humeur qu’on appelle sang, n’est point telle par sa couleur, mais par son usage ; c’est ce qu’un grand Naturaliste a reconnu, lorsqu’il dit, que de quelque sorte que soit l’humeur vitale qui anime l’insecte, cette humeur est le sang de l’insecte. Sic & insectis quisquis eset vitalis humor, hic erit & sanguis[10]. Or comme il n’y a point d’animal qui n’ait en soi une humeur principale qui l’anime, il n’y a point d’animal qui n’ait du sang, ainsi qu’on l’a déja remarqué dans le Traité de la generation des Vers.

4.o La Macreuse a des ailes, donc on ne la sçauroit mettre au rang des poissons. Il faut, pour tenir ce langage, n’avoir pas seulement oüi dire qu’il y a des poissons volans, ou il faut regarder la chose comme une fable. De plus, les ailes de la Macreuse sont si foibles, que c’est tout ce qu’elle peut faire que de voler à deux ou trois pieds au dessus de la mer. Peut-être aussi l’Anonyme n’entend-il par le mot d’ailes, que des ailes de plumes ; parce que c’est ainsi apparemment qu’il s’imagine que les ont tous les animaux volans qui ne sont pas poissons ou insectes ; mais la Chauve-souris n’a-t-elle point d’ailes ? Elle n’est pourtant ni poisson ni insecte, c’est un veritable oiseau, & un oiseau, qui en quelque païs, égale la grosseur d’une poule, & qui n’est pas moins bon à manger[11].

5o. Les Macreuses sont les unes mâles, les autres femelles, & celles-ci font des œufs qu’elles couvent. Les Macreuses s’accouplent, les Loutres aussi. Il est difficile de comprendre comment on peut apporter de telles raisons, pour montrer que ces animaux ne sont pas poissons. Car enfin, le Chien de mer, la Raye, & tous les poissons, compris sous le nom de Cetacées, perpetuent leur espèce par accouplement. L’Anguille même s’accouple, comme l’a observé Rondelet[12]. Mais que veulent dire ces paroles, que les Macreuses font des œufs, qu’elles couvent ? L’Auteur ne sçait pas, sans doute, qu’il y a aussi des poissons qui couvent leurs œufs, comme sont, entr’autres, les Poulpes.

6o. Les Loutres ont du poil. Autre raison bien forte encore ! comme s’il n’y avoit aucun poisson qui eût du poil. Le Lamantin, qui est un poisson, sans doute, est tout couvert de poil ; le Marsoüin tout de même, aussi bien que le Liévre marin. L’Anonyme, cependant, dit d’un air assuré, dans sa seconde édition, qu’une des proprietez[13] des poissons, est de n’avoir point de poil[14]. Voilà un Auteur bien versé dans l’histoire naturelle. Il ajoûte, ni de plumes : on verra l’éclaircissement de cet Article un peu plus bas, dans une Dissertation sur le Pilet.

7o. Le Loutre est à peu près de même figure & de même inclination que le Chat : il est aussi vorace & aussi carnassier. Mais où l’Auteur a-t-il appris que le Loutre soit de même inclination que le Chat ? Est-ce parce que le Loutre aime à se plonger dans l’eau, & qu’il n’y a rien que le chat craigne tant que d’être moüillé ? Est-ce encore parce que le Loutre se nourrit de racines, d’écorces d’arbres, & de fruits ? Le Loutre est à peu près de même figure que le Chat, & vit en quadrupede ; mais outre que la ressemblance exterieure ne fait rien ici, puisque l’Anguille ressemble bien au serpent, en quoi trouve-t-on que le Loutre ressemble si fort au Chat ? Est-ce parce que le Loutre a la tête & les dents comme celles du Chien[15] ; les oreilles, comme celles du Castor ; les jambes, comme celles du Renard ? Ou si l’on prétend parler de quelque ressemblance interne, seroit-ce parce que le Loutre auroit dix reins[16] au lieu que le Chat n’en a que deux, non plus que la plûpart des animaux ? Le Loutre est vorace ; mais combien de poissons le sont davantage ? Et sans parler du Brochet, qui ne sçait la voracité du Chien de mer, dans l’estomac duquel on trouve souvent des bras, des jambes, & quelque-fois des moitiez d’hommes ? Le Loutre vit en quadrupede, au milieu des eaux. Mais que dire donc du Lamantin, qui paît l’herbe dans la mer, comme fait le bœuf sur la terre[17].

8.o Les Tortuës font des œufs gros comme ceux des poules. L’inconvenient est grand. Mais que sera-ce donc de la Baleine & du Lamantin, qui font leurs petits tout vivans, & qui les alaitent dans la mer, comme les vaches alaitent leurs veaux sur la terre ? C’est bien autre chose, que de faire de gros œufs : mais enfin, puisque la grosseur de ces œufs fait tant de peur à l’Anonyme, il est bon de remarquer que s’ils sont aussi gros que des œufs de poule, ils sont d’une substance bien moins nourrissante, & qu’on n’en sçauroit faire cuire le blanc.

9o. La Macreuse, le Loutre, &c. ne sont pas si dépendans de l’eau, qu’ils ne puissent vivre sur terre ; & la Tortuë s’accoûtume à la terre sans avoir besoin d’eau. Quant aux Castors, l’usage de ces animaux, ajoûte l’Anonyme[18], dans sa seconde édition, « est commun en Amerique & en Allemagne, parmi les Catholiques : on les vend même fort cher en Allemagne aux Religieux : & en général, on tient que la chair de Castor fait les délices des tables des Catholiques en Carême. Ce n’est pas que ce soit en tout un si charmant ragoût ; mais pour avoir la liberté d’en manger le meilleur, ils ont trouvé le secret de metamorphoser en poisson la queuë & les parties de derriere du Castor… On sçait cependant que les Castors, dont on fait des demi poissons sont si peu dépendans des eaux, qu’ils s’apprivoisent aisément à la terre, jusques-là qu’ils deviennent terriens[19]. »

Nous ne voulons, pour répondre à cela, que rapporter une seconde fois ce que l’Anonyme, vient de remarquer un peu plus haut sur les poissons terriens, il va se refuter lui-même. « Un animal, dit-il[20], peut changer d’élement & d’habitation, sans changer de nature ; ainsi les meilleurs Auteurs conviennent, que la terre de certains cantons renferme dans son sein, plus d’une sorte de poissons, qu’on nomme Terriens ; & on rapporte qu’en Egypte[21], au tems du labour des terres, il se fait une espèce de recolte de poissons, qu’on découvre sous la terre, à mesure qu’on la prépare : or comme on ne s’est point avisé d’appeller Taupes ou Mulots, ces sortes de poissons, quoiqu’ils vivent sous terre, on n’est pas mieux fondé à nommer Poissons, des oiseaux ou des quadrupedes qui vivent dans l’eau.

Voilà donc des poissons, qui au lieu de vivre dans l’eau, vivent dans la terre, à la maniere des Taupes & des Mulots, sans que pour cela ils cessent d’être poissons : c’est nôtre Auteur qui nous le dit ; comment donc aprés cela s’avise-t-il d’avancer que la Macreuse, le Loutre, le Castor, doivent être exclus du nombre des poissons ; parce qu’ils ne sont point dépendans de l’eau, qu’ils ne puissent vivre sur terre ? Nous lui laissons le soin de s’accorder là-dessus avec lui-même. Au reste, quand il seroit vrai qu’un animal ne pourroit être poisson, lorsqu’il ne dépendroit point tellement de l’eau, qu’il ne pût s’accoûtumer à la terre : on n’en pourroit rien conclurre ici contre la queuë du Castor. En effet, si cet animal s’accoûtume à la terre, sa queuë, qui est sans poil, & écailleuse comme celle d’un poisson, est si dépendante de l’eau, qu’elle ne peut s’en passer. C’est pourquoi, lorsqu’il se cache sous terre, il choisit toûjours des lieux où sa queuë puisse tremper dans l’eau, tandis que le reste du corps est à sec, sans quoi elle devient immobile & comme morte ; ce qui ôte même à l’animal le pouvoir de se vuider[22]. Aussi, lorsqu’on éleve des Castors dans les maisons, on a soin d’en arroser de tems en tems la queuë avec de l’eau[23]. De plus, cette queuë est d’un goût de poisson, & paroît en avoir toutes les qualitez, lorsqu’on l’examine : ce qu’il y a de remarquable, c’est que le sang qui en sort est plus aqueux que celui du reste du corps, & qu’après s’être figé il se resout plus facilement, circonstances qui meritent bien d’être pesées, & qui jointes à la ressemblance extérieure de cette partie[24] avec les poissons couverts d’écailles, donnent grand lieu de présumer que ce n’est pas une metamorphose que les Catholiques[25] aïent faite de la queuë du Castor en poisson, & que & l’Anonyme trouve ici de la bizarrerie, c’est à la nature & non aux hommes qu’il s’en doit prendre.

10o. La Macreuse a des poumons, les poissons n’en ont point, parce qu’ils n’ont ni à chanter ni à parler. Mais si la Macreuse, comme le suppose notre Auteur, n’a des poumons, que parce qu’elle a une espece de chant[26] ; & si les poissons, & ceux d’entre les autres animaux qui n’ont ni à chanter ni à parler, ne doivent point avoir de poumons non plus. Voilà donc le Cheval, l’Asne, & plusieurs autres animaux, qui vont être privez de poumons, & il n’y aura plus que l’homme & quelques oiseaux qui en auront. Le Perroquet, par exemple, la Pie, le Geay, le Corbeau, qui apprennent à parler, auront des poumons ; le Serin, la Linote, le Chardonneret, &c. qui chantent si bien, en auront encore ; mais pour les autres animaux, qui ne chantent ni ne parlent, il ne faut pas qu’ils esperent qu’on leur en accorde. L’Auteur du Traité des Dispenses, répondra, peut-être, que le Cheval, l’Ane & plusieurs autres sortes d’animaux, chantent à leur maniere ; que l’Asne, par exemple, chante quand il brait ; le Cheval, quand il hennit ; le Lapin, quand il clapit ; le Bœuf, quand il mugit ; la Grenoüille, quand elle croasse ; à la bonne heure, on y consent ; le Cheval & l’Asne chanteront à leur maniere, comme chacun raisonne à la sienne ; mais qu’on nous dise quel est le chant de la Tortuë, du Limaçon, de la Taupe, &c. quel est celui des Vers de terre, des Vers à soïe, & de tant d’autres insectes, qui n’ont point de cri, au lieu qu’il se trouve des poissons qui en ont[27]. Ces animaux sont-ils donc sans poumons ? qu’on lise M. Malpighi, on verra que la plûpart des insectes, bien loin d’en manquer, en ont une plus grande quantité que les autres animaux. Mais venons au fait, nôtre Auteur se trompe grossierement, de croire qu’il y ait des animaux sans poumons. Ils en ont tous, parce qu’ils respirent tous. Mais les poissons vivent dans l’eau, comment donc peuvent-ils respirer, demandera l’Anonyme, puisqu’il n’y a point de respiration sans air, & que l’eau exclut l’air ? La demande n’est pas d’un Physicien. L’eau est pénetrée d’air, & c’est l’air respiré qui entretient dans les poissons, comme dans les autres animaux, le mouvement du sang[28]. Tous les animaux sont pourvûs de poumons pour tirer cet air ; ces poumons paroissent un peu differents, selon les differens sujets où ils se rencontrent ; mais ils ont tous cela de commun, qu’ils tirent[29] l’air, & en transmettent la partie la plus subtile dans le sang ; ce qui est le propre office des poumons.

Les poissons sont ici compris dans la regle générale, & bien loin de manquer de poumons, ils en ont qui sont d’une structure encore plus merveilleuse que celle qu’on remarque dans les poumons de tous les autres animaux[30]. Comme ils ne peuvent respirer d’autre air que celui qui se trouve mêlé entre les parties de l’eau où ils vivent, leurs poumons sont faits de maniere, que cet air s’y sépare d’avec toutes les parties de l’eau. Ce sont des feüillets placez les uns sur les autres, quatre de chaque côté, composez chacun d’une grande quantité de doubles lames osseuses, longues, étroites, rangées l’une contre l’autre, comme les filets qui composent la barbe d’une plume, & recouvertes d’une membrane parsemée d’un nombre innombrable de ramifications d’arteres et de veines. L’eau qui entre dans la bouche du poisson, & qui sort ensuite par les ouvertures des poumons, se filtre à travers les barbes dont nous venons de parler ; elle s’y divise en plusieurs parcelles, & se séparant de l’air qui y est mêlé, le laisse tout pur au poisson, qui le respire sans aucun mêlange. Cet air, dégagé de toutes particules aqueuses, frappe immédiatement les vaisseaux sanguins, & lorsque les poumons viennent à se resserrer, la compression qu’il souffre entre leurs lames osseuses, qui s’approchent alors l’une de l’autre, le pousse dans le sang. Les poissons à coquilles, tels que les Huitres, par exemple, ont des poumons à peu prés semblables ; mais qui tiennent plus de volume que le reste du corps[31]. Les poissons ont donc des poumons ; & c’est sans fondement que l’Anonyme, pour prouver que la Macreuse n’est pas un vrai poisson, comme en effet elle ne l’est pas, nous dit que le poisson n’a point de poumon. Il pouvoit dire que la plûpart des poissons ont des poumons d’une autre structure que ceux de la Macreuse, & des autres animaux[32], & il n’auroit rien dit en cela qui eût pû lui être contesté ; mais comme tous les poissons n’ont pas des poumons differens de ceux des autres animaux[33] : il n’en auroit pas mieux prouvé que la Macreuse n’est pas poisson.

11o. « Les poissons se vuident par le milieu du ventre, au lieu que les oiseaux, les quadrupedes, les insectes, se vuident, comme l’on sçait ». Il faut que l’Anonyme n’ait jamais examiné une Raye entiere ; car il auroit vû que ce poisson se vuide par l’extrémité du ventre, comme les quadrupedes & les oiseaux. Plusieurs autres poissons se vuident de la même maniere, & cela ne merite pas un plus long discours.

12o. Les oiseaux ont plusieurs estomacs, & les poissons n’en ont qu’un seul. Il falloit dire, quelques oiseaux, & non les oiseaux ; car le Corbeau, la Corneille, & plusieurs autres, n’ont qu’un estomac : & pour venir à la Macreuse, elle n’en a qu’un non plus : en sorte que s’il étoit vrai qu’une des differences du poisson d’avec les oiseaux, fût de n’avoir qu’un estomac ; la Macreuse, à cet égard[34], se trouveroit poisson. Au reste, s’il n’est nullement vrai que tous les oiseaux aïent plusieurs estomacs, il n’est pas vrai non plus que tous les poissons n’en aïent qu’un, témoin, entr’autres, le Scarus ou Sargot, qui en a plusieurs, & qui rumine.

13o. « Les estomacs des oiseaux sont musculeux & charnus, & celui des poissons est membraneux ». L’Anonyme n’y pense pas, les oiseaux de proïe ont l’estomac membraneux, & aussi mince qu’une feüille de papier.

14o. « Aux oiseaux l’intestin cæcum est situé proche de l’estomac, & dans les poissons, il en est trés-éloigné ». Autre erreur ; il y a des oiseaux qui ont cet intestin éloigné de l’estomac, comme sont, entr’autres, le Corbeau, l’Epervier, le Milan, le Vautour, le Perroquet ; & il y a des poissons qui l’ont fort proche, comme sont la Raye, la Lamproye, & quelques autres.

Voilà les preuves que l’Anonyme a choisies pour faire voir que la Macreuse, le Loutre, la Tortuë, le Castor, la Grenoüille, &c. ne sont pas de vrais poissons ; mais quand ces preuves seroient aussi solides qu’elles sont frivoles, que s’ensuivroit-il ? Que la Macreuse, la Grenouille, la Tortuë, &c. doivent être excluës du nombre des poissons ? Mais outre qu’on en convient, dés qu’on reconnaît que la Macreuse est un oiseau, que la Grenoüille, le Loutre, la Tortuë, sont des quadrupedes : A quoi bon l’Auteur se donne-t-il tant de peine pour le prouver, s’il n’a soin de montrer en même tems, que ces animaux ne sçauroient être exclus du rang des veritables poissons, sans être dés-là défendus en Carême ? C’est à quoi cependant il songe si peu, qu’aprés s’être bien tourmenté, pour faire voir que la Grenouille n’est point poisson, non plus que la Tortuë & le Loutre ; il déclare expressément qu’elle tient neanmoins de la nature du poisson, & qu’on peut manger de la Grenoüille en Carême. Ainsi, à considerer le dessein qu’il s’est proposé, de montrer que la Macreuse, la Tortue, le Loutre, ne se doivent point permettre en Carême ; il se trouve que c’est inutilement qu’il cherche à prouver que ces animaux ne sont pas du nombre des veritables poissons.

Il s’agit donc à présent d’examiner par d’autres endroits, ce que c’est que ces animaux, non pour voir s’ils sont poissons, mais pour voir s’ils tiennent de la nature des poissons, & s’ils peuvent être permis ou non en Carême. La décision de nôtre Auteur, comme on vient de voir, au commencement de cet Article, c’est qu’il n’est non plus permis de manger en Carême, d’une Macreuse, que d’un Canard, d’un Loutre que d’un Chat, si c’étoit la coûtume d’en manger, & d’une Tortuë que du Veau, « dont la chair, dit-il[35], est si semblable à celle de cet animal : car, reprend-il, puisque l’Eglise ne permet que l’usage du poisson, ou de ce qui en a les qualitez, & la nature, dés que ces animaux ne sont point de ce genre, qu’ils sont, au contraire, de la nature de ceux qu’elle défend, on doit avertir les Fideles de l’abus où on a vêcu là-dessus, & de leur en ordonner l’abstinence. »

Cela est raisonnable ; il ne s’agit donc plus à présent que d’examiner si la Macreuse, le Loutre, la Tortuë, & quelques autres Amphibies, sans être de veritables poissons, tiennent neanmoins de la qualité du poisson. L’Auteur du Traité des Dispenses, qui prétend que non, apporte plusieurs raisons, pour prouver son sentiment ; nous les allons considerer.

Il dit 1o. que le sang de la Macreuse, de la Tortuë, n’est point froid, comme on le pense d’ordinaire. Mais quand cela seroit, ce qui n’est pas, qu’importe ? Il y a des poissons qui ont le sang aussi chaud que celui des plus gros quadrupedes ; & on verra là-dessus un fait remarquable, dans la Dissertation sur le Pilet, de laquelle nous avons parlé plus haut, & dont nous ferons part au public sur la fin de cet Article.

2o. Que le sang de la Macreuse est à peu prés semblable à celui des canards sauvages[36]. Ces termes, à peu près semblable, font voir que l’Auteur soupçonne ici quelque difference, & il a raison d’y en soupçonner : le sang de la Macreuse est plus noir, plus grossier, & plus visqueux, que celui du Canard sauvage ; il est plus froid au toucher, au lieu que celui du Canard, & de tous les animaux qui sont veritablement chair, & reconnus pour tels, n’est point froid au toucher, quand on le reçoit au sortir du corps de l’animal[37].

3o. Que le sang de la Macreuse se fige[38]. Mais celui de la Carpe se fige trés-promptement, & si promptement, qu’à peine a-t-on le tems de le recevoir, qu’il est figé ; c’est de quoi chacun peut se convaincre, l’experience en est facile à faire.

4o. Que les œufs de la Macreuse sont de nature à ne pouvoir être permis en Carême ; & qu’ainsi la Macreuse, à bien plus forte raison, ne peut avoir plus de privilege.

« Je demande, dit-il[39], s’il seroit permis de manger des œufs d’oye en Carême : certainement, reprend-il : on ne peut douter que ces œufs ne fussent interdits, comme ceux des poules. Or les œufs de Macreuse sont de veritables œufs d’oye, suivant le rapport d’un Voïageur Hollandois, qui en mangea avec son équipage. Il ne peut donc être permis d’en manger sans dispense : or pourra-t-on comprendre qu’il faudra une permission pour manger des œufs de Macreuse, & qu’il sera permis de manger les Macreuses elles-mêmes sans dispense ? Ce serait donc aussi confondre les œufs de Macreuse avec ceux des poissons. Ainsi la difference qu’on apperçoit entre ces œufs de differens animaux, rend sensible celle de leurs espèces. Il est aussi peu vrai qu’une Macreuse tienne de la nature du poisson[40], qu’il est faux qu’un œuf de Macreuse soit de la qualité des œufs de carpe. »

Il n’est pas bien difficile de répondre à ce raisonnement. L’Anonyme demande donc, s’il serait permis de manger des œufs d’oye en Carême : on lui avouë que non. Or les œufs de Macreuse, reprend-il, sont de veritables œufs d’oye, suivant le rapport d’un Voïageur Hollandois, qui en mangea avec son équipage : c’est ce qu’on ne lui accorde pas. Voici le rapport dont il s’est bien gardé de citer les termes.

« Alors ramans plus avant à l’Isle située au milieu[41], nous trouvâmes grand nombre d’œufs, d’une sorte d’oisons, qu’on appelle Rot Gausen, qui étoient assis sur leurs nids, lesquels avons chassez du nid, qui s’envolans, crioient Rot, Rot, Rot, & occimes un, d’un coup de pierre ; lequel avons cuit & mangé, & bien soixante œufs, qu’avons apportés à bord ; & remimes le 22. Juin à la navire 1596. Ces oisons furent vrais oisons, dits Rot Gausen, & tels qu’à chacun an viennent à l’entour de Viringen en Hollande, en trés-grand nombre, où on les prend. »

Il y a ici trois remarques à faire ; la premiere, que ces animaux, dont parle Gerard de Véer ; c’est le nom de l’Historien, sont de ceux que les Hollandois appellent Rot Gausen : or le Rot Gausen, quoi-qu’appellé Oison, est fort different de l’oye ordinaire ; & quand le Voïageur dit que c’étoient vraïs oisons, il ajoûte, dits Rot Gausen, pour faire entendre que ce n’étoit pas de ces oiseaux que l’on connoit sous le nom ordinaire d’Oyes ; car on sçait que les Oysons, dits Rot Gausen, sont differens de nos Oyes ordinaires. Ainsi le raisonnement de l’Anonyme ne roule que sur une équivoque ; & s’il étoit permis d’abuser ainsi du son des mots, on prouveroit que le Lamantin est une Vache ; & le Marsoüin un Cochon[42].

La seconde remarque, c’est que le Rot Gausen & la Macreuse ne sont point la même chose. Le Rot Gausen vole aisément, & la Macreuse ne peut presque s’élever plus de deux pieds au dessus de la mer : le Rot Gausen a les pieds forts, & la Macreuse ne peut marcher sans se soutenir sur le bout de ses ailes : le Rot Gausen a le Bec & les plumes d’une façon, & la Macreuse les a d’une autre : le Rot Gausen vit d’herbes & de grains, de la Macreuse ne vit que de coquillages[43] : circonstances qui font dire au sçavant Auteur de la Dissertation sur l’origine des Macreuses, que la Macreuse est bien differente du Rot Gausen, que les Hollandois ont vû au Nord, couvant ses œufs[44].

La troisiéme reflexion, c’est que l’Anonyme n’aïant osé avancer crûment, que la Macreuse fût une veritable Oye, a pris un détour, en disant que les œufs de la Macreuse, sont de veritables œufs d’Oye ; d’où il tire cette consequence, que la Macreuse est donc une Oye veritable ; & que par consequent elle ne peut être permise en Carême. Mais pourquoi ce détour, & à quoi bon, pour prouver que la Macreuse doit être défenduë en Carême, dire que les œufs qu’elle pond, sont de veritables œufs d’Oye ? Il valloit autant dire que la Macreuse étoit une veritable Oye ; mais la proposition auroit été trop nuë, & auroit couru risque de ne pas trouver facilement créance ; au lieu, qu’en ne parlant que des œufs de la Macreuse, on enveloppe en quelque maniere la chose, & on étourdit plus aisément un Lecteur peu attentif, à qui l’on dit, avec exclamation, Quoi il faudra une permission pour manger des œufs de Macreuses, & il n’en faudra pas pour manger les Macreuses elles-mêmes ! Cela frape au premier abord.

5o. Il ajoûte que ceux qui prétendent que la graisse de la Macreuse ressemble à celle des poissons, & que c’est moins une substance adipeuse, qu’une liqueur huileuse, se trompent, puisque la graisse de Macreuse se fige comme celle des oiseaux.

N’en déplaise à l’Anonyme, c’est lui-même qui se trompe, la graisse de la Macreuse se fige, à la verité ; mais elle se fige comme celle des poissons, & non comme celle des oiseaux ; c’est de quoi il est facile de se convaincre, en comparant ensemble de la graisse de Macreuse & de la graisse de poisson, comme nous l’avons fait plus d’une fois.

6o. Que la chair de la Tortuë est comparable en force & en abondance de sucs nourriciers, à celle du Mouton & du Bœuf : sur quoi il cite Pomet, dans son Traité des Drogues : mais sans examiner si ce témoignage seroit suffisant pour la décision d’un point comme celui-ci ; nous remarquerons que Pomet dit seulement que la chair de la Tortuë, & particulierement de la Tortuë franche, est si semblable à celle du Bœuf, qu’une piece de Tortuë, mise auprés d’une piece de Bœuf, ne sçauroit être distinguée que par la couleur de la graisse, qui est d’un jaune verdâtre ; par où on voit que Pomet ne parle que de la ressemblance exterieure qui se peut trouver entre la chair de la Tortuë & celle du Bœuf ; ce qui est bien different de ce que prétend l’Anonyme.

Mais indépendamment de ce que peut avoir dit Pomet, nous soutenons que quand on voudra examiner la chair de la Tortuë, de la Macreuse, du Loutre, &c. on verra que cette chair est d’une qualité fort differente de la chair du Bœuf, du Canard, &c. & qu’elle tient principalement de celle du poisson, puisqu’elle est huileuse, & qu’elle en a le goût. Quoi-qu’il en soit, on décide toûjours par provision dans le Traité des Dispenses, que la Macreuse ne peut, au plus, avoir été permise en Carême, que sur les décisions de quelques Casuistes peu éclairez ; mais on ne dit point en quoi consiste ici l’ignorance de ces Casuistes : on s’épuise sur ce sujet en reflexions morales, qui ne vont point au fait ; & au lieu de revenir au moins aprés cela, à ce qu’on doit prouver, on s’amuse à faire voir que la Macreuse est un mauvais aliment pour la santé ; comme si c’étoit dequoi il est question ; & pour en donner de l’horreur, sans doute, aux petits enfans, on dit que la Macreuse a les plumes si horribles par leur extrême noirceur, qu’elles ont attiré à cet animal le nom de Diable. On croit sur tout inspirer une grande aversion de la Macreuse, en disant, qu’elle étoit immonde parmi les Juifs, & que c’est de ce poisson que se doit entendre la défense que Dieu fait à son peuple de manger du Larus ; sur quoi on renvoie au 14e. Chapitre du Deuteronome, où sont en effet ces paroles[45] : Mangez de tous les oiseaux qui sont purs ; mais ne mangez point de ceux qui sont impurs, tels que l’Aigle, le Griffon, l’Aigle de mer, l’Ixion, le Vautour & le Milan, selon ses especes ; les Corbeaux & tout ce qui est de la même espece ; l’Autruche, la Choüette, le Larus, avec l’Epervier & tout ce qui est de la même espece. Mais nôtre Auteur est bien bon de croire que les animaux déclarez immondes dans l’ancienne Loi, en soient pour cela plus illicites par eux-mêmes ; il faut apparemment qu’il n’ait pas connaissance de la vision qu’eut S. Pierre sur ce sujet, laquelle est rapportée dans les Actes des Apôtres. Quoi-qu’il en soit, si l’on doit avoir de l’aversion pour les animaux déclarez immondes chez les Juifs, il ne faudra manger ni Lapin, ni Liévre ; car ces animaux étoient défendus dans l’ancienne Loi, comme impurs[46]. On devra, tout de même, regarder avec horreur, les Moules & les Huitres ; car il est dit dans le Levitique & dans le Deuteronome, Entre tous les animaux qui vivent dans les eaux, vous mangerez de ceux qui ont des nageoires & des écailles ; vous ne mangerez point de ceux qui n’ont point de nageoires ni d’écailles, parce qu’ils sont impurs. Quæ absque pinnulis & squammis sunt ne comedatis, qui immunda sunt[47]. L’Anonyme, cependant, louë dans son Traité, les Huitres & les Moules, comme d’excellens alimens. De plus, c’est se tromper, de s’imaginer, comme il fait, que le Larus, déclaré immonde dans l’ancienne Loi, soit la Macreuse. S’il avoit bien consulté les Auteurs, sur ce que c’est que le Larus, il auroit appris de Theodore[48] de Gaze, que le Larus, en Grec λαρός, est l’oiseau appelé par les Latins, Gavia : or le Gavia ne fut jamais la Macreuse. Il auroit vû, tout de même, dans Pierre Gontier, Auteur qu’il copie neanmoins si souvent, que ce Larus[49], déclaré immonde dans l’ancienne Loi, est une espèce de Poule-d’eau, nommée en Latin Gavia, & en François Mauve ou Moüette : or la Moüette est fort differente de la Macreuse, outre que la Moüette ne se nourrit que d’ordures ; ce qui pourrait bien être la cause pourquoi elle étoit déclarée immonde chez les Juifs ; au lieu que la Macreuse ne vit que de coquillages, qu’elle va prendre au fond de la mer, dans le sable le plus pur. Le Larus, dit un autre Auteur, en François Mauve, est un oiseau aquatique, un peu plus gros qu’un pigeon, vorace, de couleur blanche & cendrée, son bec est long, pointu, noir, fort luisant, sa tête est grande & grosse, ses pieds sont garnis d’ongles robustes. Il y en a de plusieurs especes, qui different en grandeur : cet oiseau fait son nid sur les rochers ; il vole trés-legerement… Larus λαρός quasi λάϐρος à volandi impetu[50]. On voit par cette description, que le Larus est fort different de la Macreuse, puisqu’entre autres differences, la Macreuse, au lieu d’avoir le bec pointu, l’a fort large & arondi ; & qu’au lieu de voler legerement, à peine se peut-elle soutenir de ses aîles, à deux pieds au dessus de la mer. Ajoûtons que le nom de Moüette & de Mauve, vient de l’Anglais Movv, ou du Flamand Mowe : or ni le Movv des Anglais, ni le Mowe des Flamands, ne sont la Macreuse. Enfin, dans les Lexicons, le mot λαρός Larus, n’est point autrement exposé que par celui de Gavia ou Gravia : or la Macreuse ne fut jamais appellée de ce nom.

L’Anonyme perd son tems, tout de même, à décrier le Loutre, sur ce que c’est un manger dégoûtant. Pour la Tortuë, il en dit du bien ; mais tous les soins qu’il se donne pour l’exclurre du rang des alimens maigres, se terminent, non à prouver, mais à prononcer qu’elle n’a rien du poisson, que la qualité qu’on lui en a bien voulu donner, plûtôt sur des raisons vagues & generales, que sur de justes reflexions tirées de la Physique & de l’usage.

Comment donc se conduire, pour découvrir en ceci la verité ? c’est de prendre pour regle, ce que l’Auteur lui-même, dit de la Grenoüille, quand il veut prouver qu’encore qu’il ne la croïe pas du nombre des poissons, elle ne laisse pas de tenir de la nature du poisson, & d’être par consequent permise en Carême ; en sorte que les Amphibies qui n’auront pas les qualitez qu’il trouve dans celui-là, pourvû qu’il les y trouve à juste titre, & que ce soient des qualitez telles qu’il faut pour faire un aliment maigre, ne devront point être regardez comme permis en Carême.

Voici donc comment il s’explique : « On peut douter que ceux qui sont en santé, puissent user de Grenoüille en Carême, parce qu’une Grenoüille ressemble assez peu à un poisson, la seule sorte d’animal permise dans les tems d’abstinence. Les raisons de douter, sont à peu prés les mêmes qu’on a apportées au sujet de la Tortuë. Cependant, pour ne point pousser trop loin les reflexions qu’on a faites jusqu’à présent sur ces sortes d’animaux, on croit qu’on pourroit faire quelque difference en faveur des Grenoüilles[51]. Il semble qu’on peut croire, sans rien diminuer de la déference qu’on doit aux Loix de l’Eglise, qu’il n’est pas defendu de manger des animaux aquatiques, même quadrupedes, quand ils sont d’une substance & d’une qualité plus approchante des poissons que des quadrupedes ordinaires. Il suffira donc en quittant la lettre de la Loi, d’en conserver l’esprit. Or comme l’intention de cette Loi est d’interdire aux Fideles l’usage des viandes, trop succulentes ou trop fortes, capables, par consequent, d’entretenir ou de reveiller les passions ; s’il est vrai qu’il se trouve un animal aquatique, & portant la figure d’un quadrupede ordinaire, qui n’ait rien de plus succulent, ni de plus vigoureux qu’un poisson, on pourra permettre l’usage de cet animal en Carême ; mais c’est précisément ce qu’on remarque dans les Grenoüilles ; elles ont peu de sang, leur chair ressemble à celle des poissons, par la couleur & par le goût ; elles ont enfin peu de volatil, suivant leur analyse, au sentiment de M. Lemeri, & abondent en phlegme & en huile, comme tant d’autres poissons. Sans donc s’éloigner des regles de l’Eglise, & des principes qu’on a posez, on croiroit, si on l’ose dire, qu’on pourroit conserver aux pauvres ce soulagement, & aux riches cette consolation. »

Voilà sur quelles raisons on permet dans le Traité des Dispenses, l’usage des Grenoüilles en Carême. Il faut examiner là-dessus, la Macreuse, le Loutre, la Tortuë.

La premiere raison, c’est donc que l’intention de l’Eglise a été d’interdire aux Fideles pendant le Carême l’usage des viandes trop succulentes ; & qu’ainsi, en cas qu’un animal, quand ce seroit même un quadrupede, n’ait rien de plus succulent qu’un poisson, l’usage en pourra être permis en Carême. Or sur ce principe, si la Macreuse & le Loutre n’ont rien de plus succulent que le Poisson, il faudra dire que l’usage en devra être permis dans les tems d’abstinence. Voïons donc si ces animaux sont plus succulens que les poissons qu’on a coûtume de manger.

Il faut écouter sur cela nôtre Auteur lui-même. « La Macreuse, dit-il[52], a une odeur insupportable de marécage, que les friands ont peine à pardonner aux meilleurs poissons. On a découvert qu’elle est d’un suc grossier, terrestre & rebelle à l’estomac. Le Loutre a une chair si puante & si dégoutante, qu’elle a besoin de toute l’habileté d’un Cuisinier, pour devenir supportable au goût ; & avec tout cela, elle n’en est pas moins dangereuse à la santé[53]. Elle est grossiere, dure à digérer, & trés-propre par sa qualité terrestre à rallentir la circulation du sang, & à faire mille obstructions. A la verité, certaines Communautez se permettent le Loutre ; mais elles le font apparemment pour se mortifier : enfin, le Loutre est un pitoïable mets. »

Selon ce portrait, la Macreuse & le Loutre doivent être permis de plein droit en Carême ; car outre qu’ils sont bien moins succulens que la Grenoüille, ce soulagement des pauvres, & cette consolation des riches, pour parler le langage de nôtre Auteur ; ils le sont encore bien moins que l’Anguille, que la Carpe, dont il dit tant de bien, & sur tout que l’Aloze, ce manger délicieux, qui auroit, dit-il, fait trop de plaisir à l’homme si l’on y avoit trouvé moins d’arêtes[54].

La seconde raison, c’est que les Grenoüilles ont peu de sang ; mais outre qu’une Grenoüille n’a pas moins de sang qu’un oiseau de sa grosseur ; nous avons montré plus haut, qu’il n’est pas même nécessaire pour qu’un animal soit un veritable Poisson, qu’il n’ait que peu de sang ; à plus forte raison cette condition ne sera-t-elle pas requise, pour qu’il ne fasse que tenir de la nature du poisson. Au reste, l’Auteur a-t-il oublié que pour mieux recommander l’usage de la Carpe dans les tems d’abstinence, il a dit qu’aucun autre poisson n’avoit tant de vrai sang ; il faut donc conclurre, ou que la raison qu’il apporte en faveur des Grenoüilles, est frivole, ou que la Carpe est un poisson peu convenable en Carême.

La troisiéme raison, c’est que la chair de la Grenoüille ressemble à celle du poisson, par le goût & par la couleur. Pour ce qui est du goût, voilà qui est favorable à la Macreuse, qui a encore plus le goût du poisson que la Grenoüille. Quant à la couleur, il auroit fallu nous dire comment une chair doit être pour ressembler en couleur à la chair du poisson ; s’il faut qu’elle soit rouge comme la chair de Saumon, blanche comme celle de la Solle, &c. Cependant, si l’on en doit juger par la couleur, la chair de la Grenoüille ressemble plus à celle du Poulet, qu’à aucune autre : ce qui est cause que dans le vulgaire on appelle ordinairement les Grenoüilles, les Poulets de Carême. Mais aprés tout, l’Auteur du Traité des Dispenses, y pense-t-il, de vouloir décider de la nature des alimens par la couleur, lui qui pour empêcher qu’on ne croïe que la gelée de corne de cerf, étant blanche & assez semblable aux sucs des Poissons, tient de la qualité du poisson, avertit qu’il ne faut pas se laisser séduire par les couleurs ; qu’elles ne paroissent point avoir été instituées pour nous instruire de la nature des choses, & que, tout au plus, elles n’en sont que les ombres & les accidens[55].

En effet, il n’est point ici question de la simple apparence, & si elle devoit servir de regle en ces sortes d’occasions, il faudroit interdire en Carême, l’usage de certains poissons, dont la chair ressemble si fort à la viande, que les yeux en font à peine la difference[56].

La quatriéme raison, qui est la derniere, c’est que les Grenoüilles ont peu de volatil, au sentiment de M. Lemeri, dans son Traité des Alimens. Mais l’Anonyme manque de memoire, sur ce peu de volatil, comme il vient d’en manquer sur le peu de sang. Il oublie que pour recommander en Carême l’usage de la Carpe, du Flez, du Carrelet, de l’Anguille, & de la Tanche, il a eu soin d’avertir que ces poissons abondoient en volatil. Quoi-qu’il en soit, il faut avoüer que c’est un bonheur qu’il ait crû trouver dans le Livre de M. Lemeri, que la Grenoüille avoit peu de volatil, puisque, sans cela, il alloit enlever impitoïablement ce soulagement aux pauvres, & cette consolation aux riches. Nous disons qu’il ait crû trouver ; car sans vouloir pour cela déferer aux décisions de M. Lemeri, nous remarquerons que M. Lemeri dit formellement le contraire[57] : voici ses paroles, Chap. 79. « Les Grenoüilles se digerent un peu difficilement, & elles produisent des humeurs grossieres ; quelques Auteurs assurent que leur usage trop fréquent, donne mauvais visage, & une couleur plombée, & qu’il cause la fiévre ; elles contiennent beaucoup d’huile, de phlegme, & de sel volatil ». Mais passons pour un moment, à nôtre Auteur, cette proposition, qu’il n’y a que les animaux qui ont peu de volatil, lesquels puissent être permis en Carême : on n’en sçauroit rien conclurre contre l’usage des Tortuës, des Macreuses, & des Loutres, puisqu’on ne sçauroit montrer que ces Amphibies abondent plus en volatil, que le poisson.

On nous dit dans le Traité des Dispenses, qu’il est peu de chairs plus abondantes en volatil, que la chair de la Tortuë, parce qu’une Tortuë, coupée en morceaux, remuë encore pendant vingt-quatre heures. On auroit pû ajouter quelque chose de plus ; car une Tortuë, dont on a coupé la tête, ne laisse pas de vivre encore plusieurs mois. C’est une experience que M. Redi assure avoir faite plusieurs fois[58] ; mais on ne peut inferer de-là, que la Tortuë abonde en volatil, puisque cette vie ou ce mouvement peut venir d’un fixe surabondant qui empêche le volatil, en quelque petite quantité qu’il soit, de s’évaporer si tôt : ce qui paroît d’autant plus vrai-semblable, que les animaux les plus froids, comme les Limaçons, les Vers de terre, les Grenoüilles, les Poissons, &c. remuënt plus long-tems, étant coupez en morceaux, que les autres animaux[59]. Une Grenoüille, dont on a ôté le cœur, ne laisse pas de nager encore long-tems ; tandis qu’un oiseau ne peut presque subsister quelques minutes, sans cette partie. Une Carpe, une Anguille, partagées en divers morceaux, remuëront plus long-temps qu’un Poulet, qu’on n’aura fait que saigner.

Ajoûtons que la tissure des organes de la Tortuë peut encore beaucoup contribuer au mouvement qui se remarque dans cet animal, aprés qu’on l’a coupé en plusieurs parties, ou qu’on en a retranché la tête. La Tortuë, dit M. Baglivi, laquelle en certains païs, est d’une si extraordinaire grosseur, & dont l’écaille, à proportion, est si lourde & si pesante, ne laisse pas de mouvoir son corps facilement, quoi-qu’elle ait le sang actuellement froid ; c’est que la force de ses mouvemens lui vient moins, dit-il, des esprits animaux, que du ferme ressort de ses parties[60].

Ce que nous disons de la Tortuë, se peut dire tout de même, de la Macreuse & du Loutre ; mais la Tortuë, nous objecte-t-on, est bonne aux Phtisiques. C’est justement pour cette raison, qu’on la doit regarder comme renfermant peu de volatil ; la phthisie venant plûtôt de sucs trop volatils, que de sucs trop fixes. Aussi les Medecins un peu prudens, se gardent bien de donner des volatils dans la phthisie ; ils cherchent, au contraire, les moïens de brider alors l’action des volatils, & de faire en sorte que les sucs portez aux parties, s’y arrêtent assez long-tems, pour les pouvoir nourrir. Or c’est de quoi on vient souvent à bout, en nourrissant les Phthisiques avec des boissons de Tortuë. Ce qui doit faire juger que la chair de cet animal contient un suc qui se condense aisément dans les vesicules des fibres.

Il ne faut donc pas croire que parce que la Tortuë remuë long-tems aprés qu’elle a été coupée en morceaux, elle en soit pour cela plus remplie de volatil, ou il faudroit conclurre contre l’Anonyme, que la Grenoüille en contient donc une extrême quantité, puisqu’elle vit si long-tems aprés qu’on lui a ôté le cœur. Au reste, comment nôtre Auteur, pour prouver que la Tortuë abonde en esprits, s’avise-t-il ici de remarquer qu’elle remuë long-tems aprés être coupée ? lui qui dit ailleurs, comme nous le verrons plus bas, que les esprits ne sont pas si necessaires au mouvement, & qu’on en a la preuve dans le cœur, qui est, dit-il, de toutes les parties la moins abondante en esprits.

La Tortuë, nous le répetons, a peu de volatil : l’on en demeurera d’accord, si l’on fait reflexion à la nature de son sang, qui, comme celui des poissons, est moins animé d’air, que celui des oiseaux & des quadrupedes. Dans tous les animaux, l’air se mêle avec le sang ; c’est l’air qui entretient le mouvement de cette liqueur ; c’est l’air qui lui donne du ressort, qui l’anime par une douce fermentation, & qui contribuë à la génération des esprits, premiers moteurs de toute la machine[61]. Plus ce sang est penetré d’air, & plus il est vif ; moins il en renferme & moins il est actif : or le sang de la Tortuë est en ceci comme celui des poissons ; il renferme peu d’air ; en voici la raison. Dans l’homme & dans la plûpart des animaux, le sang ne sort du cœur, & ne se porte de-là à toutes les parties, qu’aprés avoir puisé dans les poumons une portion considerable d’air ; en sorte que tout le sang qui se distribuë, est, pour ainsi dire, imbibé d’air[62] : ce qui le rend plus actif & plus volatil. Mais dans la Tortuë, il n’y a guéres que le tiers du sang qui aille prendre de l’air dans les poumons, cette portion de sang remplie d’air, revient ensuite du poumon, & se mêle dans le cœur avec une autre portion de sang qui y retourne de tous les endroits du corps, aprés s’y être dépoüillée de l’air qu’elle contenoit ; en sorte que ces deux quantitez de sang partageant ainsi entr’elles l’air, qui n’a été apporté que par une, en doivent moins renfermer, que si elles en avoient apporté toutes les deux : or c’est un fait constant par la mécanique du cœur de cet animal, que la portion de sang dépoüillée d’air, laquelle vient se mêler avec l’autre dans le cœur, est des deux tiers plus grande, d’où il est facile de conclurre que le sang de la Tortuë, est fort peu animé d’air, & tient par consequent beaucoup du sang des poissons, lequel en renferme peu, quoi-que par une autre raison : car la masse entiere de leur sang, prend à la verité de l’air dans les poumons[63] ; mais, comme cet air est en petite quantité dans ces poumons, où il n’entre que peu à peu, à cause de l’eau où il est mêlé, & d’où il faut qu’il se débarrasse, il arrive toûjours que le sang des poissons est peu animé d’air.

Outre la petite quantité d’air renfermée dans le sang de la Tortuë, nous remarquerons que ce sang est de lui-même d’une substance plus gluante & plus visqueuse que celui de plusieurs poissons, qu’il tient en cela de celui des insectes, lequel, sans l’air qui y entre par le grand nombre de trachées dont le corps de l’insecte est pourvû, seroit plus propre à se coller contre la superficie des vaisseaux, qu’à circuler. Le sang de la Tortuë doit donc être peu actif ; & c’est ce sang peu actif qui fait qu’elle passe tout l’Hyver dans une espèce d’engourdissement, qu’elle vit même plusieurs mois, durant les plus grandes chaleurs de l’Eté, enfermée dans un vaisseau, sans prendre aucune nourriture. En effet, avec un sang peu vif, elle ne transpire presque point, & c’est ce qui la met en état de se passer plus long-tems de nourriture. On peut dire la même chose de tous ceux d’entre les animaux qui demeurent des tems considerables sans aucune action vive, comme les Grenoüilles, les Serpens, les Viperes, les Salamandres, &c.

Nous remarquerons ici que le cœur de la Tortuë, & de tous les autres animaux, qui ont le sang peu vif, tels que sont les Poissons, les Grenoüilles, les Serpens, les Viperes, &c. n’a qu’un ventricule ; sçavoir, celui qui pousse le sang aux differentes parties du corps, & que le cœur des animaux dont le sang est plus actif, en a deux, l’un pour pousser le sang dans les poumons, & l’autre pour le renvoïer au sortir des poumons dans toutes les parties du corps. Si l’on examine l’effet qui doit resulter de cette structure, par rapport au cours du sang, on verra qu’elle confirme ce que nous venons d’observer sur la nature du sang de la Tortuë, & des autres animaux de même genre. Plus le sang est vif, & moins le cœur a besoin de force pour le pousser ; plus le sang est lent, & plus ce sang resiste à l’impulsion du cœur. Or le cœur est plus fort avec un seul ventricule, qu’avec deux ; & par consequent, il est plus propre pour pousser un sang peu actif, tel que celui du Poisson, de la Tortuë, de la Grenoüille, de la Vipere, & au lieu que le sang des autres animaux étant plus volatil, & par consequent n’aïant pas besoin d’être si fortement poussé, reçoit une impulsion suffisante d’un cœur, qui étant partagé en deux ventricules, le pousse avec moins de violence. C’est la doctrine du sçavant Lister, dans son excellent Traité des Humeurs[64]. La raison semble suffire, pour faire voir que le cœur, qui n’a qu’un ventricule, a plus d’action que celui qui en a deux ; mais l’experience ne permet pas d’en douter, puisque le cœur de la Tortuë, de la Grenoüille, de l’Anguille, & des autres animaux semblables, où ce viscere n’a qu’un ventricule, bat plus long-tems, étant séparé du corps, que ne fait celui de la Poule, du Cocq, du Pigeon, & même du Bœuf. Le cœur de l’Anguille même remuë plus de douze heures aprés avoir été retranché ; & celui de la Poule, du Cocq, du Bœuf, &c. cesse de se mouvoir dés le moment qu’il est séparé de l’animal[65]. C’est donc sans fondement que l’on s’imagine que la Tortuë abonde en volatil. Mais aprés tout, quand la Tortuë & la Grenoüille abonderoient en volatil, s’ensuivroit-il qu’elles dussent être mises au rang des alimens maigres ? nullement : en voici la raison. Il est des alimens maigres qui ne sont point inferieurs en volatil à la viande. Une once de Cacao, par exemple, qui est une sorte d’amande, donne autant de volatil, qu’une livre de Bœuf. C’est une difference d’un à seize : il y a donc des alimens maigres qui ont seize fois plus de volatil que la chair de Bœuf ; est-il une preuve plus complette contre l’Auteur du Traité des Dispenses ? nous sommes sûrs qu’il en conviendra lui-même, quand il sçaura que cette preuve est tirée du Traité de la Digestion[66], où pour répondre à une objection que fait un sçavant Medecin de Montpellier ; sçavoir, que la viande a plus de volatil que le maigre, & qu’ainsi elle est plus propre à nous nourrir, on s’explique dans les mêmes termes dont nous venons de nous servir. Il est aisé de juger par toutes ces reflexions, que les raisons alleguées dans le Traité des Dispenses, pour prouver que les Grenoüilles doivent être permises en Carême, quoi-qu’elles ne soient pas poissons, sont également favorables à l’usage de la Macreuse, de la Tortuë, du Loutre, &c. L’Auteur cependant ne veut permettre que les Grenoüilles ; & de peur qu’on ne fasse pas assez de cas de ce mets, il avertit que saint Ambroise éleve la Grenoüille au dessus de tous les autres alimens[67] ; sur quoi nous ferons deux remarques ; l’une, que dans une matiere comme celle-ci, l’autorité du plus petit Medecin, vaut mieux que celle du plus grand Père de l’Eglise ; & l’autre, que puisque l’Auteur du Traité vouloir citer là-dessus saint Ambroise, il pouvoit bien faire honneur de cette citation à Pierre Gontier, de qui il l’a prise[68], & à qui il en doit tant d’autres, dont il a chargé les marges de son Livre, sans neanmoins faire mention de ce Medecin, qu’il nomme si souvent en toute autre occasion. On ne se contente pas dans le Traité des Dispenses de dire que la Macreuse ne peut être permise en Carême : on ajoûte que les Communautez qui en osent manger alors, le font à la honte de la Religion ; & on s’appuïe en cela de l’autorité du Medecin dont nous venons de parler, lequel écrit en termes exprés, que c’est un sentiment monstrueux de croire la Macreuse de la nature du poisson. Monstrosam opinionem ; mais on nous dérobe en même tems une circonstance essentielle, qui est que ce même Medecin, en déclamant si fort contre ceux qui se permettent les Macreuses les jours d’abstinence, a eu soin d’avertir que comme bon Catholique, Apostolique & Romain ; ce sont ses termes, il n’a pas fait difficulté en plein Carême d’en manger de rôties, observant qu’elles ne fussent arrosées qu’avec du beurre, s’interdisant d’ailleurs l’usage de la viande. Tostam & butyro irroratam sæpius esitavimus in ipsâ mediâ Quadragesimâ, (quâ interim ab omni aliâ carne abstinebamus) juxta ritus Religionis Catholicæ, Apostolicæ, Romanæ, in qua per summa Dei Opt. Max. misericordiam, nati sumus & vivimus[69]. Aprés quoi il ajoûte que la Macreuse nourrit fort peu, parce qu’elle ne quitte point la mer ; & qu’elle ne vit que d’algue, de limon, & d’eau marine. Cum vescatur alga, limo & aquâ maris, extra quod nusquam evolare dicitur, crassioris esse succi, pauci, nutrimenti, concoctu pertinacem, & excrementiam asserere non dubitamus[70]. Nous ajoûterons ici deux autres reflexions : la premiere, que Pierre Gontier dit que tous les Theologiens, tous les Medecins, & tous les Philosophes unanimement, tiennent que la Macreuse est de la nature du poisson. Voilà déja un préjugé peu favorable à sa déclamation, qu’il n’appuïe d’aucune preuve.

La seconde, c’est qu’aprés avoir avancé que c’est une opinion monstrueuse, de croire la Macreuse de la nature du poisson, il dit quelques lignes plus bas, en parlant de l’origine de cet oiseau, que ce qu’on peut penser de plus probable là-dessus, c’est que la Macreuse se produit d’un coquillage de la mer : Probabilior sententia est è conchis quibusdam quæ mediante algâ marinâ foraminibus cariosi ligni adhærent, hanc avem produci, quod Scaliger confirmat, cum rostro pendere de reliquiis putridis naufragiorum refert quoad absolvatur, atque abeat sibi quæsitum pisces, unde alatur. Il se trompe, sans doute grossierement, de donner, comme ont fait plusieurs autres Auteurs avant lui, une telle origine à la Macreuse[71], mais étant dans cette vieille erreur, comment a-t-il pû traiter de monstrueuse, l’opinion dont il s’agit ? y a-t-il donc tant de bizarrerie à penser qu’un animal né d’un coquillage de la mer, puisse tenir du poisson ? & est-ce là un sentiment si monstrueux, pour l’appeller Monstruosam opinionem ? Pierre Gontier n’y a donc pas fait reflexion, sans doute ; & avoüons qu’il soûtient trop mal sa déclamation contre les Macreuses, pour qu’elle doive donner du scrupule à personne.

Les moïens dont l’Anonyme s’est servi jusques ici, pour décrier l’usage des Macreuses, & de quelques autres Amphibies en Carême, ne sont donc d’aucune conviction ; mais en récompense, voici au moins, contre celui des Macreuses, deux fortes décisions, aprés lesquelles, selon nôtre Auteur, il n’y a plus à revenir. Il prête l’une à un grand Pape, dans un fameux Concile ; & l’autre, à la Faculté de Medecine de Paris assemblée là-dessus, dit-il, speciali articulo. Ces deux points interessent assez le public, pour meriter d’être examinez. Voici d’abord ce qu’on nous dit sur la décision du Pape, nous viendrons ensuite à celle de la Faculté de Medecine.



Examen d’une prétenduë Décision du Saint-Siege, contre les Macreuses.



Le Pape Innocent III. dit l’Auteur du Traité des Dispenses[72], « défendit l’usage des Macreuses dans le quatriéme Concile général de Latran, pour arrêter l’abus qui commençoit de s’introduire en quelques endroits, où il y avoit abondance de Macreuses, & où l’on s’accoûtumoit à en manger les jours maigres. Carnibus earum, (des Macreuses) in Quadragesimâ nonnulli Christiani in nostra ætate in locis ubi avium ejusmodi copia est uti solebant : sed Innocentius Papa in Laterænensi Concilio generali, hoc ne ulteriùs fieret vetuit. Ce sont les paroles de Vincent de Beauvais, célébre & sçavant Dominicain du treiziéme siécle, qui vivoit par consequent dans le temps de ce Concile. Il est donc défendu aux Catholiques de manger des Macreuses, depuis le treizième siècle, à moins qu’on n’apporte une Décision du Pape ou du Concile en leur faveur, qui soit depuis ce tems ; faute de cela, l’usage d’en manger sera abusif & condamnable. On voit encore par-là de combien est grand le mécompte de ceux qui donnent cinq cens ans d’Epoque à l’usage des Macreuses, puisqu’il y a prés de quatre cens ans qu’il est condamné par le Pape innocent III. & par le Concile de Latran[73], & qu’on ne trouve depuis ce tems aucune ordonnance ni permission des Superieurs Ecclesiastiques là-dessus. Mais la défense du Pape & du Concile subsistant, elle devrait être observée. Il y a en effet bien de l’apparence que tout le monde a senti la force de cette Décision, & qu’il s’y étoit rendu, puisque de tous les Auteurs en Medecine qui ont traité du regime des Alimens, & de l’abstinence, il ne s’en trouve que quelques-uns du dernier siécle, où l’on trouve quelque chose touchant l’usage des Macreuses en Carême. Tous les autres n’en parlent que comme d’assez mauvais oiseaux, par rapport à la santé, sans faire mention de leur qualité de poisson. Maïerus lui-même, qui a le plus amplement traité de la Macreuse, ne dit qu’en passant que quelques-uns de son tems croïoient que la Macreuse étoit un poisson[74]. Un autre Auteur sage[75] & célébre, qui entre plus avant dans cette question, dit positivement, que de son tems les Macreuses étoient nouvellement connuës à Paris. Paucis ab hinc annis, circiter vernum tempus avis marinæ genus afferri solet, quod anati in totum simile est. A ce compte l’usage de manger des Macreuses en Carême n’a pas au plus cinquante ans : en seroit-ce assez pour meriter à un abus le droit de prescription ? N’en faudroit-il pas avantage pour faire oublier au monde que la Macreuse est de la chair, de la nature des animaux, qui sont défendus en Carême ? »

Ce discours renferme trois Articles, qu’il est nécessaire d’éplucher. Il faut voir 1o. s’il est vrai qu’il y ait jamais eu une Décision du Pape Innocent III. contre l’usage de certains oiseaux Carême 2o. En cas qu’il y en ait eu quelqu’une ; si cette Décision regarde les Macreuses. 3o. Si l’on est bien fondé à dire que l’usage des Macreuses en Carême n’ait pas au plus cinquante ans.

A l’égard du premier Article, nous remarquerons que cette prétenduë Décision ne se trouve point dans les Actes du Concile de Latran ; ce qui est un préjugé peu favorable à une défense comme celle-ci, que l’on veut avoir été faite dans ce Concile, & par ce[76] Concile ; sur tout si l’on fait reflexion que Vincent de Beauvais, dont on allegue le seul témoignage, est un Auteur peu exact dans la plûpart des faits qu’il avance : nous pourrions citer plusieurs exemples de ce peu d’exactitude ; mais nous nous contenterons de produire ce qu’il dit de ces oiseaux même, qu’il croit avoir été défendus par le Pape Innocent III. « Sçavoir, que des branches de sapin venant à tomber dans la mer, & ensuite à se pourrir, poussent une humeur épaisse, de laquelle se forment ces oiseaux, qui sont d’abord gros comme des Aloüettes, & ausquels peu de jours aprés il vient des plumes ; que ces oiseaux demeurent attachez par le bec à ces morceaux de bois, & flottent ainsi dans la mer, jusqu’à leur entiere perfection ; qu’il en a vû plusieurs, & qu’il a parlé à gens dignes de foi, qui lui ont dit en avoir vû aussi, qui étoient encore suspenduës à ces morceaux de bois. Harum multas et ipsi vidimus, virosque fide dignos, qui eas adhuc in ligno pendentes se vidisse testati sunt : paroles qui montrent évidemment que cet Auteur n’examinoit pas les choses avec beaucoup de soin. Ainsi, il y a lieu de conjecturer que la Décision du Pape Innocent III. lui aura été rapportée par quelques-unes de ces personnes dignes de foi ; & que là-dessus il aura crû le fait, sans autre information. Le celébre Wormius[77], sur la parole d’un homme, qu’il croit digne de foi aussi, avance qu’on a décidé en Sorbonne que la Macreuse étoit poisson ; & cependant il n’y a jamais eu là-dessus de Décision de Sorbonne. Vincent de Beauvais pourroit bien, tout de même, dans ce qui concerne la Décision du Pape Innocent III. s’en être un peu trop fié au témoignage d’autrui.

Quand au second point, c’est une erreur de croire que la prétenduë Décision dont il s’agit, regarde les Macreuses : Vincent de Beauvais, dans l’endroit en question, ne parle point de la Macreuse, mais de la Barliathe, qui est un oiseau tout different. La Barliathe, selon le rapport même de Vincent de Beauvais, se nourrit d’herbes & de gramens, au lieu que la Macreuse, comme l’on sçait, ne se nourrit que de coquillage[78] : ce qui fait voir, indépendamment des autres differences qui se trouvent entre ces deux sortes d’oiseaux, que ce n’est pas la même espece. Aussi l’Auteur du sçavant Traité sur l’origine des Macreuses, a soin de remarquer qu’il ne faut pas confondre la Barliathe avec la Macreuse, & que ce sont des animaux de differente nature. Au lieu donc de mettre, comme a fait l’Anonyme, en citant le passage de Vincent de Beauvais, Carnibus earum, (des Macreuses), il falloit mettre Carnibus earum, (des Barliathes) ; autrement c’est imposer au public, ou se méprendre soi-même grossierement. Mais afin qu’on ne doute pas que ce ne soit veritablement de la Barliathe dont parle Vincent de Beauvais, lorsqu’il dit que le Pape Innocent III. défendit en Carême l’usage de certains oiseaux, nous citerons les propres paroles de cet Auteur, desquelles l’Anonyme a jugé à propos de retrancher le commencement, qui, en effet, ne lui étoit pas favorable.

Barliathes sunt aves de ligno crescentes, quas vulgus Bervestas appellat. Fertur enim quod lignum de abiete marinis aquis incidens, quando successu temporis putrescere cœperit, humorem ex se crassum emittit, ex quo densato formantur parva species ad magnitudinem alaudarum, primum quidem nudæ sunt ; deinde maturantes plumescunt, ac rostris ad lignum pendentes per mare fluitant usque ad maturitatem, donec se commoventes abrumpant, sicque crescunt & roborantur usque ad debitam formam. Harum muttas & ipsi vidimus, virosque fide dignos qui eas adhuc in ligno pendentes se vidisse testati sunt. Anseribus minores sunt, colorem habent Cinereum ac nigrum, pedes ut anates sed nigros. De his autem Jacobus Aconensis loquens dicit quod arbores sunt super ripas maris de quibus hæ procreantur, rostris infixis, arboribus dependentes : Tempore verò maturitatis ex arboribus decidunt, ac per incrementa proficientes, sicut avec ceteræ, volare incipunt : verùm tamen nisi decidentes cita aquas invenerint, vivere non possunt ; quoniam in aquis est nutrimentum earum & vita. Notandum autem quod non in ramorum summitatibus, sed in arborum corticibus ac stipitibus pendent. Crescent autem arboris humore, & roris infusione, donec habentes plumas, ac robur, inde corticibus abrumpantur : de his itaque certum est quod in orbe nostro circà Germaniam existant, nec per coitum generantur, sed nec earum coitum apud nos ullus hominum vidit. Unde carnibus earum in Quadragesimâ nonnulli etiam Christiani in nostrâ ætate, in locis ubi avium ejusmodi copia est, uti solebant, sed Innocentius Papa in Lateranensi Concilio, hoc ultrà fieri vetuit : hæ volucres herbis & graminibus ut anseres vivunt[79].

« C’est-à-dire, en deux mots : La Barliathe s’engendre dans l’eau, sur des morceaux de bois pourris ; il est certain qu’elle ne se produit point par accouplement : aussi nul homme parmi nous ne peut dire l’avoir vû s’accoupler : ce qui est cause que plusieurs personnes avoient pris la coutume d’en manger en Carême ; mais le Pape Innocent III. a défendu dans le Concile de Latran, de continuer cet usage. Ces oiseaux se nourrissent d’herbes & de gramens, comme les Oyes. »

Voilà le passage de Vincent de Beauvais ; doutera-t-on aprés cela, que ce ne soit de la Barliathe, dont il s’y agit ? On dira peut-être que la Macreuse aïant long-tems passé pour s’engendrer de pourriture, Vincent de Beauvais la désigne, lorsqu’il dit, que l’oiseau dont il parle, ne s’accouple point, & qu’il s’engendre de morceaux de bois pourris. Mais qui est à sçavoir que la Macreuse n’est pas le seul oiseau auquel l’ignorance a prêté une origine si bizarre ? C’est donc une erreur de supposer, avec l’Auteur du Traité des Dispenses, que la prétendue Décision d’Innocent III. rapportée par Vincent de Beauvais, concerne la Macreuse.

Au regard du troisiéme Article, sçavoir, « qu’il y a bien de l’apparence que tout le monde se rendît à cette Décision, puisqu’à en juger par les paroles de Pierre Gontier, qui dit positivement, que de son tems les Macreuses étoient nouvellement connuës à Paris, il s’ensuit que l’usage d’en manger en Carême, n’a pas cinquante ans au plus. » Au regard, dis-je, de ce 3e. article, l’Anonyme oublie ce qu’il a dit plus haut[80] ; sçavoir, qu’à Paris vers le milieu du seiziéme siécle, on exposa en Carême dans le Marché, des Oiseaux nommez Macreuses blanches, sous prétexte qu’elles étoient de la nature des grises ou noires ; mais que la Police s’y opposa, & en défendit le debit, pour ne point autoriser une nouvelle coûtume.

Selon nôtre Auteur, les Macreuses grises ou noires, qui sont celles que l’on mange aujourd’hui à Paris, étoient donc en usage pendant le Carême, vers le milieu du seizième siécle ; puisque, selon lui-même, ce fut à la faveur de celles-ci qu’on essaïa d’introduire ces autres oiseaux qu’il lui plaît de nommer Macreuses blanches ; au lieu de remarquer aprés l’Historien, d’où cet exemple est tiré, qu’on les appelle Ponchons, & que c’étoit les Pêcheurs qui les vouloient debiter, sous le nom de Macreuses blanches. Quoi-qu’il en soit, il avouë donc que vers le milieu du seiziéme siécle, on vendoit à Paris des Macreuses en Carême ; il doit par consequent avoüer qu’il y a beaucoup plus de cinquante ans que cet usage est introduit. Le calcul est facile : nous avons passé la dixiéme année du dix-huitiéme siècle, l’Anonyme convient qu’à Paris vers le milieu du seiziéme, l’on débitoit des Macreuses en Carême. Il y a donc déja, de son propre aveu, cent soixante ans que la Macreuse se vend publiquement à Paris. Ainsi, il se contredit manifestement, d’avancer, comme il fait, que cet usage n’a pas au plus cinquante ans. Au reste, s’il lui est échappé de dire que dans le seiziéme siècle on vendoit à Paris des Macreuses en Carême, il ne lui est rien échappé en cela que de vrai ; & c’est ce qu’on peut reconnoître par ces paroles de Bellon, dans son Livre de la nature des Oiseaux.

« Nous avons ici un Oiseau, que le Vulgaire appelle Ponchon ; il est noir à la tête & sur le dos, & blanc à l’estomac, les plumes des cuisses sont raïées de gris & de blanc ; nos Pêcheurs, qui le prennent dans la mer, de la même maniere que les Macreuses, n’y trouvant aucune difference qu’en la couleur, voulurent il y a quelques années, les debiter à Paris en Carême, sous le nom de Macreuses blanches ; mais la vente en fut défenduë sous de grosses amendes[81]. »

Que sert aprés cela d’avancer, en supposant toûjours comme constante, la prétenduë Décision d’Innocent III. qu’il y a bien de l’apparence que tout le monde s’étoit rendu à cette Décision, puisque de tous les Auteurs de Medecine ; qui ont traité des Alimens, & de l’abstinence, il n’y en a que quelques-uns du dernier siécle où l’on trouve quelque chose touchant l’usage des Macreuses en Carême ; que tous les autres n’en parlent que comme d’assez mauvais oiseaux, par rapport à la santé, sans faire mention de leur qualité de poisson ; « que Maïer, lui-même, qui a le plus amplement traité de la Macreuse, ne dit qu’en passant que quelques-uns de son tems croïoient que la Macreuse étoit poisson ; qu’enfin Pierre Gontier dit que de son tems les Macreuses étoient nouvellement connuës à Paris ; d’où il s’ensuit, continuë-t-on, que l’usage d’en manger en Carême, n’a pas au plus cinquante ans ». A quoi bon, encore une fois, tout ce discours, qu’à mieux découvrir combien les raisonnemens de l’Anonyme sont peu exacts ? En effet, ce silence des Medecins, duquel il prétend tirer avantage, tourne en preuve contre lui, puisque si quelque défense avoit fait cesser dans le treiziéme siécle l’usage des Macreuses, il n’y a nulle apparence que de tant de Medecins, qui depuis ce tems-là ont écrit avant le dernier siècle, sur les alimens & sur l’abstinence, quelqu’un d’eux n’eût dit quelque chose de l’usage des Macreuses en Carême. Le cas de la défense étoit assez remarquable, pour leur donner occasion de rompre là dessus le silence. Quelques-uns d’eux, sans doute, auroient eu soin d’observer que la Macreuse, qui auparavant passoit pour viande maigre, n’étoit plus regardée comme telle ; & qu’on n’en mangeoit plus en Carême : cependant ils se contentent tous de parler de cet oiseau, comme d’un assez mauvais manger, par rapport à la santé, & ils ne font nulle mention de sa qualité vraïe ou fausse de poisson, ou d’animal qui tienne de la nature du poisson. Un tel silence, joint à celui de Messieurs les Evêques, qui pour se conformer à la Décision du Pape & du Concile, n’auroient pas manqué de faire quelque Mandement contre les Macreuses, ce qu’on ne voit nulle part, donne grand lieu de juger que s’il n’y a que cette prétenduë défense qui ait pû faire cesser dans le treiziéme siécle l’usage des Macreuses en Carême ; cet usage a toûjours subsisté depuis, & qu’il a par consequent, plus de cinq cens ans d’Epoque. En effet, Girardus, qui vivoit il y a cinq cens ans, dit expressément, que l’usage des Macreuses en Carême, étoit établi de son tems.

L’avantage que l’on veut tirer ici du silence des Medecins, qui sont venus depuis le treiziéme siécle, & qui ont écrit avant le dernier, n’est donc qu’un avantage prétendu : voïons si celui qu’on croit trouver dans le langage de quelques-uns de ceux qui ont écrit le dernier siécle, est plus réel. « Maïer, lui-même, dit-on, qui a le plus amplement traité de la Macreuse, ne dit qu’en passant que quelques-uns de son tems croïoient que c’étoit un poisson ; & un autre Auteur, sage & célébre (Pierre Gontier) qui entre plus avant dans cette question, dit positivement que de son tems les Macreuses étaient nouvellement connuës à Paris. »

Quant à Maïer, que ce soit en passant ou non, qu’il ait fait la remarque, il l’a faite, & c’est assez : ce qu’il y auroit en ceci de plus favorable en apparence, à l’opinion de l’Anonyme, seroit le terme de quelques-uns, dont se sert Maïer, ce mot aïant peu d’étenduë. Mais il faut remarquer 1o. que parmi ceux mêmes qui soutiennent que la Macreuse est de la nature du poisson, il n’y en a non plus que quelques-uns qui prétendent que ce soit un veritable poisson. 2o. Que Maïer étant Anglais, on ne devroit pas s’étonner qu’il se fût servi du terme de quelques-uns, quand même il auroit voulu faire entendre que c’étoit l’usage chez les Catholiques de manger des Macreuses en Carême. Mundius, qui a écrit aprés lui, & qui étoit Anglois de Nation & de Religion, s’en est servi en ce même sens. Avis est maritima ab Anglis nominata Puffin, à Gallis Macreuse, in insulis quibusdam maris Hibernici, inenarrabilis earum copia est, carnes pisces sapiunt, imò quibusdam pisci sunt, nam ejus earum muriâ servatarum, in solemni jejunio à Romana Ecclesiâ perinde atque piscium dicitur concessus. Voilà qui est décisif.

Pour ce qui est de Pierre Gontier, qui a écrit en 1668. il s’est trompé manifestement de dire que de son tems la Macreuse n’étoit connuë à Paris que depuis peu. On sçait, au contraire, par le témoignage de Bellon, comme nous venons de le voir, que vers le milieu du seiziéme siécle, il s’en vendoit publiquement à Paris ; ce qui n’étoit pas même nouveau alors : de plus, quand il seroit aussi vrai, qu’il est faux, que les Macreuses n’auroient été connuës à Paris que depuis cinquante ans au plus ; il ne s’ensuivroit nullement que l’usage d’en manger en Carême n’eût pas plus de cinquante ans, puisqu’il faudroit supposer pour cela, qu’elles n’étaient point connues, non plus en d’autres païs, avant ce même tems, ou que si elles y étoient connues, l’usage d’en manger en Carême, ne s’y étoit pas encore introduit. Deux suppositions, également gratuites, ou plûtôt également contraires à la verité.



Examen d’une prétenduë Decision de la Faculté de Medecine de Paris, qu’on veut faire valoir contre les Macreuses.



Aprés avoir montré ce qu’il faut croire de la prétenduë Décision d’Innocent III. il est tems de venir à celle de la Faculté de Medecine de Paris. Voici là-dessus les termes du Traité des Dispenses ; il est important de les rapporter, comme nous avons rapporté ceux qui concernent la prétendue Décision de Rome.

« Ce qui finit la question des Macreuses, dit l’Auteur, c’est que la Faculté de Medecine a décidé contre certains oiseaux, dont on vouloit introduire l’usage dans les jours maigres, sous prétexte qu’ils étoient de la qualité du poisson, parce qu’on les tenoit de la nature ou de l’esprit[82] des Macreuses ; en voici l’occasion : Une Communauté de Religieux, célébre & respectable dans l’Eglise, fit consulter la Faculté de Medecine de Paris, touchant l’usage des Oiseaux nommez Pilets, Blairies, &c. on avoit fait entendre à ces Religieux, qui se sont voüez à un maigre perpetuel, que ces oiseaux étoient autant poissons que les Macreuses, & qu’il pouvoit leur être autant permis d’en manger que des Macreuses. La question ne tomboit pas à la verité sur les Macreuses, parce qu’on les croïoit poissons, & on se tenoit en repos là-dessus. On demandoit seulement si les Pilets, &c. seroient aussi des poissons, à dessein de s’en permettre l’usage. Huit Docteurs de la Faculté de Medecine furent nommez par elle, pour méditer & examiner cette matiere ; ils emploïerent leurs soins pour s’en instruire ; ils se transporterent au Couvent de ces Religieux ; ils écouterent les raisons sur lesquelles on leur persuadoit que les Pilets, &c. étoient poissons. Enfin, toute reflexion faite, & aprés de sérieux examens, la Faculté assemblé speciali articulo, le 24. Decembre 1708. écouta le rapport de ces Docteurs : on délibera, & il fut décidé que les Pilets, &c. ne pouvoient passer pour poissons. La Faculté sage & avisée, ne porta pas sa Décision plus loin : elle n’entra pas dans la question des Macreuses, parce qu’elle n’étoit pas consultée là-dessus. Mais si les Macreuses ressemblent autant aux Pilets, que les Pilets ressemblent aux Macreuses ; si leurs interêts sont si fort confondus, la condamnation des uns emporte celle des autres : il ne reste donc guéres de grace à esperer pour elles, s’il est constant, sur tout, que la défense du Pape & du Concile de Latran n’ait point été révoquée[83]. »

Voilà, selon l’Anonyme, la Question des Macreuses finie, par une Décision authentique de la Faculté de Medecine de Paris, contre l’usage des Pilets en Carême. Mais par malheur cette Décision ne fut jamais, & elle est encore moins soutenable que celle du Concile de Latran, ou du Pape Innocent III. On ne sçauroit mieux la comparer qu’à celle que quelques personnes mal informées, disent que la Sorbonne a donnée en faveur des Macreuses, & dont l’Anonyme parle avec raison en ces termes[84]. « On se pare de l’autorité des Théologiens ; on se flatte qu’ils permettent de manger en maigre, des Macreuses ; mais voici de quoi confondre ces prétenduës permissions. On ne sçauroit prouver que les Théologiens aient rien prononcé là-dessus. Il est vrai qu’un Auteur de réputation, c’est Wormius, avance sur la parole d’un François, qu’il jugeoit digne de foi, que la Sorbonne a décidé que les Macreuses sont poissons. Mais cette prétenduë Décision de Sorbonne ne fut jamais que dans la tête de ce François, & elle ne se trouve nulle part. » Nous emprunterons ces mêmes paroles, pour nous expliquer sur la prétenduë Décision de la Faculté de Medecine de Paris.

On se pare de l’autorité des Medecins de Paris ; on se flatte qu’ils ont exclu les Pilets du rang des alimens maigres. Mais voici de quoi confondre cette prétention. On ne sçauroit prouver que les Medecins de Paris aïent rien prononcé là dessus. Il est vrai qu’un Auteur, dans un Livre intitulé : Traité des Dispenses du Carême, avance que cette Faculté a décidé que les Pilets ne pouvaient passer pour poissons ; mais cette prétenduë Décision de la Faculté de Medecine ne fut jamais que dans la tête de cet Auteur, & elle ne se trouve nulle part. En effet, la Faculté de Medecine de Paris a soin de mettre religieusement dans ses Registres, tout ce qui se passe chez elle, & tout ce qu’elle décide : or on n’y trouvera aucune Décision sur les Pilets. L’Auteur ajoûte que la Faculté fut assemblée sur ce sujet par une convocation speciale, speciali articulo. Mais la convocation n’est pas plus réelle que la Décision ; & si cet Auteur est de la Faculté de Paris, comme il le veut insinuer dans son Livre, un peu d’inclination pour la verité, auroit dû l’empêcher de rien avancer qui eût pû se trouver contraire à ce que nous allons rapporter, puisque ce sont des faits dont il auroit dû être informé comme nous.

Tous les Samedis cinq Medecins de la Faculté de Paris, se rendent chacun selon leur tour aux Ecoles de Medecine, pour y donner gratuitement leurs avis aux pauvres malades, qui y viennent exposer leurs maux. Cette Assemblée, qui n’est jamais fort nombreuse, quoi-qu’il soit libre aux autres Docteurs de s’y trouver, s’appelle l’Assemblée des Samedis. Dans une Assemblée de cette sorte, qui fut celle du Samedi 24. Novembre 1708. M. pr.. Medecin d’une célébre Communauté, qui fait profession d’un maigre perpetuel, prit occasion de demander aux Docteurs qui étoient alors de visite, s’ils croïoient que les Pilets, les Blairies, fussent de veritables poissons, leur ajoûtant que la question lui avoit été faite par quelques Religieux de cette Communauté. Il n’y avoit dans l’Assemblée que douze à treize Docteurs, de cent & tant qui composent la Faculté. De ces treize, il y en eut six à qui cette demande fit naître la curiosité d’examiner par eux-mêmes la nature de ces oiseaux. Pour cela, ils firent partie entr’eux de se transporter peu de jours aprés dans cette Communauté, avec le Medecin de la Maison, ce qu’ils executerent le 3. de Decembre de la même année 1708. Quand ils y furent, on leur présenta des Pilets, des Blairies, & des Macreuses. Ils considererent la structure interieure & exterieure de ces animaux. Puis on leur en fit rôtir quelques-uns, & ils remarquerent que ce qui découloit de la chair de ces animaux, étoit une veritable huile, semblable à celle qui découle des poissons. On leur fit rôtir aussi un canard, & ils observerent que ce qui découloit du Canard, étoit une vraie graisse[85].

Le Vendredi 21. M. le Doïen, à qui Monsieur Desmarets, Contrôleur General des Finances, avoit demandé qu’on examinât dans la Faculté, si le sucre étoit aussi sain purifié avec le sang de bœuf, qu’avec les blancs d’œufs ; fit avertir tous les Docteurs par des billets exprés & datez de ce même Vendredi 21. de se trouver aux Ecoles le Lundi 24. de Decembre, à dix heures du matin, pour déliberer sur cet Article. L’Assemblée fut nombreuse ; on délibera sur la purification du sucre par le sang de bœuf, & sur quelques points concernant la Faculté : aprés quoi la Compagnie, qui étoit composée d’environ soixante & dix Docteurs, commença à se retirer. A peine en restoit-il douze ou treize, lors qu’un de ceux qui restoient, crut devoir proposer de nouveau la question des Pilets. On reparla donc du Pilet ; quelques-uns dirent que c’était un poisson, d’autres, qu’il avoit les organes d’un oiseau, & qu’ainsi on ne pouvoit le regarder comme un poisson ; d’autres venant au point precis de la question, dirent que c’étoit sans doute un oiseau, & non un poisson ; mais que la chair de cet oiseau, tenoit de la nature du poisson, & devoit être regardée comme un aliment maigre : ce qu’ils appuïerent de diverses raisons ; aprés quoi ils rapporterent l’exemple de la Grenoüille, qui, sans avoir les organes du poisson, & sans être par consequent poisson, ne laisse pas d’avoir une chair de la même nature que celle du poisson : le sentiment de ces derniers fut celui du plus grand nombre. Mais comme la Faculté n’avoit point été convoquée là-dessus, & que tout ceci ne se traitait qu’en passant, & par maniere de conversation, il ne se décida rien, & M. le Doïen ne donna point ses Conclusions[86]. De ces treize Docteurs, le plus grand nombre jugea donc que le Pilet n’étoit pas un vrai poisson ; mais, comme on voit, il s’en faut bien que ce fût au sens de l’Anonyme, puisque le sentiment de ce plus grand nombre fut, qu’à la verité, le Pilet étoit un oiseau & non un poisson ; mais que cet oiseau, tout oiseau qu’il étoit, avoit une chair de la nature de celle du poisson ; & devoit être par consequent regardé comme un aliment maigre. Ainsi, quand même la Faculté auroit adopté le jugement de ces Docteurs, & qu’elle auroit trouvé à propos de l’ériger en Décision, ce qu’elle ne fit jamais ; l’Anonyme, disant comme il fait, que cette Faculté a decidé que le Pilet ne pouvoit passer pour poisson, ne diroit vrai que quant aux termes, & s’écarteroit absolument de la verité quant à la chose ; puisqu’il prétend faire entendre par-là, que le jugement de ces Medecins, fut que le Pilet ne pouvoit passer pour un aliment maigre : ce qui est user de subtilité, & abuser de l’équivoque des mots. Mais pour ôter tout subterfuge à nôtre Auteur, & couper chemin à toutes ses chicanes, nous répetons qu’il n’y a point eu de Décision de la Faculté de Medecine de Paris sur les Pilets ; & que cette prétenduë Décision est une fable inventée à plaisir. Si l’on en doute, on n’a qu’à consulter les Registres de la Faculté, on y verra de point en point, & jusqu’aux moindres circonstances, ce qui fut dit & arrêté par elle le 24. Decembre sur le sang de bœuf, & sur quelques autres Articles ; mais on n’y trouvera absolument rien sur les Pilets, non plus que s’il n’y avoit jamais eu de Pilets au monde. Or la Faculté, comme nous l’avons observé, ne délibere jamais sur rien, & ne decide jamais rien, sans le mettre dans ses Registres. Une circonstance remarquable, qu’il est bon de ne pas passer ici, c’est que peu de tems ensuite, M. le Doïen de la Faculté, fortement sollicité, & par Lettres, & de vive voix, d’accorder son Approbation au Traité des Dispenses, la refusa, en répondant qu’il se voïoit absolument obligé d’en user ainsi, de peur qu’il ne semblât que la Faculté approuvoit ce qui étoit dit des Pilets & des Macreuses dans ce Traité. Or la demande qu’on faisoit de cette Approbation, ne regardoit encore que la premiere édition du Traité, donnée en 1709. dans laquelle on se contentoit seulement de déclamer contre l’usage des Macreuses & des Pilets, sans rien mettre sur le compte de la Faculté, comme on a osé le faire depuis, en imaginant cette prétenduë Décision du 24. Decembre 1708. M. le Doïen cependant crût devoir refuser son Approbation, pour la raison que nous venons de dire ; ce qui fait voir combien il s’en falloit, non seulement que la Faculé eût fait contre les Pilets la Décision qu’on a imaginée, mais même qu’elle y eût eu la moindre disposition.

Il n’y a donc point eu dans la Faculté de Medecine de Paris, d’Assemblée speciali articulo, sur le fait des Pilets, puisque la Faculté n’a jamais été convoquée là-dessus, & que dans l’Assemblée du 24. Decembre, de laquelle il s’agit, & où il en fut parlé, ce ne fut que par occasion qu’on en parla, & encore sur la fin, lorsqu’il restoit à peine douze à treize Docteurs, de soixante & dix qui étoient venus : il n’y a point eu, non plus, de Decision de la Faculté sur ce sujet, nous l’avons suffisamment montré.

Que reste-t-il donc à conclurre, sinon que les moïens emploïez par l’Anonyme, pour décrier en Carême l’usage de la Macreuse, du Loutre, de la Tortuë, &c. ne sont d’aucun poids, & qu’il seroit à souhaiter que cet Auteur eût autant d’amour pour la verité, qu’il a d’aversion pour les macreuses. Ainsi, jusqu’à ce qu’on ait de meilleures preuves pour se persuader que ces animaux sont veritablement chair, on pourra à l’avenir, comme par le passé[87], s’en tenir aux raisons simples & naturelles, qui prouvent le contraire. Ces raisons, au reste, sont clairement développées, dans une Dissertation sur le Pilet, composée depuis quelques années, à l’occasion d’une dispute qui s’éleva sur cette matiere, entre une célébre Communauté, & un Religieux zelé, que son zele neanmoins porta un peu trop loin, ainsi qu’on le verra.

Comme cette Dissertation a demeuré jusqu’ici sans être publique, & qu’elle peut beaucoup servir à éclaircir la question dont il s’agit, nous la communiquerons ; mais auparavant il est bon de dire un mot de ce qui en a été l’occasion.

En 1696. un particulier, qui ne pouvoit manger ni legumes ni poisson, sans éprouver de grands vomissemens, & qui ne laissoit pas d’observer exactement le Carême, exposa son état à un Religieux Benedictin de l’Abbaïe du Tréport, lequel l’invita à dîner dans sa Communauté, & lui fit servir d’un Pilet. Le particulier en aïant mangé, sans en être incommodé, pria les Religieux Benedictins de lui en envoïer. Quelques personnes devotes, qui se trouverent chez lui un jour de Carême, comme on lui en servoit à table, & qui apprirent qu’il faisoit usage de cette nourriture, à l’exemple & par l’avis des RR. PP. B. furent aussi-tôt en avertir le R. P… Religieux de l’Ordre de… & Curé de la Paroisse de… lequel sans perdre tems, en écrivit une Lettre de plainte à Monseigneur l’Archevêque de Roüen, lui mandant, qu’au grand scandale de la Religion, il y avoit dans son Diocése une Communauté qui mangeoit & permettoit aux autres de manger en Carême, d’un oiseau nommé Pilet, lequel avoit une veritable graisse, vivoit sur terre, se nourrissoit de grains, & ne differoit en rien de la viande. Ce Prélat ne soupçonnant pas qu’on lui écrivît de la sorte, sans être pleinement informé de ce qu’on lui mandoit, répondit en ces termes.

« Si le Pilet, comme vous me le mandez, a veritablement de la graisse, s’il vit sur terre, & se nourrit de grains, je ne le permets point les jours d’abstinence, & vous pouvez vous servir de ma Lettre comme d’un Mandement, pour le défendre au Prône de vôtre Messe Paroissiale. »

La Lettre fut lûë au Prône ; mais en la lisant, on en retrancha les termes conditionnels, Si… & à la place on en substitua d’absolus, que l’on crut peut être n’avoir pas un autre sens. Quoi-qu’il en soit, la Lettre fut lûë en la maniere suivante.

Le Pilet aïant une veritable graisse, vivant sur terre, & se nourrissant de grains, &c.

Les Reverends Peres Benedictins, avertis de ce qui se passoit, furent trouver Monseigneur l’Archevêque, qui faisoit alors sa visite à Dieppe ; & aprés l’avoir informé exactement de ce que c’était que les Pilets, qu’ils mangeoient, & qui, jusques-là, avoient été permis dans son Diocése, ils lui demanderent permission d’assembler dans l’Abbaïe de Saint-Oüen de Roüen, ce qu’il y avoit dans cette ville d’habiles gens, capables de décider sur la matiere dont il étoit question. Monseigneur l’Archevêque le leur accorda, & s’engagea même de son côté, à leur envoïer des Medecins pour examiner la chose à fond.

L’Assemblée se tint ; on y apporta de la Côte, plusieurs Pilets, les uns en plume, les autres salez. On en mit un à la broche ; on en fit cuire un autre dans une casserole à sec ; un troisiéme fut dissequé. On examina avec toute l’attention possible la nature de ces animaux, par rapport à leur habitation, à leur nourriture, à leur graisse, à leur sang, &c. Aprés quoi l’Assemblée conclud que les oiseaux qu’elle venoit d’examiner, tenoient de la nature du poisson, & devoient être mis au rang des alimens maigres.

Monseigneur l’Archevêque de Roüen, à qui l’Assemblée rendit compte de ce qu’elle avoit jugé, envoïa ordre au R. P….(qui, pour le remarquer en passant, avoit porté dans cette Assemblée, une Sarcelle pour un Pilet, s’imaginant apparemment, comme il le faut croire, que ce fût la même chose) de se dédire au Prône, & d’y publier la permission de manger des Pilets. Il écrivit en même tems une Lettre au R. P. Dom Gilles Jamin, Prieur de l’Abbaïe du Tréport, dont voici les termes.

Je permets, mon R. P. l’usage des Pilets pendant le Carême, comme par le passé, jusqu’à ce que j’en décide autrement : vous pouvez le dire, & faire voir ma Lettre à ceux qui en pourront douter. Je suis, mon R. P. entierement à vous,

L’Archevêque de Roüen,
à Paris ce 15. Mars 1696.

M. de Brou, alors Evêque d’Amiens, suivit l’exemple de M. l’Archevêque de Roüen, & donna dans son Diocèse la même permission de manger des Pilets, ainsi que M. l’Abbé Moreau, son Grand-Vicaire, l’avoit annoncé auparavant au R. P. Jamin, par la Lettre suivante.

« Mon Reverend Pere, je vous suis obligé de la part que vous avez bien voulu me faire du Jugement des Medecins de Roüen, sur la nature & les qualitez des Pilets, & de la permission de Monseigneur l’Archevêque, d’en manger en Carême. Il conviendroit assez de la rendre publique, afin de lever là-dessus toute sorte de scrupule, & de faire cesser entierement une espece de scandale, que ceux qui en mangeoient avant la Décision de la question, causoient à ceux qui n’étoient pas persuadez que cela fût permis. On ne sera pas ici d’un sentiment different de celui de Monseigneur vôtre Archevêque. La Décision de son Diocèse à cet égard, sera la regle de celui-ci. Les deux Prélats en sont convenus ; & il y auroit de l’inconvenient que ce qui seroit permis dans un endroit, fût défendu dans l’autre. Je suis, &c.

Moreau.

A Amiens le 7. Avril 1696.

La dispute sur le Pilet fut ainsi entierement terminée, par la Décision de l’Assemblée de Saint-Oüen, & par les Permissions des deux illustres Prélats, que nous venons de nommer. Cette affaire, au reste, fit beaucoup d’honneur aux Reverends Peres Benedictins, qui en userent avec beaucoup de douceur & de charité, envers celui dont le zele un peu trop vif, les avoit si peu ménagez ; mais elle fit du bruit dans le païs, & donna lieu à plusieurs Vers, bons ou mauvais, qui parurent sur ce sujet, & entr’autres, à ceux-ci.

SUR LE PILET, reconnu Poisson.

Pour juger du Poisson, il faut en faire usage.
        L’experience fait le Sage :
Souvent à l’apparence on se trompe en effet,
Du Pilet au Canard, malgré la ressemblance,

Les Sçavans ont trouvé la même différence
        Que de la Macreuse au Poulet.

Ainsi, Pilet ! Vainqueur d’une injuste Critique,
        Tu feras desormais la nique
Au severe Censeur de ton individu.
Quelque soin qu’il ait pris de prévenir l’Église,
Elle veut qu’il te fasse une amende en chemise,
        Son pieux Procés est perdu.

Dis-nous, qu’aurois-tu fait, s’il eût eu sa demande,
        Et que l’on t’eût déclaré viande,
Toi, qui n’en aurois eu, tout au plus, que le nom ?
Chacun t’auroit traité de Corbeau de rivage,
De n’être bon à rien, eût été ton partage,
        Tu gagnes donc d’être Poisson.


La question des Pilets, ainsi finie, un des Sçavans qui s’étoient trouvez à l’Assemblée de Saint-Oüen, composa, à la priere de diverses personnes, une petite Dissertation, où il recuëillit les principales raisons qui devoient faire mettre le Pilet au rang des alimens maigres, & où il répondait aux prin cipales difficultez qu’on pouvoit opposer là dessus. Cette Dissertation, dont il n’a paru jusqu’ici que des copies manuscrites, est celle qui suit.



DISSERTATION
sur le Pilet.



Le Pilet, connu en Angleterre sous le nom de Puffin ; en quelques lieux de la côte de Picardie, sous celui de Plumar, & peut-être encore ailleurs sous d’autres, est un oiseau de mer, qui, quoi-que en usage, comme Poisson, en plusieurs endroits, ne laisse pas d’y être un sujet de dispute à quelques personnes, qui contestent qu’on en puisse manger les jours d’abstinence : c’est pour lever là-dessus les scrupules, qu’on donne cette Dissertation, où en examinant les raisons de ceux qui prétendent que le Pilet est veritablement chair : on examine en quoi peut consister la difference specifique de la viande & du poisson.

Les raisons qu’on a coûtume d’alleguer, pour prouver que le Pilet n’est pas poisson, sont 1o. que cet oiseau a l’apparence du Canard ; 2o. qu’il en a le goût ; 3o. que sa graisse n’est point differente de celle du Canard ; 4o. qu’il a le sang chaud, & qu’il en a beaucoup ; 5o. qu’il s’éloigne de la mer, pour aller dans les lacs & les rivieres ; qu’il va même sur terre & s’y nourrit ; 6o. qu’il vit de pain & de grain ; 7o. qu’il se produit par accouplement.

Quant à la premiere raison, il faut remarquer qu’on ne doit pas juger des choses par la simple apparence. On est accoûtumé à ne voir que certaines especes de poissons qui vivent toûjours dans l’eau, qui sont couverts d’écailles, qui ont des oüiës, &c. & là-dessus on se persuade qu’il ne sçauroit y avoir d’autres sortes de poissons ; en quoi certes on se trompe. Il y en a une infinité, dont Dieu seul connoît les especes & les proprietez ; & on peut dire en un sens, qu’il a mis dans les eaux, les mêmes sortes d’animaux qui se trouvent dans le reste de l’univers. C’est de-là que sont venus les noms de Veau marin, de Chien marin, de Pourceau marin, de Milan marin, d’Epervier marin, d’Aloüette[88] marine, &c. Ces derniers, qui ont des noms d’oiseaux, s’élancent hors de l’eau, & volent quelque tems à la maniere[89] des oiseaux, aïant des ailes de cartilages : ce n’est donc point sur la simple apparence qu’il faut raisonner ici ; & le faire, c’est se conduire plus par imagination que par raison.

Pour ce qui est de la seconde ; sçavoir, que le Pilet & le Canard, ont le même goût ; il faut, pour tenir ce langage, n’avoir jamais mangé de l’un & de l’autre : ce sont deux goûts tout differens, & qui n’ont nul rapport. De plus, quand ces goûts auroient quelque chose d’un peu approchant, ce qui n’est pas, il ne s’ensuivroit point que le Pilet fût de la chair, ou il faudroit dire que l’Esturgeon & le Thon en seroient ; parce qu’ils ont un goût qui approche un peu de celui du Veau ; mais ce goût, si l’on y prend garde, est accompagné d’une saveur huileuse, qui est commune à tous les poissons, quoi-qu’elle ne domine pas dans tous également, laquelle ne se trouve point dans la viande. Or c’est de cette saveur d’huile, que se doit prendre, par rapport au goût, la ressemblance de certains animaux avec le poisson, saveur qui se trouve réellement dans le Pilet, dans la Macreuse, dans la Blairie, &c.

La troisiéme raison, que la graisse du Pilet & celle du Canard, ne sont point differentes, contrarie l’experience, qui fait voir que celle du Pilet est une veritable huile, & celle du Canard une vraïe graisse.

Au regard de la quatriéme, que le sang du Pilet est chaud, & que ce sang est abondant, nous remarquerons d’abord qu’Aldrovandus l’a crû froid. Voici ce qu’il en écrit : « Il se trouve un certain oiseau aquatique, semblable au Canard par le bec & par la couleur, excepté qu’il n’a point de verd sur la tête, ni sur le col. Il est plus petit, & couvert de plumes. Les Anglois, comme je l’apprends, l’appellent Puffin : on le sale, & on le mange même en Carême, parce qu’il approche du poisson, aïant le sang froid. Il vole & demeure sur la mer où on le prend[90]. »

Il ne faut que voir le Pilet pour connoître que c’est de cet oiseau qu’Aldrovandus parle ici. Mais nous croïons que ce Medecin si fameux, s’en est un peu trop rapporté au sentiment d’autrui, quand il a supposé qu’une des qualitez specifiques du poisson, étoit d’avoir le sang froid. On peut diviser les poissons en trois genres, par rapport à leur sang. Les premiers, sont ceux dont le sang n’est point teint de rouge ; & ceux-là l’ont assez froid ; tels sont, entr’autres, les poissons à coquilles : les seconds, ceux qui ont le sang rouge, mais qui en ont peu, & ceux-là l’ont moins froid ; tels sont l’Anguille, la Tanche, &c. les troisiémes, ceux qui aïant aussi le sang rouge, en ont une grande quantité ; & ceux-là l’ont fort chaud ; comme la Baleine, le Marsoüin, ou Porc marin, le Lamantin, l’Hippopotame, ou cheval marin, &c. tous poissons qui abondent si fort en sang, & en sang chaud, qu’il est difficile d’en trouver davantage & de plus chaud, dans aucun autre animal. On en a fait l’experience à saint Valeri-sur-Somme, à l’occasion d’un Marsoüin fort gros, qui aïant été ouvert, rendit deux grandes casseroles de sang, & d’un sang tout fumant, & aussi chaud que celui d’un Bœuf, quoi-que le Marsoüin n’eût été ouvert que sept ou huit heures aprés qu’on l’eût tué[91]. C’est donc une mauvaise raison, pour prouver que le Pilet, la Blairie, la Macreuse, &c. tiennent plus de la viande que du poisson ; de dire que ces oiseaux ont beaucoup de sang, & que leur sang est chaud.

La cinquiéme raison, que le Pilet s’éloigne quelque-fois de la mer, pour aller dans les lacs & dans les rivieres ; qu’il va même sur terre, & qu’il s’y nourrit, n’est pas moins facile à refuter. Les gens[92] qui font métier de prendre ces sortes d’oiseaux, assurent tous, 1o. que le Pilet & la Macreuse quittent rarement la mer, pour aller ans d’autres eaux, comme dans les rivieres, dans les marais, & sur des moliers, où à la verité on en tuë quelquefois. 2o. Que quand ils quittent la mer, ils ne s’en éloignent jamais de beaucoup. 3o. Qu’aprés l’avoir quittée, ils ne manquent jamais d’y retourner. Ajoûtons à cela qu’il n’est point de la nature du poisson de mer, de n’aller jamais dans d’autres eaux que celles de la mer, comme on semble le supposer ici ; témoin l’Alose, le Saumon, & plusieurs autres, qui remontent de la mer dans les rivieres. Quant à ce qu’on avance, que le Pilet va quelque-fois sur terre, & qu’il s’y nourrit ; c’est un fait generalement contredit de ceux qui prennent ces sortes d’oiseaux. Ils assurent tous que les Pilets ne marchent presque jamais sur terre ; qu’ils ne s’y nourrissent point, qu’ils demeurent presque toujours dans l’eau, & que c’est presque toûjours sur mer qu’on les tuë ; mais de plus, il n’est point vrai qu’il soit absolument de la nature du poisson, de ne point aller & de ne point vivre ailleurs que dans l’eau. Il y a des poissons terrestres, qui ne sont ainsi appellez, que parce qu’ils vont sous terre, & y vivent ; témoin ceux des Marais de Babylone[93], qui lorsque les rivieres demeurent à sec, se retirent dans des creux, d’où ils sortent pour aller se nourrir sur terre, se servant de leurs ailerons & de leurs queuës comme de pieds, pour marcher ; témoin ceux d’Heraclée, où on en voit une grande quantité chercher le bord des fleuves, se faire des trous en terre, où ils vivent même sans eau[94] ; ce qui a fait soupçonner à quelques Auteurs, que le poisson tenoit de la nature du Vers de terre. Nisi forte vermium terrenorum & piscibus natura inest[95]. Mais que dirons-nous du Veau marin, qui va si souvent sur terre ; où, comme beaucoup d’autres poissons, il fait son petit tout vivant, & l’alaite plusieurs jours avant que de le mener à la mer ? Il n’est donc pas absolument de l’essence du poisson, de ne pouvoir vivre long-tems hors de l’eau[96]. Ainsi ; quand il seroit vrai, ce qui n’est pas, que le Pilet s’en écarteroit quelque-fois, il ne s’ensuivroit nullement qu’il ne pût être poisson ; on voit en même tems, par cette remarque, l’erreur de ceux qui prétendent que la Tortue, le Loutre, & quelques autres Amphibies, dont l’Église permet l’usage en Carême, ne sont pas Poissons ; parce qu’ils ne vivent pas uniquement dans l’eau.

Quelques-uns disent que les Pilets vont si avant sur la terre, que souvent à la fin de l’Hyver on les voit par bandes venir chercher leur nourriture dans le Parc de Versailles, avec les autres oiseaux qui y sont ; mais premierement il ne leur est pas naturel de chercher leur nourriture sur terre, ne vivant que d’algue, de Moules, & d’autres coquillages, qu’ils trouvent dans la mer. Secondement, s’il étoit vrai qu’ils vinssent ainsi dans le Parc de Versailles, qui est à plus de trente lieuës dans les terres, on en verroit, & on en prendroit à Versailles, & par tout ailleurs ; cependant, de l’aveu même de ceux qui font voler cet oiseau si loin, il n’est connu que sur les bords de la mer : c’est dans la mer, ou dans les marais, & les rivieres proches de la mer, que les Mariers les tuënt : c’est de-là uniquement qu’on les voiture à Paris, & aux autres villes, & même ce sont les Chasse-Marées, & non les Poulaillers qui les transportent à Versailles.

Pour sixiéme raison, on dit que les Pilets se nourrissent de froment, d’orge, de pain ; mais on ne fait pas reflexion qu’il n’y a point de nourriture uniquement propre aux poissons, & qui convienne à tous également : chacun a son instinct, qui lui fait rechercher ce qui lui convient ; les uns vivent d’eau ou de rosée[97], comme l’Huitre ; d’autres de terre, comme les Muges ; d’autres d’algue, comme les Goujons, & les autres poissons qui habitent dans les lieux pierreux, & prés des caps ; d’autres de chair, & de plusieurs autres sortes d’alimens, comme la Carpe, le Brochet, &c. d’autres d’herbes & de fruits, comme le Veau marin, qui sort de la mer pour aller chercher des bleds verds[98], des raisins, & autres choses semblables. Or cela n’empêche point que tous ces poissons, lorsqu’ils ne trouvent pas leur nourriture ordinaire, ne puissent en prendre d’autres. La Carpe, par exemple, le Brochet, & plusieurs poissons, se nourrissent fort bien de pain, de grain, de laituë, &c. lorsqu’on les tient dans des reservoirs. Le Pilet pourroit bien en faire de même, lorsqu’on l’a pris, & ce ne seroit que par accident.

Mais aprés tout, si c’est la nourriture qui fait la difference de la chair & du poisson, il faut donc dire que tous les oiseaux qui suivent l’eau, & qui vivent de coquillages, ou d’autres sortes de poissons, sont poissons ; & que les poissons qui vivent de chair, sont chair. On seroit, sans doute, mieux fondé à avancer cette proposition, toute absurde qu’elle est, qu’à soutenir, comme on fait, que parce que le Pilet, quand il est hors de la mer, mange du pain, du bled & de l’orge, il ne peut tenir de la nature du poisson.

Il nous reste à répondre à la septiéme raison, qu’on regarde comme la plus forte. Les Pilets s’accouplent, dit-on, ils font des œufs, il en sort des petits ; ce qui les rend fort differens des Macreuses, lesquelles, ajoûte-t-on, se produisent de l’écume de la mer, & du bois pourri des vieux vaisseaux, où on les trouve attachées par le bec, & d’où elles se détachent quand elles sont bien formées.

Cette derniere raison n’est pas plus convaincante que les autres ; car qui ne sçait que la Baleine, le Veau marin, le Cheval de mer, le Resmard, le Dauphin, le Marsoüin, la Raye, enfin tous les poissons qui sont du nombre des Cetacées, s’accouplent, & non seulement les Cetacées, mais la Séche, le Poulpe, le Calemar, qui, outre la faculté de nager a celle de voler, & un grand nombre d’autres. Pour ce qui est de faire des œufs, qui ne sçait, tout de même, que les poissons font des œufs, à la reserve des Cetacées, de tous ceux qui sont couverts de poil, & des Cartilagineux, lesquels sont vivipares ; c’est-à-dire, font leurs petits parfaits, & tout vivans ; ce qui seroit bien plus fort pour faire qualifier de viande la Baleine, le Veau marin, le Cheval de mer, le Resmard, le Dauphin, le Marsoüin, la Raye, &c.

Quant à la prétenduë generation des Macreuses, lesquelles, dit-on, se produisent de l’écume de la mer, ou du bois pourri des vaisseaux, pure fable ! Il ne faut pas s’imaginer, avec quelques Auteurs, que l’usage de manger de ces animaux en Carême, soit fondé sur une raison si frivole. La Macreuse, comme tous les autres animaux, s’engendre par le moïen d’organes particuliers, destinez à la generation ; & Dieu, en benissant les animaux, a dit à celui-ci, comme aux autres : Croissez et multipliez-vous. Car, selon les Interpretes sacrez, ces paroles sont une destination à se multiplier par le moïen des deux séxes ; soit que ces deux séxes se trouvent séparez dans deux individus, comme on le voit dans presque tous les animaux, ou réünis dans un seul, comme on le remarque dans plusieurs insectes. La Macreuse multiplie par voïe de copulation, comme tous les quadrupedes, tous les oiseaux, & plusieurs poissons ; & elle est ovipare, comme tous les oiseaux, si l’on en excepte la Chauve-souris, & comme la plûpart des poissons. Mais, dira-t-on, pourquoi ne voit-on jamais d’œufs dans la Macreuse, s’il est vrai qu’elle soit ovipare ? Nous répondons qu’on n’en trouve point non plus dans les Pilets, ni dans les autres oiseaux de mer ; comme les Camarins, les Ringans, les Pies de mer, &c. & que si ce défaut d’œufs prouvoit que les Macreuses s’engendrassent de pourriture, il faudroit dire aussi, que les Pilets se produisent de la même maniere. Au reste, la raison pourquoi on ne trouve point d’œufs dans les Macreuses & dans les Pilets, lorsqu’on y en cherche, c’est que ces animaux ont, comme les poissons, un tems particulier pour jeter leurs œufs, aprés lequel il ne leur en reste plus, qui se puissent discerner. Or les Macreuses, les Pilets, &c. ont fait leurs petits, lorsqu’ils viennent dans nos contrées. Que l’on convienne donc ici de deux points ; l’un, que la maniere dont le Pilet s’engendre, n’a rien de contraire à la nature de poisson ; & l’autre, que ce n’est point dans la generation qu’il faut chercher la difference specifique du poisson & de la viande.

En quoi donc consiste cette difference ? c’est ce qu’il faut éclaircir. Quelques-uns définissent le poisson un animal couvert d’écailles, lequel demeure dans l’eau, & s’y nourrit, & par là ils prétendent exclure du rang des poissons, le Pilet, la Blaire, la Macreuse, &c. qui sont des animaux couverts de plumes ; mais cette définition est trop bornée. Tous les poissons ne sont pas couverts d’écailles : il y en a qui le sont de cuir, comme le Dauphin ; d’autres, d’une simple croute, comme les Langoustes ; d’autres, d’une croute avec des pointes, comme l’Herisson, ou d’une peau dure & âpre, propre à polir, comme le Greve ; d’autres, d’une eau douce, comme la Lamproye ; d’autres sont presque sans peau, comme les Poulpes ou Polypes ; d’autres, sont cachez dans des coquilles, comme plusieurs de ceux qui se trouvent sur les bords de la mer. Il y en a d’autres qui sont couverts de poil, comme les Veaux marins : pourquoi n’y en pourra-t-il pas avoir de couverts de plumes, comme les Pilets & les Macreuses ? On ne voit rien en cela qui implique. Pour ce qui est de demeurer & de vivre dans l’eau, il y a des animaux qui vivent partie sur terre, partie dans l’eau : on les appelle Amphibies. Or de ces Amphibies, quelques-uns demeurent plus dans l’eau ou sur l’eau, que sur la terre, comme les Pilets, les Macreuses, &c. & ceux-là, sans doute, doivent aux moins, à cet égard, être compris dans la définition qu’on vient d’alleguer du poisson. Le Pilet & la Macreuse demeurent fort peu sur terre, & ils ne peuvent s’y arrêter long-tems, parce qu’ils ont les ailes extrêmement serrées contre le corps, & l’articulation des jambes trop lâches, pour soûtenir le mouvement de progression : cette articulation n’aïant qu’une forme de penne ou d’aile, au lieu d’ergot : construction, qui paroît toute conforme à la nature du poisson. Le Pilet & la Macreuse ne peuvent marcher ; & lorsqu’ils se sentent pressez de le faire, ce n’est point tant par le secours de leurs pieds que de leurs ailes, qu’ils le font. De sorte qu’on peut compter ces animaux au nombre de ceux dont le venerable Bede dit ; que quoi-qu’ils se reposent quelque-fois sur terre, & qu’ils y fassent leurs petits, ils vivent neanmoins de la mer, & non de la terre, usant plus volontiers de celle-là que de celle-ci. Quæ si in terris aliquando requiescunt, fœtusque faciunt, non tamen de terra, sed de mari vivunt, & libentius mari quàm terrâ utuntur. Bed. in cap. I. Gen. v. 22.

Mais, aprés tout, la question est moins ici de sçavoir, si le Pilet est un veritable poisson, que de sçavoir si la chair de cet animal approche plus de la chair du poisson, ou de celle des autres animaux. Or pour découvrir ce qu’on doit penser là-dessus, il faut remarquer qu’une difference notable qui se trouve entre la chair du poisson & celle de plusieurs animaux aquatiques, tels que le Canard, la Poule d’eau, &c. consiste dans la qualité de la graisse. Cette graisse n’est qu’une huile dans les poissons ; témoin l’huile de poisson que l’on brûle ; & c’est une veritable substance adipeuse dans les animaux, qui ne sont pas poissons, ou qui ne tiennent pas de la nature du poisson. Ce ne sont pas seulement quelques poissons qui rendent de l’huile : on en tire de tous generalement, & en grande quantité. Il n’y a pas encore long-tems qu’on en fit soixante & dix pots du seul foye d’un poisson inconnu, qui avoit été pris à Dieppe. On en fait souvent sur les côtes de la mer, des Marsoüins qu’on pesche ; & en 1696. au mois de Janvier, dans l’Abbaïe de Saint Valery-sur-Somme, on tira d’un seul Marsoüin, dix-huits pots d’huile. Un Matelot du Tréport, dans la derniere haranguaison, s’avisa d’en faire de Merlans, & de Chiens de mer, qui se trouverent dans ses filets parmi ses Harengs. L’art de tirer l’huile de poisson n’est pas nouveau, témoin les anciens Icthyophages, qui en faisaient une si grande quantité. Cette huile est plus ou moins épaisse, selon la qualité du poisson d’où elle vient. Il y a des païs où on la prépare si bien, qu’on en sert au lieu d’huile d’olive[99] Ceux, au reste, qui voudront se convaincre par une experience facile, combien la chair du poisson est huileuse, n’ont qu’à faire rôtir tel poisson qu’il leur plaira ; un Hareng, par exemple, une Limande, une Vive, &c. & le manger tout chaud sans sauce, ils ne manqueront pas d’y appercevoir une saveur d’huile, trés-facile à distinguer. Que si la substance de tous les poissons est huileuse, il faut demeurer d’accord que les oiseaux de mer, dont la chair sera huileuse, comme celle des poissons, approcheront plus du poisson que de la viande. Ce principe posé, on ne peut douter que tous les animaux qui demeurent dans la mer, & qui ont la chair huileuse, ne tiennent de la nature du poisson ; & ce n’a été que cette seconde difference, qui, se trouvant jointe avec l’autre, a pû faire déclarer la Macreuse poisson, ou, pour mieux dire, de la nature du poisson. En effet, il s’en faut de beaucoup que dans la Macreuse, le goût de la chair, la couleur, la saveur & l’odeur de la graisse, soient les mêmes que dans le Canard ; ce goût, cette saveur, cette couleur & cette odeur, n’aïant rien dans la Macreuse, qui ne tienne du gout, de la saveur, de la couleur & de l’odeur de l’huile de poisson. Si donc dans le Pilet, comme dans la Macreuse, cette même difference se trouve jointe à la premiere, il ne faut pas douter que le Pilet ne tienne du poisson. Or elle s’y trouve réellement ; & pour s’en convaincre, on n’a qu’à faire boüillir dans des vaisseaux séparez un Pilet, une Macreuse, & un Canard, on verra alors la convenance qu’il y a entre la Macreuse & le Pilet, & combien ces deux oiseaux different du Canard, par la saveur de la chair, & par la saveur, la couleur, & l’odeur de leur graisse, que l’on trouvera être une veritable huile.

Au reste, la saveur d’huile de ces oiseaux est si dégoûtante, que pour la leur ôter, il faut leur passer dans le corps une petite broche de fer toute rouge, les mettre tremper pour quelque tems dans le vinaigre, ou bien les faire un peu boüillir dans une certaine quantité d’eau, d’où on les tire ensuite ; ou enfin leur glisser dans le corps un oignon ; car cet oignon en tire tout ce qu’il y a d’impur & d’huileux, & devient d’une si mauvaise odeur, qu’il n’est pas possible de le supporter.

Tout ce qui se trouve dans la Macreuse se trouve dans le Pilet, & dans quelques autres oiseaux de mer : on y remarque également, lorsqu’on en fait la dissection, un sang noir, huileux & caillé, une même nourriture, une même odeur, une même saveur, une même graisse huileuse, soit pour la couleur, soit pour le goût, soit pour la consistance ; en sorte qu’ils se peuvent reduire sous un même genre dont le nom est celui de Macreuse, c’est-à-dire, Macrum Edulium, aliment maigre, à cause que leur chair approche de celle du poisson, d’où vient qu’en bien des endroits, au lieu de dire, une Bernacle, un Pilet, &c., on dit une double Macreuse, une demi Macreuse, une Macreuse grise, une Macreuse noire, une Macreuse à la tête rouge, aux pieds rouge, &c.

Quelques-uns de ceux qui prétendent que les Pilets sont chair, appuient beaucoup sur une attestation qu’ils ont tirée d’un Matelot, nommé Fontôme, soi-disant Pourvoïeur du Roi, pour fournir les oiseaux sauvages dans la Menagerie de Versailles. C’est cependant un foible appui, car quel fond peut-on faire sur le témoignage d’un homme grossier, qui ne sçachant autre chose que prendre des oiseaux dans la mer, & les porter à Versailles, décide neanmoins en Docteur, que le Pilet, & autres oiseaux de mer, sont chair ; sur un homme, dis-je, dont le peu d’exactitude se prouve par ses attestations même. Il avoue, par exemple, dans celle que ces Messieurs regardent comme leur plus forte piece, que la Macreuse a le sang froid ; & dans une autre, qui est posterieure à celle-là, il dit qu’elle l’a chaud, comme tous les autres oiseaux. « Je sous-signé Antoine Fontôme, Matelot demeurant à Crotoy, & Pourvoïeur du Roi pour fournir les oiseaux sauvages dans la Menagerie de Versailles : certifie à qui il appartiendra, que j’ai reconnu par experience que le sang des Macreuses que l’on prend dans la mer, est chaud comme celui des autres oiseaux. Fait au Crotoy le 15. Novembre 1695. & ai posé ma marque, en présence de Messire Jacques Moisnel, Prêtre, Curé de saint Firmin, Doïen de Ruë, & de Messire Antoine Papin, Prêtre, Chapelain du Crotoy. » Cette Attestation, si contraire en cet endroit à celle que ces Messieurs ont tirée, donne lieu de penser que l’autre est peu sincere dans le reste. Mais quand elle seroit sincere, le Pourvoïeur est-il assez habile & assez éclairé pour pouvoir prononcer sur ce qui fait la nature d’une viande maigre ?

Ils produisent encore un Mandement de Monseigneur d’Angers, par lequel ce Prélat défend dans son Diocèse de manger, les jours maigres, un certain oiseau, nommé Morton ; mais assurément le Morton n’est point le Pilet ; & l’on fourniroit bien un Mandement de Monseigneur Loüis Cazet de Vautorte, Evêque de Vanes, qui a permis à ses Diocesains, il y a environ huit ans, d’user du Pilet, le Carême & les autres jours d’abstinence.

On fait deux objections assez frivoles ; l’une, que la plume de la Macreuse conserve l’eau plus long-tems que ne fait la plume du Pilet : ce qui feroit croire que la Macreuse seroit plûtôt poisson que le Pilet ; l’autre, que le Pilet a un cri, & que le poisson n’en a pas. Nous répondons à la premiere, qu’il est vrai que les Macreuses, que l’on vend, sont ordinairement moüillées ; mais que c’est parce qu’elles demeurent long-tems étoufées dans l’eau, aprés qu’on les a prises ; car celles que l’on prend vives, ou que l’on tuë hors de l’eau de la mer, comme le Pilet, sont aussi séches que le Pilet. Nous répondons à la seconde, que la Macreuse a aussi un cri ; que le Veau marin, qu’on ne contestera pas qui ne soit poisson, meugle comme les Veaux de terre ; & que les Baleines font de grands cris quand elles se sentent blessées. Ainsi, rien n’empêche de conclurre que le Pilet, & les autres oiseaux qui demeurent, qui vivent, qui se prennent dans la mer, comme la Macreuse, qui se nourrissent comme elle, qui ont une même chair, une même graisse huileuse, sont poissons, ou du moins tiennent de la nature du poisson.



ATTESTATION
de deux Docteurs de Medecine de la
Faculté de Montpellier, & du
College de Roüen.



Nous, Docteurs en Medecine de la Faculté de Montpellier, & du College de Roüen, attestons que nous avons été appelez l’Abbaïe de Saint-Oüen, pour y voir & examiner, en présence de M. l’Abbé de Clement, Grand-vicaire, & Official de Monseigneur l’Archevêque ; les qualitez & especes des oiseaux aquatiques, nommez par le vulgaire Pilet, Plumar ou Puffin, reconnoître & déclarer de quelle nature ils sont, & s’ils doivent être mis au nombre des viandes, dont l’usage est permis par l’Eglise aux jours d’abstinence, ou de celles dont il est défendu ; & qu’après les avoir exactement regardez, anatomisez, & comparez avec la Macreuse noire, nous avons remarquez qu’ils avoient une conformité entiere avec elle, tant par leur naturel, les lieux où ils vivent, & la nourriture qu’ils prennent, que par la parfaite ressemblance des parties internes & externes, l’odeur, la saveur, & la substance de leur chair poissonneuse & marine, aussi-bien que par leur graisse puante & huileuse : ce qui nous a fait juger qu’ils doivent être reduits sous le genre des Macreuses, dont ils sont une des vraies especes ; & enfin, qu’on doit consequemment plûtôt ranger les oiseaux nommez Plumars ou Pilets, sous l’idée & la nature du poisson, que de la veritable chair.

Le onziéme Février 1696. Signez,
d’Houppeville, Des Fontaines, avec paraphe.


AUTRE ATTESTATION.


Si on examine les nageoires des Macreuses, des Pilets & des Blairies, on connoîtra que ces oiseaux ne peuvent ni s’élever de terre ni marcher, & qu’ils sont continuellement dans l’eau ; & si l’on examine leur graisse, on verra qu’elle n’est qu’une huile étant fonduë, & toute differente de celle des Canards, & autres oiseaux : ce qui nous fait juger que ces oiseaux doivent être déclarez poissons, à plus juste titre que plusieurs autres Amphibies, qu’on ne se fait aucun scrupule de manger comme poissons. Fait à Abbeville le 16. Juin 1708. Le Sergeant.


Fin de la Dissertation.



  1. P. 157 de la 1. édit. & 261. & 262. de la 2e. tom. 1.
  2. P. 158 de la 1e. édit. & pa. 263. de la 2e. tom. 1.
  3. P. 158 de la 1. édit. & p. 264. de la 2e. tom. 1.
  4. Ces trois lignes d’italique, sont de la seconde édition, pag. 264. tom. 1.
  5. Pag. 293 de la 2e édit.
  6. L’épine du Lamantin est composée de vingt-cinq vertebres, fort dures, semblables à celles du cheval.
  7. Ossiculum cruciforme ex capite Lucii commendatur quibusdam ad apilepsium, assumptum. Ossa Sturionis commendantur in arthritide vagâ. Os sepiæ exsiccat, abstergit, pulveristum, vel incineratum. Schrod. Pharm.
  8. Page 294 de la 2e  édit. t. 1.
  9. Le Lamantin.
  10. Plin. Hist. Natur. lib. 11. c. 3.
  11. La Chauve-Souris, dans l’ancienne Loi, étoit au nombre des animaux immondes, dont il étoit défendu de manger. Levit. cap. 11.
  12. Rondelet, de Piscib. fluviat. cap. 23.
  13. Une des proprietez du poisson, est de n’avoir point de poil : est-ce là une proprieté ?
  14. Pag. 293. de la 2e. édit. to. 1.
  15. Elien l’appelle pour ce sujet, Chien de riviere.
  16. Le Loutre a dix reins, séparez les uns des autres.
  17. La nourriture de ce poisson est une petite herbe, qui croît dans la mer, & qu’il paît, comme le bœuf fait celle des prez.
  18. Pag. 291. de la 2e. édit. t. 1.
  19. Pag. 292. de la 2e. édit. to. 1.
  20. Voïez ci dessus, p. 392.
  21. Pag. 158. de la 1. édit. & p. 264. de la 2e. tom. 1.
  22. Les Castors se creusent au bord des grandes rivieres, certaines cavernes, où ils se forment comme de petites maisons, avec des morceaux de bois, qu’ils ajustent avec tant d’art, que soit que les rivieres baissent, soit qu’elles grossissent, la partie anterieure de leur corps peut être à sec, tandis que l’autre demeure dans l’eau.
  23. Fibro quem Galli bievre vocant, in terrâ & aquâ pariter vita est, caudam habet piscium. Cætera species lutræ, si domi educatur caudam ejus squammosam & sine pilis sæpiùs in die aquâ made, facere oportet ne fatiscat. Solet enim effossis in terram cuniculis latere, caudâ interim intra aquas degente, quare anteriore parte pro carnibus, posteriore pro pisce vescunter quidam populo. Petrus Gontier, de Sanitat. tuend. lib. 10. c. 16. p. 296.
  24. Cauda piscium iis. Plin. Hist. Natur. lib. 8. cap. 30.
  25. Voïez ci-dessus, p. 401. où l’Anonyme dit que les Catholiques, pour avoir la liberté de manger du Castor, ont trouvé le secret de metamorphoser en poisson la queuë & les parties de derriere.
  26. Fulica in siccum se recipiens, clarioreque voce clangens, Nautas nominentis tempestatis admonet. Cal. in Fulic.

    Tempestatis signa sunt. Ranæ quoque ultrà solitum vocales, & fulicæ matutino clangore. Pline lib. 18. c. 35.

    Rauca fulix. Cicer. II. de Divinatione.

  27. Quand la Baleine est blessée, elle fait un cri horrible ; le Marsoüin a aussi un cri, & sa voix est semblable à celle d’une personne qui se plaint.
  28. Voïez les preuves de la respiration des poissons, dans les Memoires de l’Académie Roïale des Sciences, année 1701. pag. 232. 233. & 234.
  29. Il n’y a point de veritable attraction en bonne Physique. Tout mouvement se fait par impulsion ; mais on se sert ici du mot ordinaire, pour éviter la circonlocution.
  30. Voïez là-dessus les Mémoires de l’Académie Roïale des Sciences, année 1701. pag. 224.
  31. Voïez la Thése de M. Geofroy, soûtenue aux Ecoles de Medecine de Paris, le 13. Novembre 1704. An hominis primordia vermis.
  32. Voïez sur les poumons des poissons, les Memoires de l’Académie Roïale des Sciences, année 1701. pag. 224. jusqu’à la page. 239.
  33. Les Baleines, & la plûpart des poissons cétacées, ont les poumons faits comme le commun des animaux.
  34. Elle n’a qu’un estomac qui est son gesier, lequel est fort charnu ; nous le disons, non pour l’avoir lû, mais pour l’avoir vû. Il faut que l’Anonyme n’ait jamais dissequé de Macreuse.
  35. Pa. 160. de la 1e. édit. & p. 266. de la 2e. tom. 1.
  36. Pag. 159. de la 1e. édit. & p. 265 de la 2. tom. 1.
  37. Tous les poissons n’ont pas le sang froid ; mais tout animal qui l’a tel, est ou poisson, ou exclus du nombre des animaux qui sont chair.
  38. Pag. 295 de la 2e. édit. tom. 1.
  39. Pa. 298. de la 2e. édit. tome 1.
  40. Pa. 299. de la 2e. édit.
  41. Au Nord d’Ecosse, dans le Groënland.
  42. Le Lamantin est appellé Vache Marine, & le Marsoüin, Cochon de mer.
  43. On ne trouve dans le gesier de la Macreuse, que de petits coquillages : ce que nous disons pour les y avoir vûs.
  44. Graindorge, de l’orig. des Macr. art. 9. pag. 65.
  45. Pag. 161. de la 1e. édit. & p. 268 de la 2e. tom. 1.
  46. Levit. cap. 11. v. 5 & 6.
  47. Deuteron. cap. 14. v. 10.

    Voïez aussi le Levitiq. chap. 11. v. 10. & 12. où on lit : Quidquid autem pinnulas & squammas non habet, eorum quæ in aquis moventur, & vivunt abominabile vobis… cuncta quæ non habent pinnulas & squammas in aquis, polluta erunt.

  48. Theod. Gaza, in Versione Latina Historiæ animalium Aristotelis, lib. 5. cap. 9. & lib. 8. cap. 3.

    Nous ne sçaurions nous empêcher de remarquer ici une faute considerable, où est tombé à ce sujet, le sçavant Harée, dans ses Notes sur la Bible. Il dit, en expliquant le verset 16. du Chap. 11. de Levitique, que le Larus, dont il est parlé dans ce verset, est un animal, appellé par Aristote, Gavia (Larum) Hoc animal quod & Gaviam vocat Aristoteles, natat in aquis, & volat in aëre, par où on voit qu’il a confondu les termes d’Aristote avec ceux du Traducteur, qui a mis Gavia pour rendre en latin celui de λαρός ; ainsi qu’on le peut voir, liv. 5. c. 9. & liv. 8. chap. 3. Histor. animal.

  49. Gavia quæ Græcis Larus, est avis aquatica & palmipes, alia est alba, cinerea, nigra, columbæ magnitudinem non excedens, Gallis dicitur Moüette, aliàs in aquis dulcibus, aliàs in marinis natat ; sed cum avis sit rapax unde proverbium Larus hians, vix in usum venit, est enim carne impura, macrâ, durâ, nigra, terri odoris & saporis, hinc forte impuri judicati lari in veteri Testamento, nec injuriâ, excrementis enim aliisque sordibus delectantur. Pierre Gontier, de Cibis ab Avibus desumptis. c. 35.
  50. M. de la Duquerie.
  51. Pa. 164. de la 1e. édit. & pa. 274. de la 2e. tom. 1.
  52. Pa. 161. & 162. de la 1e. édit. & pa. 268. de la 2e. tom. 1.
  53. Pa. 162. & 163. de la 1e. édit. & pa. 271. de la 2e. tom. 1.
  54. Pag. 155. de la 1e. édit. & p. 258. de la 2e. tom. 1.
  55. Pa. 167. de la 1e. édit. & pa. 278. de la 2e. tom. 1.
  56. La chair du Lamantin ressemble à celle du Bœuf, & son lard à du lard de Cochon.
  57. L’Anonyme a commis la même infidélité, sur le volatil des Moules, en citant le même Auteur.
  58. Franc. Redi, de Animalculis quæ in corporibus vivis reperiuntur, observ.
  59. Ob defectum caloris probabile est ipsis (animalibus quæ attactu frigent) laticem tenaciorem magisque viscidum obtigisse, quo irretiti spiritus, etiam post mortem superstites ludificant manes. Aliis autem animalibus quæ attactu calent, limpidior forsan hæc obtigit lympha, proin citius calore agitati aufugiunt, & extenui hac undâ sese expediunt servi fugitivi. Johan. Conr. Brunnerus, de Lymphâ & Pancreatis usu, cap. 4.

    Nihil tant morose vitam tuetur quàm quod lento & frigido præditum temperamento iterum bene judicat. Pechlin. Garmann. de Miraculis mortuor.

    Voïez aussi J. Jac. Vepfer. de Locis affectis in Apoplex.

  60. Testudo quæ in Indiis juxta Boilæi sententiam magna adæquat animalia, quamquam habeat sanguinem actu frigidum, ac proinde ineptum ad nitro-sulphureas explosiones concipiendas, tamen motus suos perfectè obit, osseique corticis ingens pondus motionibus suis facillimè superat. Nam vis & energia motuum non pendet moninò à fluide nimium spirituoso, nimiumque igneo, sed à valido fluidorum elatere fortique textura. Bagliv. de Fibra motrice, lib. 1. cap. 7.
  61. Hist. de l’Académie, 1701.
  62. Hist. de l’Académie, 1701.
  63. Hist. de l’Académie, 1701.
  64. Unus ventriculus, cordi torpedinis puta aut Anguillæ datus est, sed alicui id genus animalis exsectum ad duodecim minimùm horas pulsat : in quo liquet majorem pulsandi vim istius modi animalium cordi naturaliter inesse, quàm calidis animalibus, quibus cor biventre datur. Nam his cor ablatum statim moveri cessat. Martin. Lister, de Humor. c. 2.
  65. Eadem ratio est cur in exanguibus & piscibus cor sit simplex nimirum ut constet ex una auricula maxima, ex uno ventriculo, & ex aortâ forti, quod vis unita fortior est ad sanguinem frigidum circum pulsandum. Lister, ibid.
  66. Traité de la Digestion, page 422.
  67. Pag. 164. de la 1e. édit. & p. 273 de la 2e. tom. 1.
  68. Petrus Gontier, lib. 13. cap. 22.
  69. Petrus Gontier lib. 11. cap. 46.
  70. Tota Philosophor. Medic. & Theolog. Schola in piscium Catalogo hanc avem reponit, ibid.
  71. Nous avons entre les mains plusieurs de ces coquillages, dont on a crû que la Macreuse prenait naissance, & nous les avons examinés avec soin, lorsqu’ils étoient encore tous frais. Ce qu’ils contiennent est un poisson de la nature de la Moule, & les prétenduës ailes qu’on s’est imaginé y voir, n’en furent jamais.
  72. Pa. 296. de la 2e. édit. to. 1.
  73. Pa. 297. de la 2e. édit. to. 1.
  74. Pa. 298. de la 2e édit. to. 1.
  75. Petrus Gont. de Sanit. pag. 314.
  76. Il y a, dit l’Anonyme, prés de quatre cens ans, que l’usage des Macreuses, aux jours maigres, est condamné par le Pape Innocent III. & par le Concile de Latran.
  77. Voïez Graindorge, de l’origine des Macreuses, pag. 89.
  78. Les Macreuses ne vivent que de petits coquillage, qu’elles prennent dans le sable, en se plongeant, & elles ne viennent pas même dans nos marais, bien loin de paître l’herbe, & de manger des grains, comme font les Oyes benettes. Graindorge, art. 9. pag. 66.
  79. Speculi majoris, Vincentii Burgundi, Præsulis Bellovac. tom. 2. l. 15. c. 150.
  80. Pag. 290. de la 2e. édit. to. 1.
  81. Pierre Bellon, liv. 3. de la nat. des Oiseaux, chap. 5. cité par Graindorge.
  82. C’est apparemment une faute d’impression, pour de l’espece.
  83. Cette défense ne sçauroit avoir été revoquée, puisqu’elle n’a jamais été.
  84. Pag. 294. de la 2e. édition, tome 1.
  85. M. Assorti, alors Doïen de la Faculté, & qui se transporta ce jour-là dans cette Communauté, nous l’a ainsi rapporté.
  86. La Conclusion du Doïen est necessaire pour la décision, & sans cette circonstance, il n’y a point de decision ; or le Doïen qui étoit ici present, ne conclut point.
  87. Voici comment s’explique là-dessus un sçavant Pere de l’Oratoire, en écrivant à un Prélat de distinction.

    Quand il plaira aux Evêques de s’accorder sur ce point, ils pourront interdire les Macreuses, comme n’étant pas des poissons, aussi bien que les Loutres, qu’on défend en quelques Diocéses ; mais jusqu’alors, n’en déplaise à Monsieur… les Fideles pourront manger sans scrupule des Macreuses, qui se vendent publiquement au Marché avec le poisson, sans que l’Église ou la Police y trouvent à redire. On les regardera comme des oiseaux tout-à-fait marécageux, qui se nourrissent comme les poissons, leur ressemblent en quelque maniere, & qui ne vaudront jamais nos Thons & nos Palamides.

  88. Davity, tom. 1. au Corollaire d’un Voïage Marit. art. de la Pesche.
  89. Plin. Hist. Natur. lib. 9. cap. 29. & alib.
  90. Avis quædam aquatica, anati similis colore, (licet viridem colorem circà caput & collum non habeat) & rostro. Magnitude minor, Plumosa ; apud Anglos (ut audio) Puffinus appellatur. Sale conditur, etiam Quadragesinæ tempore comeditur, quod videatur quodam modo piscibis affinis, cum sanguinem habeat frigidiorem. In mari degit & volat ; ubi etiam capitur. Aldrovand. Ornithol. lib. 9. cap. 48.
  91. Cette experience fut faite au mois de Janvier 1696. par les Religieux de l’Abbaïe des Benedictins qui est à Saint Valery-sur Somme.
  92. On appelle ces gens-là Mariers ; parce qu’ils prennent des oiseaux de mer dans des Mares faites exprés, proche de la mer : ces Mariers tuënt beaucoup de Pilets dans la saison, & les connoissent parfaitement.
  93. Plin. lib. 9. cap. 57.
  94. Id. ibid.
  95. Id. ibid.
  96. Propè Monpessulum in vico quem vocant Baillarguet, ad ripam Liriæ, vulgò le Lez, pisces effodiuntur ; id ipsum sit & propè salsas arcem Regis Galliæ præmuniramquæ ultrà Narbonam sita est. Annotat. cap. 57. lib. 9. Hist. Nat. Plin.

    Ceux qui ont été aux côtes d’Afrique disent y avoir vû des Ecrevisses sortir de la mer, au nombre de deux & de trois mille, & aller ou se traîner jusques dans les bois à plus d’une lieuë & y paître. M. Robin., Fermier general de l’Abbaïe de S. Oüen de Roüen.

  97. Plin. Hist. Natur. lib. 9. c. 3.
  98. Belon, Traité des Poissons.
  99. Septentrionalis Oceani accolis mare pro agro est, nam è piscibus panem habent & ex eisdem oleum exprimunt, quod illis perinde convenit atque optimum olivæ oleum delicatioribus Europæorum palatis. Mudius, de Esculentis, cap. 10.