Traité des trois imposteurs/Chapitre 5

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CHAPITRE V.

De l’âme.
§. 1.

L’Ame est quelque chose de plus délicat à traiter que ne sont le Ciel & l’Enfer  ; il est donc à propos, pour satisfaire la curiosité du Lecteur, d’en parler avec plus d’étendue. Mais avant que de la définir, il faut exposer ce qu’en ont pensé les plus célèbres Philosophes  ; je ne ferai en plus de mots, afin qu’on le retienne avec plus de facilité.

§. 2.

Les uns ont prétendu que l’âme est un Esprit, ou une substance immatérielle  ; d’autres ont soutenu que c’est une portion de la Divinité  ; quelques-uns en font un air très subtil  ; d’autres disent que c’est une harmonie de toutes les parties du corps  ; enfin, d’autres, que c’est la plus subtile partie du sang, qui s’en sépare dans le cerveau, & se distribue par les nerfs ; cela posé, la source de l’âme est le cœur où elle s’engendre ; & le lieu où elle exerce ses plus nobles fonctions est le cerveau, vu qu’elle y est plus épurée des parties grossières du sang. Voilà quelles sont les opinions diverses que l’on s’est faites sur l’âme. Cependant, pour les mieux développer, divisons-les en deux classes. Dans l’une seront les Philosophies qui l’ont cru corporelle  ; dans l’autre, ceux qui l’ont regardée comme incorporelle.

§. 3.

Pithagore & Platon ont avancé que l’âme était incorporelle, c’est-à-dire, un être capable de subsister sans l’aide du corps & qui peut se mouvoir de lui-même. Ils prétendent que toutes les âmes particulières des animaux sont des portions de l’âme universelle du monde, que ces portions sont incorporelles & immortelles, ou de la même nature qu’elle, comme l’on conçoit fort bien que cent petits feux sont de même nature qu’un grand feu d’où ils ont été pris.

§. 4.

Ces Philosophes ont cru que l’univers étoit animé par une substance immatérielle, immortelle & invisible, qui fait tout, qui agit toujours, & qui est la cause de tout mouvement, & la source de toutes les âmes, qui en sont des émanations. Or, comme ces âmes sont très-pures & d’une nature infiniment supérieure au corps, elles ne s’unissent pas, disent-ils, immédiatement, mais par le moyen d’un corps subtil comme la flamme, ou cet air subtil & étendu que le vulgaire prend pour le Ciel. Ensuite, elles prennent un corps encore subtil, puis un autre un peu moins grossier, & toujours ainsi par degrés, jusqu’à ce qu’elles puissent s’unir aux corps sensibles des animaux où elles descendent comme dans des cachots ou des sépulcres. La mort du corps, selon eux, est la vie de l’âme, qui s’y trouvoit comme ensevelie, & où elle n’exerçoit que faiblement ses plus nobles fonctions  ; ainsi, par la mort du corps, l’âme sort de sa prison, se débarrasse de la matière, & se réunit à l’âme du monde dont elle étoit émanée.

Ainsi, suivant cette opinion, toutes les âmes des animaux sont de même nature, & la diversité de leurs fonctions ou facultés ne vient que de la différence des corps où elles entrent.

Aristote admet[1] une intelligence universelle commune à tous les êtres & qui fait à l’égard des intelligences particulières ce que fait la lumière à l’égard des yeux  ; & comme la lumière rend les objets visibles, l’entendement universel rend ces objets intelligibles.

Ce Philosophe définit l’âme ce qui nous fait vivre, sentir, concevoir & mouvoir  ; mais il ne dit point quel est cet Être, qui est la source & le principe de ces nobles fonctions, & par conséquent ce n’est point chez lui qu’il faut chercher l’éclaircissement des doutes que l’on a sur la nature de l’âme.

§. 5.

Dicéarque, Asclépiade, & Galien à quelques égards, ont aussi cru que l’âme étoit incorporelle, mais d’une autre manière  ; car ils ont dit que l’âme n’est autre chose que l’harmonie de toutes les parties du corps, c’est-à-dire, ce qui résulte d’un mélange exact des éléments & de la disposition des parties, des humeurs & des esprits. Ainsi, disent-ils, comme la santé n’est point une partie de celui qui se porte bien, quoi qu’elle soit en lui, de même, quoique l’âme soit dans l’animal, ce n’est point une de ses parties, mais l’accord de toutes celles dont il est composé.

Sur quoi il est à remarquer que ces auteurs croient l’âme incorporelle, sur un principe tout opposé à leur intention  ; car, dire qu’elle n’est point un corps, mais seulement quelque chose d’inséparablement attaché au corps, c’est dire qu’elle est corporelle, puisqu’on appelle corporel non seulement ce qui est corps, mais tout ce qui est forme ou accident, ou ce qui ne peut être séparé de la matière.

Voilà les Philosophes qui soutiennent que l’âme est incorporelle ou immatérielle  ; on voit qu’ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes, & par conséquent qu’ils ne méritent pas d’être crus.

Passons à ceux qui ont avoué qu’elle est corporelle ou matérielle.

§. 6.

Diogène a cru que l’âme est composée d’air, d’où il a dérivé la nécessité de respirer, & il la définit un air qui passe de la bouche par les poumons dans le cœur, où il s’échauffe, & d’où il se distribue ensuite dans tout le corps.

Leucippe & Démocrite ont dit qu’elle étoit de feu & que, comme le feu, elle était composée d’atomes, qui pénètrent aisément toutes les parties du corps & qui le font mouvoir.

Hippocrate a dit qu’elle étoit composée d’eau & de feu  ; Empédocle de quatre éléments. Épicure a cru, comme Démocrite, que l’âme est composée de feu, mais il ajoute que dans cette composition il entre de l’air, une vapeur & une autre substance qui n’a point de nom, & qui est le principe du sentiment  ; que, de ces quatre substances différentes, il se fait un esprit très subtil, qui se répand par tout le corps & qui doit s’appeler l’ame.

Descartes soutient aussi, mais pitoyablement, que l’âme n’est point matérielle  ; je dis pitoyablement, car jamais philosophe ne raisonna si mal sur ce sujet que ce grand homme  ; & voici de quelle façon il s’y prend. D’abord, il dit qu’il faut douter de l’existence de son corps  ; croire qu’il n’y en a point  ; puis raisonner de cette manière : Il n’y a point de corps  ; je suis pourtant, donc je ne suis pas un corps  ; par conséquent, je ne puis être qu’une substance qui pense. Quoique ce beau raisonnement se détruise assez de lui-même, je dirai néanmoins en deux mots quel est mon sentiment.

1° Ce doute que M. Descartes propose est totalement impossible, car quoi qu’on pense quelquefois ne point penser qu’il y ait des corps, il est vrai néanmoins qu’il y en a quand on y pense.

2° Quiconque croit qu’il n’y a point de corps doit être assuré qu’il n’en est pas un, nul ne pouvant douter de soi-même, ou, s’il en est assuré, son doute est donc inutile.

3° Lorsqu’il dit que l’âme est une substance qui pense, il ne nous apprend rien de nouveau. Chacun en convient, mais la difficulté est de déterminer ce que c’est que cette substance qui pense, & c’est ce qu’il ne fait pas plus que les autres.

§. 7.

Pour ne point biaiser comme il a fait & pour avoir la plus saine idée qu’on puisse se former de l’âme de tous les animaux, sans en excepter l’homme qui est de la même nature & qui n’exerce des fonctions différentes que par la diversité seule des organes & des humeurs, il faut faire attention à ce qui suit.

Il est certain qu’il y a dans l’univers un fluide très subtil ou une matière très déliée & toujours en mouvement, dont la source est dans le soleil  ; le reste est répandu dans les autres corps, plus ou moins, selon leur nature ou leur consistance. Voilà ce que c’est que l’âme du monde  ; voilà ce qui le gouverne & le vivifie, & dont quelque portion est distribuée à toutes les parties qui le composent.

Cette âme est le feu le plus pur qui soit dans l’univers. Il ne brûle pas de soi-même, mais par différents mouvements qu’il donne aux particules des autres corps où il entre, il brûle & fait ressentir sa chaleur. Le feu visible contient plus de cette matière que l’air, celui-ci que l’eau, & la terre en a beaucoup moins  ; les plantes en ont plus que les minéraux, & les animaux encore davantage. Enfin, ce feu renfermé dans le corps le rend capable des sentiments, & c’est ce qu’on appelle l’âme, ou ce qu’on nomme les esprits animaux, qui se répandent dans toutes les parties du corps. Or, il est certain que cette âme, étant de même nature dans tous les animaux, se dissipe à la mort de l’homme, ainsi qu’à celle des bêtes. D’où il suit que ce que les Poëtes & les Théologiens nous disent de l’autre monde est une chimère qu’ils ont enfantée & débitée pour des raisons qu’il est aisé de deviner.

  1. Voyez le Dictionnaire de Bayle. Art. Averroës.