Traité des trois imposteurs/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.

Des Esprits qu’on nomme Démons.
§. 1.

Nous avons dit ailleurs comment la notion des Esprits s’est introduite parmi les hommes, & nous avons fait voir que ces Esprits n’étoient que des fantômes qui n’existoient que dans leur propre imagination.

Les premiers docteurs du genre humain n’étoient pas assez éclairés pour expliquer au peuple ce que c’étoit que ces fantômes, mais ils ne laissoient pas de lui dire ce qu’ils en pensoient. Les uns, voyant que les Fantômes se dissipoient, & n’avoient nulle consistance, les appeloient immatériels, incorporels, des formes sans matière, des couleurs & des figures, sans être néanmoins des corps ni colorés ni figurés, ajoutant qu’ils pouvoient se revêtir d’air comme d’un habit lorsqu’ils vouloient se rendre visibles aux yeux des hommes. Les autres disaient que c’étoient des corps animés, mais qu’ils étoient faits d’air ou d’une autre matière plus subtile, qu’ils épaississaient à leur gré, lorsqu’ils voulaient paraître.

§. 2.

Si ces deux sortes de Philosophes étoient opposés dans l’opinion qu’ils avoient des Phantômes, ils s’accordoient dans les noms qu’ils leur donnoient, car tous les appeloient Démons  ; en quoi ils étoient aussi insensés que ceux qui croient voir en dormant les âmes des personnes mortes, & que c’est leur propre âme qu’ils voient quand ils se regardent dans un miroir, ou enfin qui croient que les Etoiles qu’on voit dans l’eau sont les âmes des Etoiles. D’après une opinion ridicule, ils tombèrent dans une erreur qui n’est pas moins absurde, lorsqu’ils crurent que ces Fantômes avoient un pouvoir illimité, notion destituée de raison  ; mais ordinaire aux ignorants, qui s’imaginent que les Êtres qu’ils ne connoissent pas ont une puissance merveilleuse.

§. 3.

Cette ridicule opinion ne fut pas plutôt divulguée que les législateurs s’en servirent pour appuyer leur autorité. Ils établirent la croyance des Esprits qu’ils appelèrent Religion, espérant que la crainte que le peuple auroit de ces puissances invisibles le retiendroit dans son devoir  ; & pour donner plus de poids à ce dogme, ils distinguèrent les Esprits ou Démons en bons & mauvais  ; les uns furent destinés à exciter les hommes à observer leurs loix, les autres à les retenir & à les empêcher de les enfreindre.

Pour savoir ce que c’est que les Démons, il ne faut que lire les Poètes grecs & leurs histoires, & sur-tout ce qu’en dit Hésiode dans sa Théogonie, où il traite amplement de la génération & de l’origine des Dieux.

§. 4.

Les Grecs sont les premiers qui les ont inventés  ; de chez eux ils ont passé, par le moyen de leurs colonies, dans l’Asie, dans l’Égypte & l’Italie. C’est là où les Juifs qui étoient dispersés à l’Alexandrie & ailleurs en ont eu connoissance. Ils s’en sont heureusement servis comme les autres peuples, mais avec cette différence qu’ils n’ont pas nommé Démons, comme les Grecs, les bons & les mauvais esprits indifféremment, mais seulement les mauvais, réservant au seul bon Démon le nom d’Esprit, de Dieu, & appelant Prophètes ceux qui étoient inspirés par le bon esprit  ; de plus, ils regardoient comme les effets de l’Esprit Divin tout ce qu’ils regardoient comme un grand bien, & comme effets du Caco-Démon, ou Esprit malin, tout ce qu’ils estimoient un grand mal.

§. 5.

Cette distinction du bien & du mal fit appeler Démoniaques ceux que nous nommons Lunatiques, Insensés, Furieux, Epileptiques  ; comme aussi ceux qui parloient un langage inconnu. Un homme mal fait & malpropre étoit, à leur avis, possédé d’un Esprit immonde  ; un muet l’étoit d’un Esprit muet. Enfin, les mots Esprit & de Démon leur devinrent si familiers qu’ils en parloient en toute rencontre  ; d’où il est clair que les Juifs croyoient, comme les Grecs, que les Esprits ou Fantômes n’étoient pas de pures chimères, ni des visions, mais des êtres réels, indépendants de l’imagination.

§. 6.

De là vient que la Bible est toute remplie de contes sur les Esprits, les Démons & les Démoniaques  ; mais il n’y est dit nulle part comment & quand ils furent créés, ce qui n’est guère pardonnable à Moyse, qui s’est, dit-on mêlé de parler de la Création du Ciel & de la Terre. Jésus, qui parle assez souvent d’Anges & d’Esprits bons & mauvais, ne nous dit pas non plus s’ils sont matériels ou immatériels. Cela fait voir que tous les deux ne savoient que ce que les Grecs en avoient appris à leurs ancêtres. Sans cela, Jésus-Christ ne seroit pas moins blâmable de son silence que de sa malice à refuser à tous les hommes la grâce, la foi & la piété qu’il assure leur pouvoir donner.

Mais, pour revenir aux Esprits, il est certain que ces morts Démons, Satan, Diable, ne sont point des noms propres qui désignent quelque individu, & qu’il n’y eût jamais que les ignorants qui y crurent, tant parmi les Grecs, qui les inventèrent, que parmi les Juifs, qui les adoptèrent : Depuis que ces derniers furent infectés de ces idées, ils approprièrent ces noms, qui signifie ennemi, accusateur & exterminateur, tantôt aux Puissances invisibles, c’est-à-dire aux Gentils, qu’ils disoient habiter le Royaume de Satan, n’y ayant qu’eux, dans leur opinion, qui habitassent celui de Dieu.

§. 7.

Comme Jésus-Christ étoit Juif, par conséquent fort imbu de ces opinions, il ne faut pas s’étonner si l’on rencontre souvent dans ses Évangiles & dans les écrits de ses disciples, ces mots de Diable, de Satan, d’Enfer, comme si c’étoit quelque chose de réel ou d’effectif. Cependant, il est très évident, comme nous l’avons déjà fait observer, qu’il n’y a rien de plus chimérique et quand ce que nous avons dit ne suffiroit pas pour le prouver, il ne faut que deux mots pour convaincre les opiniâtres.

Tous les Chrétiens demeurent d’accord que Dieu est la source de toutes choses, qu’il les a créées, qu’il les conserve, & que sans son secours elles tomberaient dans le néant  ; suivant ce principe, il est certain qu’il a créé ce qu’on appelle le Diable ou Satan. Or, soit qu’il l’ait créé bon ou mauvais (ce dont il ne s’agit pas ici), il est incontestablement l’ouvrage du premier principe. S’il subsiste, tout méchant qu’il est, comme on le dit, ce ne peut être que par la volonté de Dieu. Or, comment est-il possible de concevoir que Dieu conserve une créature, qui non seulement le haït mortellement & le maudit sans cesse, mais qui s’efforce encore de lui débaucher ses amis pour avoir le plaisir de le mortifier  ? Comment, dis-je, est-il possible que Dieu laisse subsister ce Diable, pour lui faire lui-même tout le chagrin qu’il peut, pour le détrôner s’il était en son pouvoir, et pour détourner de son service ses Favoris & ses Élus  ?

Quel est ici le but de Dieu, ou plutôt que nous veut-on dire en nous parlant du Diable & de l’Enfer  ? Si Dieu peut tout & qu’on ne puisse rien sans lui, d’où vient que le Diable le haït, le maudit, & lui enlève ses amis  ? Ou Dieu y consent, ou il n’y consent pas : S’il y consent, le diable en le maudissant ne fait que ce qu’il doit, puisqu’il ne peut que ce que Dieu veut  ; par conséquent ce n’est pas le Diable, mais Dieu même qui se maudit  ; chose absurde, s’il en fût jamais  ! S’il n’y consent pas, il n’est pas vrai qu’il soit Tout-Puissant, & par conséquent il y a deux principes, l’un du bien & l’autre du mal  ; l’un qui veut une chose, l’autre qui veut le contraire. Où nous conduira ce raisonnement  ? À faire avouer sans réplique que ni Dieu ni le Diable, ni le Paradis, ni l’Enfer, ni l’âme ne sont point ce que la religion les dépeint, & que les Théologiens, c’est-à-dire ceux qui débitent des fables pour des vérités, sont des gens de mauvaise foi, qui abusent de leur crédulité des peuples pour leur insinuer ce qui leur plaît, comme si le vulgaire était absolument indigne de la vérité, ou ne dût être nourri que de chimères, dans lesquelles un homme raisonnable ne voit que du vuide, du néant & de la folie.

Il y a longtemps que le monde est infecté de ces absurdes opinions ; cependant, de tout temps, il s’est trouvé des esprits solides & des hommes sincères, qui, malgré la persécution, se sont récriés contre les absurdités de leur siècle, comme on vient de le faire dans ce petit traité. Ceux qui aiment la vérité y trouveront, sans doute, quelque consolation  ; c’est à ceux-là que je veux plaire, sans me soucier du jugement de ceux à qui les préjugés tiennent lieu d’oracles infaillibles.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque letus omnes & inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acheronis avari.

Virg. Géorg. Liv. 2. vs. 490