Traité des trois imposteurs/Sentimens

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SENTIMENTS

Sur le Traité
DES TROIS IMPOSTEURS.



Il y a longtemps qu’on dispute s’il y a eu véritablement un Livre imprimé sous le titre de tribus impostoribus.

Mr. de la Monnoye, informé qu’un savant d’Allemagne[1] vouloit publier une dissertation pour prouver qu’il y a eu véritablement un Livre imprimé, de tribus impostoribus, écrivit à un de ses amis une Lettre pour établir le contraire : cette lettre fut communiquée par M. Bayle à M. Basnage de Beauval, qui en donna au mois de février 1694, un extrait dans son Histoire des Ouvrages des Savans. Postérieurement Mr. de la Monnoye a fait sur cette matière une plus ample dissertation dans une lettre de Paris, du 26 Juin 1712, à M. le Président Bouhier, dans laquelle, il assure qu’on trouvera en petit l’Histoire presque complète de ce fameux livre.

Il réfute d’abord l’opinion de ceux qui attribuent cet Écrit à l’Empereur Frédéric I. Cette fausse imputation vient d’un endroit de Grotius, dans son appendice du traité de Antichristo, dont voici les termes.

Librum de tribus impostoribus absit ut Papæ tribuam aut Papa oppugnatoribus ; jam olim inimici Frederici Barbarossæ imperatoris famum sparserant libri talis, quasi jussu ipsius scripti, sed ab es tempore, nemo est qui viderit  ; quare fabulam esse arbitror. C’est Colomiez qui rapporte cette citation, p. 28 de ses mêlanges Historiques. Mais il y a deux fautes, ajoute-t-il : I ° Ce ne fut pas Frédéric I, ou Barberousse, qu’on faisoit auteur de ce livre, mais Frédéric II, son petit-fils, comme il paroît par les Epîtres de Pierre des Vignes, son secrétaire & son chancelier, & par Mathieu Paris, qui rapportent qu’il fut accusé d’avoir dit que le monde avoit été séduit par trois imposteurs, & non pas d’avoir composé un Livre sous ce titre. Mais cet Empereur a fortement nié qu’il eût jamais dit pareille chose. Il détesta le baptême qu’on lui reprochoit, déclarant que c’était une calomnie atroce : ainsi c’est à tort que Lipse & d’autres écrivains l’ont condamné sans avoir asse examiné ses défenses.

Averroès, près d’un siècle auparavant, s’étoit moqué des trois Religions, & avait dit que[2] la Religion Judaïque était une Loi d’enfants, la Chrétienté une loi d’impossibilité & la Mahométane une Loi de pourceaux.

Depuis, plusieurs ont écrit avec beaucoup de liberté sur le même sujet.

On lit dans Thomas de Cantimpré qu’un Maître Simon de Tournay disoit que trois Séducteurs, Moyse, Jésus-Christ & Mahomet, avoient infatué de leur doctrine le genre humain. C’est apparemment ce Maître Simon de Churnay, dont Mathieu Paris conte une autre impiété, & le même que Polidor de Virgile appelle de Turvay, noms l’un & l’autre corrompus.

Parmi les manuscrits de la Bibliothèque de M. l’Abbé Colbert, que le Roi acquit en 1732., il s’en trouve un numéroté 2071. qui est d’Alvare Pélage, Cordelier espagnol Evêque de Salves & Algarvev, connu par ses livres de Planctu Ecclesiæ, qui rapporte qu’un nommé Scotus Cordelier & Jacobin, détenu prisonnier à Lisbonne pour plusieurs impiétés, avait traité également d’imposteurs Moyse, Jésus-Christ & Mahomet, disant que le premier avoit trompé les Juifs, le second les Chrétiens, & le troisième les Sarrazins. Disseminavit iste impius hereticus in bispaniâ (ce sont les termes d’Alvare Pélage) quod tres deceptores fuerunt in mundo, scilicet Moises qui deceperat Judeos, & Christus qui deceperat Christianos, & Mahometus qui decepit Sarrazenos.

Le bon Gabriel Barlette dans un sermon de St André fait dire à Porphyre ce qui suit : & sic falsa est Porphirii sententia, qui dixit tres fuisse garrulatores qui totum mundum ad se converterunt  ; primus suit Moyses in Populo Judaico, secundus Mahometus, tertius Christus. Belle Chronologie, qui met Jésus-Christ & Porphyre après Mahomet  !

Les Manuscrits du Vatican, cités par Odonir Rainoldo, tome 19 des Annales Ecclésiastiques, font mention d’un Jeannin de Solcia, Chanoine de Bergame, Docteur en Droit Civil & Canon, nommé en Latin dans le Décret de Pie II. Javinus de Solcia, condamné le 14 Novembre 1459, pour avoir soutenu cette impiété que Moyse, Jésus-Christ & Mahomet avoient gouverné le monde à leur fantaisie, mundum pro suarum libito voluntarum rexisse. Jean-Louis Vivaldo de Mondovi, qui écrivoit en 1506. & dont on a, entre autres ouvrages, un traité de duodecim persecutionibus Ecclesiæ Dei, dit au Chapitre de la sixième persécution, qu’il y a des gens qui osent mettre en question lequel des trois Législateurs a été le plus suivi, Jésus-Christ, Moïse ou Mahomet : qui in questionem vertere presumunt, dicentes : quis in hoc mundo majorem gentium aut populorum sequelam habuit, an Christus, an Moyses, an Mahometus ?

Herman Riswyk, Hollandois, brûlé à La Haye en 1512, se moquoit de la Religion Juive & de la Chrétienne. On ne dit pas qu’il parloit de la Mahométane, mais un homme qui traitoit Moyse & Jésus-Christ d’imposteurs, pouvait-il avoir meilleure opinion de Mahomet  ?

On doit penser de même de l’auteur inconnu des impiétés contre Jésus-Christ, trouvées l’an 1547 à Genève, parmi les papiers du nommé Gruet. Un Italien, nommé Fausto de Longiano avoit entrepris un ouvrage qu’il intituloit le temple de la Vérité, dans lequel il ne prétendoit pas moins que de détruire toutes les religions. «  J’ai, dit-il, commencé un autre ouvrage intitulé le temple de la Vérité, dessein bizarre que peut-être je diviserai en trente livres  ; on y verra la destruction de toutes les sectes, de la Juive, de la Chrétienne, de la Mahométane & des autres Religions, à prendre toutes ces choses dans leur premier principe  ». Mais parmi les lettres de l’Aretin à ce Fausto, il ne s’en trouve aucune où cet ouvrage soit désigné  ; peut-être n’a-t-il jamais été achevé, & quand il l’auroit été & qu’il auroit paru, il seroit différent de celui dont il s’agit, dont on prétend qu’il y a une traduction allemande imprimée in folio, dont il reste encore des exemplaires dans les bibliothèques d’Allemagne. Claude Beauregard, en latin Berigardus, Professeur en Philosophie, premièrement à Paris, ensuite à Pise & enfin à Padoue, cite ou désigne un passage du livre des trois Imposteurs, où les miracles que Moïse fit en Égypte sont attribués à la supériorité de son démon sur celui des Magiciens du Pharaon. Giordan Brun, brûlé le 17 février 1600, a été accusé d’avoir avancé quelque chose d’approchant. Mais, parce que Beauregard & Brun ont avancé de pareilles rêveries, & ont jugé à propos de les citer comme tirées du livre des trois imposteurs, est-ce une preuve sûre qu’ils aient lu ce livre  ? Ils l’auroient sans doute mieux fait connaître, & auroient dit s’il est manuscrit ou imprimé, en quel volume & en quel lieu.

Tentzelius, sur la foi d’un de ses amis, prétendu témoin oculaire, faire la description du livre, spécifiant jusqu’au nombre de huit feuilles ou cahiers ; & voulant prouver au 3°. Chapitre que l’ambition des législateurs est la source unique de toutes les Religions, il cite pour exemple Moyse, Jésus-Christ & Mahomet. Struvius, après Tentzelius rapporte le même détail, & n’y trouvant rien que la fiction ne puisse inventer, ne paraît pas plus disposé à croire l’existence du livre.

Le Journaliste de Leipzig, dans ses acta eruditorum du mois de Janvier 1709. pages 36. & 37. produit cet extrait d’une Lettre dont voici le sens : étant en Saxe, j’ai vu le livre des trois imposteurs, dans le Cabinet de M. ***. C’est un volume in 8°. Latin, sans marque ni du nom de l’imprimeur, ni du temps de l’impression, laquelle, à en juger par le caractère, paroissoint avoir été faite en Allemagne  ; j’eus beau employer toutes les inventions imaginables pour obtenir la permission de le lire entier ; le maître du livre, homme d’une piété délicate, ne voulut jamais y consentir, & j’ai même sçu qu’un célèbre Professeur de Wittemberg lui en avait offert une grosse somme. Étant allé peu de temps après à Nuremberg, comme je m’y entretenois un jour de ce livre avec M. André Mylhdorf, homme respectable par son âge & par sa doctrine, il m’avoua de bonne foi qu’il l’avoit lu & que c’étoit M. Wilfer Ministre, qui le lui avait prêté : sur quoi, de la manière dont il le détailloit la chose, je gageai que c’étoit un exemplaire tout semblable au précédent  ; d’où je concluois qu’indubitablement c’étoit le livre en question  ; tout autre qui ne fera pas in 8°. ni d’aussi ancienne impression, ne pouvant être le véritable. L’Auteur de ce livre auroit pu & dû donner plus d’éclaircissement  ; car, il ne suffit pas de dire j’ai vu, il faut faire voir & démontrer qu’on a vu. Autrement, cela n’est pas plus authentique qu’un ouï-dire  ; à quoi il faut réduire tous les auteurs, dont il est jusqu’ici fait mention dans ces dissertations.

Le premier qui ait parlé du livre comme existant en 1543. est Guillaume Postel, dans son traité de la conformité de l’Alcoran avec la doctrine des Luthériens ou des Evangélistes, qu’il nomme Anévangélistes, & qu’il entreprend de rendre tout à fait odieux, en voulant faire voir que le Luthérianisme conduit droit à l’Athéisme. Il en rapporte pour preuves trois ou quatre livres composés, selon lui, par des Athées, qu’il dit avoir été des premiers sectateurs du prétendu nouvel Evangile. Id arguit nefarius tractatus Villanovani de tribus Prophetis, cimbalum mundi, Pantagruelus & novæ insulæ, quorum autores erant an evangelistarum antesignani. Ce Villanovanus, que Postel dit Auteur du livre des trois imposteurs, est Michel Servet, fils d’un Notaire, qui étant né en 1509 à Villanueva en Arragon, a pris le nom de Villanovanus dans la préface qu’il ajoute à une Bible qu’il fit imprimer à Lyon en 1542 . par Hugues de la Porte, & prenoit en France le nom de Villeneuve, sous lequel on lui fit son procès après avoir fait imprimer en 1553. à Vienne en Dauphiné la même année de sa mort, son livre intitulé Christianismi restitutio, un livre devenu extrêmement rare par les soins qu’on prit à Genève d’en rechercher les exemplaires pour les brûler  ; mais dans tous les catalogues des livres de Servet, on n’y trouve point de livre de tribus impostoribus. Ni Calvin, ni Bèze, ni Alexandre Morus, ni aucun autre défenseur du parti Huguenot, qui ont écrit contre Servet, & qui avoient intérêt de justifier son supplice, & de le convaincre d’avoir composé ce livre, aucun ne l’en avoit accusé. Postel, Ex-Jésuite, est le premier qui, sans autorité l’a fait.

Florilond de Rémond, Conseiller au Parlement de Bordeaux, a écrit positivement avoir vu le livre imprimé. Voici les termes : «  Jacques Curio en sa Chronologie de l’an 1556. dit que le Palatinat se remplissoit de tels moqueurs de religion, nommés Liévanistes, gens qui tiennent pour fables les livres saints, sur-tout du grand Législateur de Dieu, Moyse : n’a-t-on pas vu un livre forgé en Allemagne quoiqu’imprimé ailleurs, au même temps que l’hérésie jouoit aussi son personnage, qui semoit cette doctrine portant ce titre des trois imposteurs, &c., se moquant des trois Religions qui seules reconnaissent le vrai Dieu, la Juive, la Chrétienne & la Mahométane  ? ce seul titre montroit quel était le siècle de sa naissance qui osoit produire un livre si impie. Je n’en eusse pas fait mention si Osius & Génébrard avant moi n’en eussent parlé. Il me souvient qu’en mon enfance j’en vis un exemplaire au Collège de Presle entre les mains de Ramus, homme assez remarquable par son haut & éminent savoir, qui embrouilla son esprit parmi plusieurs recherches du secret de la religion, qu’il manioit avec la Philosophie. On faisoit passer ce méchant livre de main en main parmi les plus doctes désireux de le voir. O aveugle curiosité  !   » Tout le monde connoît Florimond de Rémond pour auteur sans conséquence, dont on disoit communément trois choses mémorables. Ædificabat sine pecunia, judicabat sine conscientia, scribebat sine scientia. On sait même qu’il prêtoit son nom au P. Richeaume, Jésuite, qui (son nom étant fort odieux aux Protestants) se cachoit sous celui du Conseiller de Bordeaux. Mais, si Osius & Génébrard en parloient aussi formellement que Florimond de Rémond, il y auroit de quoi balancer : voici ce que Génébrard en dit, dans la page 39. de sa Réponse à Lambert Danan imprimée in 8° à Paris en 1581. Non Blandratum non Alciatum, non Ochinum, ad Mahometismum impulerunt : non Valleum ad atheismi professionem induxerunt : non alium quemdam ad spargendum libellum de tribus impostoribus quorum secundus esset Christus Dominus, duo alii Moses & Mahometes, pellexerunt. Mais est-ce assez spécifier ce livre impie  ? & Génébrard dit-il l’avoir vu  ? & seroit-il possible qu’on n’en eût aujourd’hui plus, & de plus véritables connoissances, s’il avoit véritablement existé  ? On sait combien de menteries se sont débitées dans tous les temps sur plusieurs livres qui ne se sont jamais trouvés, quoique des gens eussent assuré les avoir vus, & même cité les lieux où ils leur avaient été communiqués.

On a voulu dire que le livre des trois imposteurs étoit dans la Bibliothèque de M. Salvius, Plénipotentiaire de Suède à Munster  ; que la reine Christine n’ayant pas voulu le lui demander pendant qu’il vivoit, aussitôt qu’elle avoit sçu sa mort avoit envoyé M. Bourdelot, son premier Médecin, prier la veuve de satisfaire sa curiosité , mais qu’elle avoit répondu que le malade saisi de remords de conscience la veille de sa mort avoit dans sa chambre fait jeter le livre au feu. C’est à-peu-près en même temps que Christine faisait chercher avec empressement le Colloquium heptaplomeres de Bodin, manuscrit alors fort rare : après une longue quête elle parvint enfin à le trouver  ; mais, quelque passion qu’elle eût de voir le livre de tribus impostoribus, quelques recherches qu’elle en eût fait faire dans toutes les bibliothèques de l’Europe, elle est morte sans avoir pu le déterrer. N’en peut-on pas conclure qu’il n’existoit pas  ? Sans quoi les soins de la Reine Christine auroient infailliblement découvert ce Livre que Postel annonce avoir paru en 1543. & Florimond de Rémond en 1556. D’autres dans la suite ont assigné d’autres époques.

En 1654, Jean Baptiste Morin, Médecin célèbre & Mathématicien écrivit une lettre sous le nom de Vincent Panurge qu’il s’adressa à lui-même. Vincentii Panurgii epistola de tribus impostoribus, ad clarissimum virum Joannem-Baptistam Morinum Medicum. Les trois imposteurs dont il veut parler sont Gassendi, Neure & Bernier, qu’il veut rendre odieux par ce titre. Chrétien Kortholt en 1680. a donné le titre de tribus impostoribus à son livre contre Herbert, Hobbes & Spinosa, & a dit dans sa préface qu’on avoit vu le traité véritable des trois imposteurs entre les mains d’un Libraire de Basle. Tel a été l’abus qu’on a fait de ce titre contre des adversaires, & par où on a imposé à la crédulité des demi-savants, qui, sans examiner, sont les dupes du premier coup d’œil. Car, seroit-il possible, si ce livre avoit existé véritablement, qu’on ne l’eût pas réfuté, comme on a fait le livre des Préadamistes de M. de la Peyrere, & les écrits de Spinosa, l’ouvrage même de Bodin  ? Le Colloquium heptaplomeres, quoique manuscrit, a été réfuté. Le livre de tribus impostoribus méritoit-il plus de grâce  ? D’où vient qu’il n’ait point été censuré & mis à l’Index  ? Pourquoi n’a-t-il point été brûlé par la main du bourreau  ? Les livres contre les bonnes mœurs se tolèrent quelquefois, mais ceux qui attaquent aussi fortement le fond de la Religion ne demeurent jamais impunis. Florimond de Rémond, qui dit avoir vu le livre, affecte de dire qu’il était alors enfant, âge propre à écrire les Contes des Fées  ; il cite Ramus qui était mort il y avait trente ans, & ne pouvait plus le convaincre de mensonge  ; il cite Osius & Génébrard, mais en termes vagues, sans spécifier l’endroit de leurs œuvres . Il dit qu’on faisoit passer ce livre de main en main, qu’on auroit plutôt dû enfermer & tenir sous la clef.

On peut encore opposer ce passage de Thomas Browne dont voici les mots (partie Iere, section 19) de son livre intitulé Religio medici, traduit de l’Anglois en Latin par Jean Merrivheater : Monstrum illud hominis, diis inferis a secretis scelus, nefarii illius tractatus de tribus impostoribus author quantumvis ab omni Religione alienus, adeo ut nec Judæs, nec Turca, nec Christianus, fuerit, plane tamen athæus non erat. D’où il inférera qu’il falloit qu’il eût vu le livre pour juger ainsi de l’auteur. Mais Browne ne parle pas de la sorte parce que Bernardin Ochin, qui, selon lui, comme il le marque par une astérisque, étoit auteur de ce livre, étoit plutôt Déiste qu’Athée, & que tout Déiste avec de l’Esprit & un peu de littérature est capable de concevoir & d’exécuter un pareil dessein. Moltkius, dans sa note sur cet endroit de Browne, n’assure pas, & avec raison, que ce livre fût d’Ochin  ; car on veut que ce livre ait été composé en Latin, & Ochin n’a jamais écrit qu’en Italien  ; de plus s’il avoit été soupçonné d’avoir eu part à cet ouvrage, ses ennemis, qui ont fait tant de bruit de quelques-uns de ses Dialogues touchant la Trinité & touchant la Polygamie, ne lui auroient pas pardonné le traité des trois imposteurs. Mais comment accorder Browne & Génébrard qui traitent Ochin de mahométan, et qui disent qu’il n’étoit sectateur, ni de Moyse, ni de Jésus-Christ, ni de Mahomet  ? Que de contradictions  !

Naudé par une ridicule méprise croyoit ce Traité des trois imposteurs d’Arnauld de Villeneuve, Ecrivain grossier & barbare  ; & Erustius déclare avoir ouï-dire, étant à Rome, à Campanelle que c’étoit l’ouvrage de Muret, Ecrivain très-poli & très-latin, postérieur de plus de deux siècles à Arnauld de Villeneuve. Mais il faut qu’Erustius se trompe & que Campanelle ait varié, car, dans la préface de son Atheismus triumphatus, & plus expressément encore dans sa question de gentilismo non retinendo, il dit que c’est d’Allemagne que l’ouvrage étoit parti : ou il faudroit supposer qu’il n’y avoit que l’édition qui fût d’Allemagne, mais que la composition étoit de Muret : ce qui seroit entièrement opposé à ce que Florimond de Rémond a dit ci-dessus, que le livre avait été forgé en Allemagne, quoique imprimé ailleurs, mais Muret a été accusé à faux & ne doit pas avoir besoin d’apologie. On a jugé de sa religion par ses mœurs. Les Huguenots fâchés de ce qu’ayant leur doctrine il l’avoit depuis quittée sans retour, ne l’ont pas épargné dans l’occasion. Bèze, dans son Histoire Ecclésiastique, lui a reproché deux crimes, dont le second est l’athéisme. Joseph Scaliger piqué contre lui[3] pour une bagatelle d’érudition ne lui a pas fait plus de justice. Muret, a-t-il dit malicieusement, seroit le meilleur Chrétien du monde s’il croyoit en Dieu aussi bien qu’il persuaderoit qu’il y faut croire : De là sont venues les mauvaises impressions qu’on a prises contre Muret, au lieu d’avoir égard à la piété exemplaire dont il donna des marques édifiantes les dernières années de sa vie : on s’est avisé de le noircir 50. ans après sa mort d’un soupçon inconnu à ses ennemis les plus déclarés & duquel il est très sûr que de son vivant il ne fut jamais atteint.

Des compilateurs idiots qui n’ont nulle teinture de critique ont enveloppé dans la même accusation le premier que la moindre apparence leur a offert  ; un Etienne Dolet, d’Orléans  ; un François Pucci, de Florence  ; un Jean Milton, de Londres  ; un Merula faux mahométan  ; on y a même mêlé Pierre Arétin, sans considérer qu’il étoit fort ignorant, sans études, sans lettre, & ne savoit que sa langue naturelle  ; parce qu’ils en ont ouï parler comme d’un écrivain hardi, & très-licencieux, & on s’est avisé de le faire auteur de ce livre. Par la même raison on accuse Pogge & d’autres ; on remonte jusqu’à Bocace, sans doute à cause du 3e Conte de son Décameron où est rapportée la parabole des trois anneaux ressemblants, de laquelle il fait une très dangereuse application à la Religion Juive, à la Chrétienne & à la Mahométane, comme s’il voulait insinuer qu’on peut embrasser indifféremment l’une des trois, parce qu’on ne sait à laquelle adjuger la préférence. On n’a pas non plus oublié Machiavel & Rabelais que Decker nomme ; & le Hollandois qui a traduit en François le livre de la Religion du Médecin de Browne, dans ses notes sur le Chapitre 20 ., outre Machiavel, nomme encore Erasme.

Avec moins d’extravagance on pourroit y mêler & Pomponace, & Cardan. Pomponace, Chap. 14e. de son traité de l’immortalité de l’ame raisonnant en pur Philosophe, & faisant abstraction de la croyance Catholique, à laquelle solennellement à la fin de ses livres il proteste de se soumettre, a osé dire que la doctrine de l’immortalité de l’ame avait été introduite par tous les fondateurs de Religion pour contenir les peuples dans le devoir  ; en quoi, ou tout le monde, ou la plus grande partie étoit dupe  ; parce que je suppose, ajoute-t-il, qu’il n’y ait que trois Religions, celle de Jésus-Christ, celle de Moyse & celle de Mahomet, si toutes les trois sont fausses, il s’ensuit que tout le monde est trompé : raisonnement scandaleux, & qui, nonobstant toutes les précautions de Pomponace, a donné lieu à Jacques Charpentier de s’écrier : quid vel hac sola dubitatione in Christiana Schola cogitari potest perniciosius ? Cardan fait encore pis dans le IIe. de ses livres de la subtilité ; il compare entre elles succinctement les quatre Religions générales, & après les avoir fait disputer l’une contre l’autre, sans qu’il se déclare pour aucune, il finit brusquement de cette sorte : his igitur arbitrio victoriæ relictis ; ce qui signifie qu’il laisse au hasard à décider de la victoire : paroles qu’il corrige de lui-même dans la seconde édition. Ce qui n’a pas empêché qu’il n’en ait été repris très aigrement trois ans après par Jules Scaliger, à cause du sens terrible qu’elles renferment, & de l’indifférence qu’elles marquoient de la part de Cardan, touchant la victoire que l’un des quatre partis, quel qu’il fût, pouvoit remporter, soit par la force des raisons, soit par la force des armes.

Dans le dernier article de Naudæana, qui est une rhapsodie de bévues & de faussetés, il y a quelques recherches confuses touchant le livre des trois imposteurs. Il est dit que Ramus l’attribuoit à Postel, ce qui ne se trouve nulle part dans les écrits de Ramus ; quoique Postel eût d’étranges visions, & que Henri Etienne dépose lui avoir ouï dire que des trois Religions, la Juive, la Chrétienne, & la Mahométane, on pouvoit en faire une bonne , il n’a pourtant, dans aucune de ses œuvres, attaqué la Mission de Moyse, ni la Divinité de Jésus-Christ, & n’a pas même osé soutenir en termes précis que cette Religieuse Hospitalière Vénitienne qu’il appeloit sa Mère Jeanne seroit la rédemptrice des femmes, comme Jésus-Christ avoit été le rédempteur des hommes. Seulement, après avoir dit que dans l’homme animus étoit la partie masculine, anima la féminine, il a eu la folie d’ajouter que ces deux parties ayant été corrompues par le péché, sa mère Jeanne répareroit la féminine, comme Jésus-Christ avoit réparé la masculine. Le livre où il débite cette extravagance fut imprimé in-16° à Paris, l’an 1553, sous le titre des trois merveilleuses victoires des femmes, & n’est pas devenu si rare qu’on ne le trouve encore assez aisément  ; & l’on verroit de même celui qu’il auroit publié des trois imposteurs, s’il étoit vrai qu’il fût venu à cet excès d’impiété. Il en étoit si éloigné que, dès l’an 1543, il déclara hautement que l’ouvrage étoit de Michel Servet, & ne fit aucun scrupule pour se venger des Huguenots ses calomniateurs de leur imposer dans une Lettre qu’il écrivit à Masius l’an 1563, de l’avoir eux-mêmes fait imprimer à Caën, nefarium illud trium impostorum Commentum seu liber contra Christum, Moysem & Mahometem Cadomi nuper ab illis qui Evangelio Calvini se adductissimos profitentur typis excussus est. Au même chapitre du Naudæana, il est parlé d’un certain Barnaud, en des termes si embrouillés qu’on n’y comprend rien, à moins d’avoir un petit livre intitulé le Magot Génevois  ; c’est un in-8o. de 98. pages imprimé l’an 1613, sans nom de lieu  ; l’auteur ne s’y nomme pas non plus, & pourroit bien être Henri de Sponde, depuis Evêque de Pamiers : il dit qu’en ce tems-là un Médecin nommé Barnaud convaincu d’Arianisme le fut aussi d’avoir fait le livre de tribus impostoribus, qui à ce compte, seroit de bien fraîche date. Ce qu’il y a de plus raisonnable dans ce même dernier article du Naudæana, c’est qu’on y fait dire à Naudé, homme d’une expérience infinie en matière de livres, qu’il n’avait jamais lu le livre des trois imposteurs, qu’il ne le croyoit pas imprimé, & qu’il estimoit fabuleux tout ce qu’on en débitoit.

On peut encore ajouter à ce catalogue le fameux athée Jules César Vanini, brûlé à Toulouse, l’an 1619. sous le nom de Lucilio Vanino, accusé d’avoir répandu ce mauvais livre en France quelques années avant celle de son supplice.

S’il y a des écrivains follement crédules, gens dépourvus de sens commun, qui puissent admettre ces impertinences, & assurer que ce livre se vendoit publiquement alors en divers endroits de l’Europe, les exemplaires n’en devroient pas être si rares  ; un seul suffiroit pour résoudre la question, mais on n’en voit aucun, ni de ceux-là, ni de ceux qu’on dit avoir été imprimés, soit par Chrétien Wechel à Paris vers le milieu du seizième siècle, soit par le nommé Nachtegal, à La Haye, en 1614. ou 1615. Le Père Théophile Raynaud a dit que le premier, de riche qu’il étoit, tomba par punition divine dans une extrême pauvreté. Mullerus dit que le second fut chassé de la Haye avec ignominie. Mais Bayle dans son Dictionnaire au nom de Wechel a solidement réfuté la fable qu’on a débitée de cet Imprimeur. A l’égard de Nachtegal, Spizelius rapporte que cet homme, qui étoit d’Alcmar, fut chassé, non pour avoir publié le livre des trois imposteurs, mais pour y avoir proféré quelques blasphèmes de cette espèce. Enfin, qu’on parcoure avec attention & patience ce que dit Vincent Placcius dans l’édition in-folio de son vaste ouvrage de Anonimis & Pseudonimis, Chrétien Korthold dans son livre de tribus impostoribus, revu par son fils Sébastien, & enfin Struvius dans l’édition de 1706 de sa dissertation de doctis impostoribus ; on ne trouvera rien dans leurs recherches qui prouve que ce livre a existé ; & il est étonnant que Struvius qui, malgré les preuves plus spécieuses que Tentzelius avoit pu rapporter de l’existence de ce livre, s’étoit toujours tenu ferme à la négative, se soit avisé depuis de croire le livre existant sur la plus frivole raison qui se puisse imaginer.

Une préface anecdote de l’Atheismus triumphatus lui étant tombé entre les mains, il y trouva que l’auteur, pour se disculper du crime qu’on lui avoit imputé d’avoir fait le livre de tribus impostoribus, répondit que, 30. ans avant qu’il vînt au monde ce livre avait vu le jour. Chose merveilleuse  ! cette réponse avancée en l’air a paru si démonstrative à Struvius qu’il a cessé de douter de l’existence du livre, concluant qu’elle étoit sûre puisqu’il n’étoit plus permis d’ignorer le temps de l’édition, qui ayant précédé de 30. ans la naissance de Campanelle, arrivée en en 1568, tomboit par conséquent juste en 1538. De là poussant les découvertes plus loin, il s’est déterminé à prendre Bocace pour auteur du livre, par une mauvaise interprétation du livre de Campanelle qui au chapitre 2, N° 6. du livre intitulé Atheismus triumphatus, s’exprime en ces termes : hinc Boccacius in fabellis impiis probare contendit non posse discerni inter legem Christi, Moysis & Mahometis, quia eadem signa habent uti tres anulli consimiles. Mais Campanelle a-t-il entendu par là que Bocace fut auteur du livre de tribus impostoribus  ? bien loin de cela ; répondant ailleurs à cette objection des Athées , il dit y avoir satisfait ailleurs contra Boccacium & librum de tribus impostoribus : & Struvius, au paragraphe 9. de sa dissertation de doctis impostoribus, cite lui-même le passage d’Ernstius, qui dit que Campanelle lui a dit que le livre étoit de Muret : mais Muret étoit né en 1526., & le livre ayant été imprimé en 1538., Muret ne pouvait avoir que 12. ans, âge auquel on ne présumera jamais qu’il ait été capable d’avoir composé un tel livre. Il faut donc conclure que le livre de tribus impostoribus écrit en Latin & imprimé en Allemagne n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu de livre imprimé, quelque rare qu’il ait été, dont on n’ait eu plus de connaissance & plus distincte & plus circonstanciée.

Quoiqu’on n’ait point vu les Œuvres de Michel Servet, on a toujours sçu qu’elles avoient été imprimées  où elles l’avoient été. Avant les deux éditions modernes qui ont été faites du Cymbulum Mundi, ouvrage de Bonnaventure des Perrieres, caché sous le nom de Thomas Du Clevier, qui dit l’avoir traduit du Latin , & dont il ne restoit que deux exemplaires anciens, l’un dans la Bibliothèque du Roi, & l’autre dans celle de M. Bigot, de Rouen. On savait qu’ils étoient imprimés, le temps & le nom du Libraire  ; il en est de même du Livre de la Bêatitude des Chrétiens, ou le fléau de la foi, dont l’auteur, Geoffroi Vallée, d’Orléans, fut pendu & brûlé en Grève le 9 février 1573, après avoir abjuré son erreur, petit livre de 13. pages in-8o. imprimé sans nom de lieu & sans date, très-mal raisonné, mais si rare que l’exemplaire qu’en avait M. l’Abbé d’Estrées est peut-être l’unique. Quand tous ces livres auroient absolument péri, on ne douteroit pas néanmoins qu’ils n'eussent existé, parce que leur histoire est aussi vraie que celle du livre des trois imposteurs est apocryphe.

  1. Daniel George Morhof, mort le 30. Juin 1691. sans avoir tenu parole.
  2. Apud Nevizanum, I, Silvæ nupt. 2. n. 121.
  3. Voyez à ce sujet le dictionnaire de Bayle. art Trabea.