Traité sur la tolérance/Édition 1763/03

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s.n. (édition originale) (p. 19-24).
CHAPITRE III.
Idée de la Réforme du ſeizième ſiècle.


LOrſqu’à la renaiſſance des Lettres, les eſprits commencèrent à s’éclairer, on ſe plaignit généralement des abus ; tout le monde avoue que cette plainte était légitime.

Le Pape Alexandre VI avait acheté publiquement la Tiare, & ſes cinq bâtards en partageaient les avantages. Son fils, le Cardinal Duc de Borgia, fit périr, de concert avec le Pape ſon père, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto, & cent autres Seigneurs, pour ravir leurs domaines. Jules II, animé du même eſprit, excommunia Louis XII, donna ſon Royaume au premier occupant, & lui-même le caſque en tête, & la cuiraſſe ſur le dos, mit à feu & à ſang une partie de l’Italie. Léon X, pour payer ſes plaiſirs, trafiqua des Indulgences, comme on vend des denrées dans un marché public. Ceux qui s’élevèrent contre tant de brigandages, n’avaient du moins aucun tort dans la morale ; voyons s’ils en avaient contre nous dans la politique.

Ils diſaient que Jésus-Christ n’ayant jamais exigé d’annates, ni de réſerves, ni vendu des diſpenſes pour ce monde, & des indulgences pour l’autre, on pouvait ſe diſpenſer de payer à un Prince étranger le prix de toutes ces choſes. Quand les annates, les procès en Cour de Rome, & les diſpenſes qui ſubſiſtent encore aujourd’hui, ne nous coûteraient que cinq cents mille francs par an, il eſt clair que nous avons payé depuis François I, en deux cents cinquante années, cent vingt millions ; & en évaluant les différents prix du marc d’argent, cette ſomme en compoſe une d’environ deux cents cinquante millions d’aujourd’hui. On peut donc convenir ſans blaſphème, que les Hérétiques, en propoſant l’abolition de ces Impôts ſinguliers, dont la poſtérité s’étonnera, ne faiſaient pas en cela un grand mal au Royaume, & qu’ils étaient plutôt bons calculateurs que mauvais ſujets. Ajoutons qu’ils étaient les ſeuls qui ſuſſent la Langue Grecque, & qui connuſſent l’antiquité. Ne diſſimulons point que, malgré leurs erreurs, nous leur devons le développement de l’eſprit humain, longtemps enſeveli dans la plus épaiſſe barbarie.

Mais comme ils niaient le Purgatoire, dont on ne doit pas douter, & qui d’ailleurs rapportait beaucoup aux Moines ; comme ils ne révéraient pas des reliques qu’on doit révérer, mais qui rapportaient encore davantage ; enfin, comme ils attaquaient des dogmes très-reſpectés,[1] on ne leur répondit d’abord qu’en les faiſant brûler. Le Roi qui les protégeait, & les ſoudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête d’une Proceſſion, après laquelle on exécuta pluſieurs de ces malheureux ; & voici quelle fut cette exécution. On les ſuſpendait au bout d’une longue poutre qui jouait en baſcule ſur un arbre debout ; un grand feu était allumé ſous eux, on les y plongeait, & on les relevait alternativement ; ils éprouvaient les tourments & la mort par degrés, juſqu’à ce qu’ils expiraſſent par le plus long & le plus affreux ſupplice que jamais ait inventé la barbarie.

Peu de temps avant la mort de François I, quelques Membres du Parlement de Provence, animés par des Eccléſiaſtiques contre les Habitants de Mérindol & de Cabriere, demandèrent au Roi des Troupes pour appuyer l’exécution de dix-neuf perſonnes de ce Pays, condamnées par eux ; ils en firent égorger ſix mille, ſans pardonner ni au ſexe, ni à la vieilleſſe, ni à l’enfance ; ils réduiſirent trente Bourgs en cendres. Ces Peuples, juſqu’alors inconnus, avaient tort ſans doute d’être nés Vaudois, c’était leur ſeule iniquité. Ils étaient établis depuis trois cents ans dans des déſerts, & ſur des montagnes qu’ils avaient rendu fertiles par un travail incroyable. Leur vie paſtorale & tranquille retraçait l’innocence attribuée aux premiers âges du monde. Les Villes voiſines n’étaient connues d’eux que par le trafic des fruits qu’ils allaient vendre ; ils ignoraient les procès & la guerre ; ils ne ſe défendirent pas ; on les égorgea comme des animaux fugitifs qu’on tue dans une enceinte.[2]

Après la mort de François I, Prince plus connu cependant par ſes galanteries & par ſes malheurs que par ſes cruautés, le ſupplice de mille Hérétiques, ſurtout celui du Conſeiller au Parlement Dubourg, & enfin le maſſacre de Vaſſy, armèrent les perſécutés, dont la ſecte s’était multipliée à la lueur des buchers, & ſous le fer des bourreaux ; la rage ſuccéda à la patience ; ils imitèrent les cruautés de leurs ennemis : neuf guerres civiles remplirent la France de carnage ; une paix plus funeſte que la guerre, produiſit la St. Barthelemi, dont il n’y avait aucun exemple dans les annales des crimes.

La Ligue aſſaſſina Henri III & Henri IV, par les mains d’un Frère Jacobin, & d’un monſtre qui avait été Frère Feuillant. Il y a des gens qui prétendent que l’humanité, l’indulgence, & la liberté de conſcience, ſont des choſes horribles ; mais en bonne foi, auraient-elles produit des calamités comparables ?



  1. Ils renouvellaient le ſentiment de Bérenger ſur l’Euchariſtie ; ils niaient qu’un corps pût être en cent mille endroits différents, même par la toute-puiſſance divine ; ils niaient que les attributs puſſent ſubſiſter ſans ſujet ; ils croyaient qu’il était abſolument impoſſible que ce qui eſt pain & vin aux yeux, au goût, à l’eſtomac, fût anéanti dans le moment même qu’il exiſte ; ils ſoutenaient toutes ces erreurs condamnées autrefois dans Bérenger. Ils ſe fondaient ſur pluſieurs paſſages des premiers Pères de l’Égliſe, & ſur-tout de St. Juſtin, qui dit expreſſément dans ſon Dialogue contre Typhon ; « L’oblation de fine farine eſt la figure de l’Euchariſtie, que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire de ſa Paſſion. » καὶ ἡ τῆς σεμιδάλεως, &c. τύπος ἦν τοῦ ἄρτου τῆς εὐχαριστίας, ὃν εἰς ἀνάμνησιν τοῦ πάθους, &c. Ἰησοῦς Χριστὸς ὁ κύριος ἡμῶν παρέδωκε ποιεῖν.

    Ils rappellaient tout ce qu’on avait dit dans les premiers ſiècles contre le culte des Reliques ; ils citaient ces paroles de Vigilantius : « Eſt-il néceſſaire que vous reſpectiez, ou même que vous adoriez une vile pouſſière ? Les ames des Martyrs aiment-elles encore leurs cendres ? Les coutumes des Idolâtres ſe ſont introduites dans l’Égliſe ; on commence à allumer des flambeaux en plein midi : nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres ; mais après la mort, à quoi fervent ces prières ? »

    Mais ils ne diſaient pas combien St. Jérôme s’était élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin, ils voulaient tout rappeller aux temps Apoſtoliques, & ne voulaient pas convenir que l’Egliſe s’étant étendue & fortifiée, il avait fallu néceſſairement étendre & fortifier ſa diſcipline : ils condamnaient les richeſſes, qui ſemblaient pourtant néceſſaires pour ſoutenir la majeſté du culte.

  2. Le véridique & reſpectable Préſident de Thou parle ainſi de ces hommes ſi innocents & ſi infortunés : Homines eſſe qui trecentis circiter abhinc annis aſperum & incultum ſolum vectigale à Dominis acceperint, quod improbo labore & aſſiduo cultu frugum ferax & aptum pecori reddiderint ; patientiſſimos eos laboris & inediæ, à litibus abhorrentes, ergà egenos munificos, tributa Principi & ſua jura Dominis ſedulò & ſummâ fide pendere ; Dei cultum aſſiduis precibus & morum innocentiam præ ſe ferre, ceterùm rarò divorum templa adire, niſi ſi quando ad vicina ſuis finibus oppida mercandi aut negotiorum cauſâ divertant ; quò ſi quandoque pedem inferant, non Dei, divorumque ſtatuis advolvi, nec cereos eis aut donaria ulla ponere ; non Sacerdotes ab eis rogari ut proſe, aut propinquorum manibus rem divinam faciant, non cruce frontem inſigniri uti aliorum moris eſt : cùm cœlum intonat non ſe luſtrali aquâ aſpergere, ſed ſublatis in cœlum oculis Dei opem implorare ; non religionis ergò peregrè proficiſci, non per vias antè crucium ſimulacra caput aperire ; ſacra alio ritu, & populari linguâ celebrare ; non denique Pontifici aut Epiſcopis honorem deferre, ſed quoſdam è ſuo numero delectos pro Antiſtibus & Doctoribus habere. Hac uti ad Franciſcum relata VI. Eid. feb. anni, &c.

    Madame de Cental, à qui appartenait une partie des terres ravagées, & ſur leſquelles on ne voyait plus que les cadavres de ſes Habitants, demanda juſtice au Roi Henri II, qui la renvoya au Parlement de Paris. L’Avocat Général de Provence, nommé Guerin, principal auteur des maſſacres, fut ſeul condamné à perdre la tête. De Thou dit qu’il porta ſeul la peine des autres coupables, quòd aulicorum favore deſtitueretur, parce qu’il n’avait pas d’amis à la Cour.