Traité sur la tolérance/Édition 1763/14
Oyons maintenant ſi Jésus-Christ a établi des Loix ſanguinaires, s’il a ordonné l’intolérance, s’il fit bâtir les cachots de l’Inquiſition, s’il inſtitua les bourreaux des Auto-da-fé.
Il n’y a, ſi je ne me trompe, que peu de paſſages dans les Évangiles, dont l’eſprit perſécuteur ait pu inférer que l’intolérance, la contrainte ſont légitimes. L’un eſt la parabole dans laquelle le Royaume des Cieux eſt comparé à un Roi qui invite des convives aux noces de ſon fils : ce Monarque leur fait dire par ſes Serviteurs : J’ai tué mes bœufs & mes volailles, St. Math. Chap. 22. tout eſt prêt, venez aux noces. Les uns, ſans ſe ſoucier de l’invitation, vont à leurs maiſons de campagne, les autres à leur négoce, d’autres outragent les domeſtiques du Roi & les tuent. Le Roi fait marcher ſes Armées contre ces meurtriers & détruit leur Ville ; il envoye ſur les grands chemins convier au feſtin tous ceux qu’on trouve : un d’eux s’étant mis à table ſans avoir mis la robe nuptiale, eſt chargé de fers & jetté dans les ténèbres extérieures.
Il eſt clair que cette allégorie ne regardant que le Royaume des Cieux, nul homme, aſſurément, ne doit en prendre le droit de garotter ou de mettre au cachot ſon voiſin qui ſerait venu ſouper chez lui ſans avoir un habit de noces convenable ; & je ne connais dans l’Hiſtoire aucun Prince qui ait fait pendre un Courtiſan pour un pareil ſujet ; il n’eſt pas non plus à craindre que quand l’Empereur enverra des Pages à des Princes de l’Empire pour les prier à ſouper, ces Princes tuent ces Pages. L’invitation au feſtin ſignifie la prédication du ſalut ; le meurtre des Envoyés du Prince figure la perſécution contre ceux qui prêchent la ſageſſe & la vertu.
St. Luc, Chap. 14.L’autre parabole eſt celle d’un Particulier qui invite ſes amis à un grand ſouper ; & lorſqu’il eſt prêt de ſe mettre à table, il envoye ſon domeſtique les avertir. L’un s’excuſe ſur ce qu’il a acheté une Terre, & qu’il va la viſiter ; cette excuſe ne paraît pas valable, ce n’eſt pas pendant la nuit qu’on va voir ſa Terre. Un autre dit qu’il a acheté cinq paires de bœufs, & qu’il les doit éprouver ; il a le même tort que l’autre ; on n’eſſaye pas des bœufs à l’heure du ſouper. Un troiſième répond qu’il vient de ſe marier, & aſſurément ſon excuſe eſt très-recevable. Le Père de famille, en colère, fait venir à ſon feſtin les aveugles & les boiteux ; & voyant qu’il reſte encore des places vides, il dit à ſon valet : Allez dans les grands chemins, & le long des hayes, & contraignez les gens d’entrer.
Il eſt vrai qu’il n’eſt pas dit expreſſément que cette parabole ſoit une figure du Royaume des Cieux. On n’a que trop abuſé de ces paroles : Contrains-les d’entrer ; mais il eſt viſible qu’un ſeul valet ne peut contraindre par la force tous les gens qu’il rencontre à venir ſouper chez ſon Maître ; & d’ailleurs, des convives ainſi forcés, ne rendraient pas le repas fort agréable. Contrains-les d’entrer, ne veut dire autre choſe, ſelon les Commentateurs les plus accrédités, ſinon : priez, conjurez, preſſez, obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette prière & de ce ſouper, à la perſécution ?
Si on prend les choſes à la lettre, faudra-t-il être aveugle, boiteux, & conduit par force, pour être dans le ſein de l’Égliſe ? Jésus dit dans la même parabole : Ne donnez à dîner ni à vos amis, ni à vos parents riches : en a-t-on jamais inféré, qu’on ne dût point en effet dîner avec ſes parents & ſes amis, dès qu’ils ont un peu de fortune ?
Jésus-Christ, après la parabole du feſtin, ditSt. Luc, Chap. 14, v. 26 & ſuiv. : Si quelqu’un vient à moi, & ne hait pas ſon père, ſa mère, ſes frères, ſes ſœurs, & même ſa propre âme, il ne peut être mon Diſciple, &c. Car qui eſt celui d’entre vous qui voulant bâtir une tour, ne ſuppute pas auparavant la dépenſe ? Y a-t-il quelqu’un dans le monde aſſez dénaturé, pour conclurre qu’il faut haïr ſon père & ſa mère ? & ne comprend-on pas aiſément que ces paroles ſignifient : Ne balancez pas entre moi & vos plus chères affections ?
On cite le paſſage de St. MathieuSt. Math, Chap. 8, v. 17. : Qui n’écoute point l’Égliſe, ſoit comme un Païen & comme un Receveur de la Douane. Cela ne dit pas aſſurément qu’on doive perſécuter les Païens, & les Fermiers des droits du Roi ; ils ſont maudits, il eſt vrai, mais ils ne ſont point livrés au bras ſéculier. Loin d’ôter à ces Fermiers aucune prérogative de Citoyen, on leur a donné les plus grands privilèges ; c’eſt la ſeule profeſſion qui ſoit condamnée dans l’Écriture, & c’eſt la plus favoriſée par les Gouvernements. Pourquoi donc n’aurions-nous pas pour nos frères errants autant d’indulgence que nous prodiguons de conſidération à nos frères les Traitants ?
Un autre paſſage, dont on a fait un abus groſſier, eſt celui de St. Mathieu & de St. Marc, où il eſt dit que Jésus ayant faim le matin, approcha d’un figuier, où il ne trouva que des feuilles : car ce n’était pas le temps des figues : il maudit le figuier qui ſe ſécha auſſi-tôt.
On donne pluſieurs explications différentes de ce miracle : mais y en a-t-il une ſeule qui puiſſe autoriſer la perſécution ? Un figuier n’a pu donner des figues vers le commencement de Mars, on l’a ſéché : eſt-ce une raiſon pour faire ſécher nos frères de douleur dans tous les temps de l’année ? Reſpectons dans l’Écriture tout ce qui peut faire naître des difficultés dans nos eſprits curieux & vains, mais n’en abuſons pas pour être durs & implacables.
L’eſprit perſécuteur qui abuſe de tout, cherche encore ſa juſtification dans l’expulſion des Marchands chaſſés du Temple, & dans la légion de Démons envoyée du corps d’un poſſédé dans le corps de deux mille animaux immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne ſont autre choſe qu’une juſtice que Dieu daigne faire lui-même d’une contravention à la Loi ? C’était manquer de reſpect à la Maiſon du Seigneur, que de changer ſon parvis en une boutique de Marchands. En vain le Sanhédrin & les Prêtres permettaient ce négoce pour la commodité des ſacrifices ; le Dieu auquel on ſacrifiait pouvait ſans doute, quoique caché ſous la figure humaine, détruire cette profanation : il pouvait de même punir ceux qui introduiſaient dans le Pays des troupeaux entiers, défendus par une Loi dont il daignait lui-même être l’obſervateur. Ces exemples n’ont pas le moindre rapport aux perſécutions ſur le dogme. Il faut que l’eſprit d’intolérance ſoit appuyé ſur de bien mauvaiſes raiſons, puiſqu’il cherche partout les plus vains prétextes.
Preſque tout le reſte des paroles & des actions de Jésus-Christ prêche la douceur, la patience, l’indulgence. C’eſt le Père de famille qui reçoit l’enfant prodigue ; c’eſt l’ouvrier qui vient à la dernière heure, & qui eſt payé comme les autres ; c’eſt le Samaritain charitable ; lui-même juſtifie ſes Diſciples de ne pas jeûner ; il pardonne à la péchereſſe ; il ſe contente de recommander la fidélité à la femme adultère : il daigne même condeſcendre à l’innocente joye des convives de Canaa, qui étant déjà échauffés de vin, en demandent encore ; il veut bien faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l’eau en vin.
Il n’éclate pas même contre Judas qui doit le trahir ; il ordonne à Pierre de ne ſe jamais ſervir de l’épée ; il réprimande les enfants de Zébédée, qui, à l’exemple d’Élie, voulaient faire deſcendre le feu du Ciel ſur une Ville qui n’avait pas voulu le loger.
Enfin, il meurt victime de l’envie. Si l’on oſe comparer le ſacré avec le profane, & un Dieu avec un homme, ſa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le Philoſophe Grec périt par la haine des Sophiſtes, des Prêtres, & des premiers du Peuple : le Légiſlateur des Chrétiens ſuccomba ſous la haine des Scribes, des Phariſiens, & des Prêtres. Socrate pouvait éviter la mort, & il ne le voulut pas : Jésus-Christ s’offrit volontairement. Le Philoſophe Grec pardonna non ſeulement à ſes calomniateurs & à ſes Juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ſes enfants comme lui-même, s’ils étaient aſſez heureux pour mériter leur haine comme lui : le Légiſlateur des Chrétiens, infiniment ſupérieur, pria ſon Père de pardonner à ſes ennemis.
Si Jésus-Christ ſembla craindre la mort, ſi l’angoiſſe qu’il reſſentit fut ſi extrême qu’il en eut une ſueur mêlée de ſang, ce qui eſt le ſymptôme le plus violent & le plus rare, c’eſt qu’il daigna s’abaiſſer à toute la faibleſſe du corps humain qu’il avait revêtu. Son corps tremblait, & ſon âme était inébranlable ; il nous apprenait que la vraie force, la vraie grandeur conſiſtent à ſupporter des maux ſous leſquels notre nature ſuccombe. Il y a un extrême courage à courir à la mort en la redoutant.
Socrate avait traité les Sophiſtes d’ignorants, & les avait convaincus de mauvaiſe foi : Jésus, uſant de ſes droits divins, traita les Scribes & les PhariſiensSt. Math. Chap. 23. d’hypocrites, d’inſenſés, d’aveugles, de méchants, de ſerpents, de race de vipère.
Socrate ne fut point accuſé de vouloir fonder une ſecte nouvelle ; on n’accuſa point Jésus-Christ d’en avoir voulu introduire uneSt. Math. Chap. 26.. Il eſt dit que les Princes des Prêtres, & tout le Conſeil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire périr.
Or, s’ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d’avoir prêché publiquement contre la Loi. Il fut en effet ſoumis à la Loi de Moïſe depuis ſon enfance juſqu’à ſa mort : on le circoncit le huitième jour comme tous les autres enfants. S’il fut depuis baptiſé dans le Jourdain, c’était une cérémonie conſacrée chez les Juifs, comme chez tous les Peuples de l’Orient. Toutes les ſouillures légales ſe nettoyaient par le Baptême ; c’eſt ainſi qu’on conſacrait les Prêtres : on ſe plongeait dans l’eau à la fête de l’expiation ſolennelle, on baptiſait les Proſélites.
Jésus obſerva tous les points de la Loi ; il fêta tous les jours de Sabath ; il s’abſtint des viandes défendues ; il célébra toutes les fêtes ; & même avant ſa mort il avait célébré la Pâque : on ne l’accuſa ni d’aucune opinion nouvelle, ni d’avoir obſervé aucun Rite étranger. Né Iſraélite, il vécut conſtamment en Iſraélite.
Deux témoins qui ſe préſentèrent, l’accuſèrent d’avoir ditSt. Math. chap. 26, v. 61., qu’il pourrait détruire le Temple, & le rebâtir en trois jours. Un tel diſcours était incompréhenſible pour les Juifs charnels, mais ce n’était pas une accuſation de vouloir fonder une nouvelle ſecte.
Le Grand-Prêtre l’interrogea, & lui dit : Je vous commande par le Dieu vivant, de nous dire, ſi vous êtes le Christ, Fils de Dieu. On ne nous apprend point ce que le Grand-Prêtre entendait par Fils de Dieu. On ſe ſervait quelquefois de cette expreſſion pour ſignifier un juſte,[1] comme on employait les mots de fils de Bélial, pour ſignifier un méchant. Les Juifs groſſiers n’avaient aucune idée du myſtère ſacré d’un Fils de Dieu, Dieu lui-même, venant ſur la terre.
Jésus lui répondit : Vous l’avez dit ; mais je vous dis que vous verrez bientôt le fils de l’homme aſſis à la droite de la vertu de Dieu, venant ſur les nuées du Ciel.
Cette réponſe fut regardée, par le Sanhédrin irrité, comme un blaſphème. Le Sanhédrin n’avait plus le droit du glaive : ils traduiſirent Jésus devant le Gouverneur Romain de la province, & l’accuſèrent calomnieuſement d’être un perturbateur du repos public, qui diſait qu’il ne fallait pas payer le tribut à Céſar, & qui de plus ſe diſait Roi des Juifs. Il eſt donc de la plus grande évidence qu’il fut accuſé d’un crime d’État.
Le Gouverneur Pilate ayant appris qu’il était Galiléen, le renvoya d’abord à Hérode, Tétrarque de Galilée. Hérode crut qu’il était impoſſible que Jésus pût aſpirer à ſe faire chef de parti, & prétendre à la Royauté ; il le traita avec mépris, & le renvoya à Pilate, qui eut l’indigne faibleſſe de le condamner, pour apaiſer le tumulte excité contre lui-même, d’autant plus qu’il avait eſſuyé déjà une révolte des Juifs, à ce que nous apprend Joſeph. Pilate n’eut pas la même généroſité qu’eut depuis le Gouverneur Feſtus.
Je demande à préſent, ſi c’eſt la tolérance, ou l’intolérance, qui eſt de droit divin ? Si vous voulez reſſembler à Jésus-Christ, ſoyez martyrs, & non pas bourreaux.
- ↑ Il était en effet, très difficile aux Juifs, pour ne pas dire impoſſible, de comprendre, ſans une révélation particulière, ce Myſtère ineffable de l’Incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèſe (chap. 6.) appelle Fils de Dieu, les fils des hommes puiſſants : de même les grands cèdres dans les Pſaumes, ſont appelés les cèdres de Dieu. Samuel dit qu’une frayeur de Dieu tomba ſur le Peuple, c’eſt-à-dire, une grande frayeur ; un grand vent, un vent de Dieu ; la maladie de Saül, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent à la Lettre, que Jésus ſe dit Fils de Dieu dans le ſens propre ; mais s’ils regardèrent ces mots comme un blaſphème, c’eſt peut-être encore une preuve de l’ignorance où ils étaient du Myſtère de l’Incarnation, & de Dieu, Fils de Dieu, envoyé ſur la terre pour le ſalut des hommes.