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Traité sur la tolérance/Édition 1763/16

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s.n. (édition originale) (p. 137-140).
CHAPITRE XVI.
Dialogue entre un mourant & un homme qui ſe porte bien.


UN Citoyen était à l’agonie dans une Ville de Province ; un homme en bonne ſanté vint inſulter à ſes derniers moments, & lui dit :

Miſérable ! penſe comme moi tout-à-l’heure, ſigne cet Écrit, confeſſe que cinq propoſitions ſont dans un Livre que ni toi ni moi n’avons jamais lu ; ſois tout-à-l’heure du ſentiment de Lamfran contre Bérenger, de St. Thomas contre St. Bonaventure ; embraſſe le ſecond Concile de Nicée contre le Concile de Francfort ; explique-moi dans l’inſtant, comment ces paroles : Mon père eſt plus grand que moi, ſignifient expreſſément : Je ſuis auſſi grand que lui.

Dis-moi comment le Père communique tout au Fils, excepté la paternité, ou je vais faire jetter ton corps à la voirie ; tes enfants n’hériteront point, ta femme ſera privée de ſa dot, & ta famille mendiera du pain que mes pareils ne lui donneront pas.

Le Mourant.

J’entends à peine ce que vous me dites ; les menaces que vous me faites parviennent confuſément à mon oreille, elles troublent mon âme, elles rendent ma mort affreuſe. Au nom de Dieu, ayez pitié de moi !

Le Barbare.

De la pitié ! je n’en puis avoir ſi tu n’es pas de mon avis en tout.

Le Mourant.

Hélas ! vous ſentez qu’à ces derniers moments tous mes ſens ſont flétris, toutes les portes de mon entendement ſont fermées, mes idées s’enfuyent, ma penſée s’éteint. Suis-je en état de diſputer ?

Le Barbare.

Eh bien, ſi tu ne peux pas croire ce que je veux, dis que tu le crois, & cela me ſuffit.

Le Mourant.

Comment puis-je me parjurer pour vous plaire ? Je vais paroître dans un moment devant le Dieu qui punit le parjure.

Le Barbare.

N’importe ; tu auras le plaiſir d’être enterré dans un cimetière, & ta femme, tes enfants auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite : l’hypocriſie eſt une bonne choſe ; c’eſt, comme on dit, un hommage que le vice rend à la vertu. Un peu d’hypocriſie, mon Ami, qu’eſt-ce que cela coûte ?

Le Mourant.

Hélas ! vous mépriſez Dieu, ou vous ne le reconnaiſſez pas, puiſque vous me demandez un menſonge à l’article de la mort, vous qui devez bientôt recevoir votre jugement de lui, & qui répondrez de ce menſonge.

Le Barbare.

Comment, inſolent ! je ne reconnais point de Dieu ?

Le Mourant.

Pardon, mon frère, je crains que vous n’en connaiſſiez pas. Celui que j’adore ranime en ce moment mes forces, pour vous dire d’une voix mourante, que ſi vous croyez en Dieu, vous devez uſer envers moi de charité. Il m’a donné ma femme & mes enfants, ne les faites pas périr de miſère. Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez, je vous l’abandonne ; mais croyez en Dieu, je vous en conjure !

Le Barbare.

Fais, ſans raiſonner, ce que je t’ai dit ; je le veux, je l’ordonne.

Le Mourant.

Et quel intérêt avez-vous à me tant tourmenter ?

Le Barbare.

Comment ! quel intérêt ? ſi j’ai ta ſignature, elle me vaudra un bon Canonicat.

Le Mourant.

Ah, mon frère ! voici mon dernier moment ; je meurs ; je vais prier Dieu qu’il vous touche & qu’il vous convertiſſe.

Le Barbare.

Au diable ſoit l’impertinent qui n’a point ſigné ! Je vais ſigner pour lui, & contrefaire ſon écriture.

La Lettre ſuivante eſt une confirmation de la même morale.