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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/12

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 65-77).
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CHAPITRE XII.


SI L’INTOLÉRANCE FUT DE DROIT DIVIN DANS LE JUDAÏSME, ET SI ELLE FUT TOUJOURS MISE EN PRATIQUE.


On appelle, je crois, droit divin les préceptes que Dieu a donnés lui-même. Il voulut que les Juifs mangeassent un agneau cuit avec des laitues[1], et que les convives le mangeassent debout, un bâton à la main[2] en commémoration du Phasé[3]; il ordonna que la consécration du grand prêtre se ferait en mettant du sang[4] à son oreille droite, à sa main droite et à son pied droit, coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l’antiquité ; il voulut qu’on chargeât le bouc Hazazel des iniquités du peuple[5] ; il défendit qu’on se nourrît[6] de poissons sans écailles, de porcs, de lièvres, de hérissons, de hiboux, de griffons, d’ixions, etc.

Il institua les fêtes, les cérémonies. Toutes ces choses, qui semblaient arbitraires aux autres nations, et soumises au droit positif, à l’usage, étant commandées par Dieu même, devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jésus-Christ, fils de Marie, fils de Dieu, nous a commandé, est de droit divin pour nous.

Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a substitué une loi nouvelle à celle qu’il avait donnée à Moïse, et pourquoi il avait commandé à Moïse plus de choses qu’au patriarche Abraham, et plus à Abraham qu’à Noé[7]. Il semble qu’il daigne se proportionner aux temps et à la population du genre humain : c’est une gradation paternelle ; mais ces abîmes sont trop profonds pour notre débile vue. Tenons-nous dans les bornes de notre sujet ; voyons d’abord ce qu’était l’intolérance chez les Juifs.

Il est vrai que, dans l’Exode, les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome, il y a des lois très-sévères sur le culte, et des châtiments plus sévères encore. Plusieurs commentateurs ont de la peine à concilier les récits de Moïse avec les passages de Jérémie et d’Amos, et avec le célèbre discours de saint Étienne, rapporté dans les Actes des apôtres. Amos dit[8] que les Juifs adorèrent toujours dans le désert Moloch, Rempham, et Kium. Jérémie dit expressément[9] que Dieu ne demanda aucun sacrifice à leurs pères quand ils sortirent d’Égypte. Saint Étienne, dans son discours aux Juifs, s’exprime ainsi : « Ils adorèrent l’armée du ciel[10] ; ils n’offrirent ni sacrifices ni hosties dans le désert pendant quarante ans ; ils portèrent le tabernacle du dieu Moloch, et l’astre de leur dieu Rempham. »

D’autres critiques infèrent du culte de tant de dieux étrangers que ces dieux furent tolérés par Moïse, et ils citent en preuves ces paroles du Deutéronome[11] : « Quand vous serez dans la terre de Chanaan, vous ne ferez point comme nous faisons aujourd’hui, où chacun fait ce qui lui semble bon[12]. »

Ils appuient leur sentiment sur ce qu’il n’est parlé d’aucun acte religieux du peuple dans le désert : point de pâque célébrée, point de pentecôte, nulle mention qu’on ait célébré la fête des

tabernacles, nulle prière publique établie ; enfin la circoncision, ce sceau de l’alliance de Dieu avec Abraham, ne fut point pratiquée.

Ils se prévalent encore de l’histoire de Josué. Ce conquérant dit aux Juifs[13] : « L’option vous est donnée : choisissez quel parti il vous plaira, ou d’adorer les dieux que vous avez servis dans le pays des Amorrhéens, ou ceux que vous avez reconnus en Mésopotamie. » Le peuple répond : « Il n’en sera pas ainsi, nous servirons Adonaï. » Josué leur répliqua : « Vous avez choisi vous-mêmes ; ôtez donc du milieu de vous les dieux étrangers. » Ils avaient donc eu incontestablement d’autres dieux qu’Adonaï sous Moïse.

Il est très-inutile de réfuter ici les critiques qui pensent que le Pentateuque ne fut pas écrit par Moïse ; tout a été dit dès longtemps sur cette matière ; et quand même quelque petite partie des livres de Moïse aurait été écrite du temps des juges ou des pontifes, ils n’en seraient pas moins inspirés et moins divins.

C’est assez, ce me semble, qu’il soit prouvé par la sainte Écriture que, malgré la punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte d’Apis, ils conservèrent longtemps une liberté entière : peut-être même que le massacre que fit Moïse de vingt-trois mille hommes pour le veau érigé par son frère lui fit comprendre qu’on ne gagnait rien par la rigueur, et qu’il fut obligé de fermer les yeux sur la passion du peuple pour les dieux étrangers.

[14]Lui-même semble bientôt transgresser la loi qu’il a donnée. Il a défendu tout simulacre, cependant il érige un serpent d’airain. La même exception à la loi se trouve depuis dans le temple de Salomon : ce prince fait sculpter[15] douze bœufs qui soutiennent le grand bassin du temple ; des chérubins sont posés dans

l’arche ; ils ont une tête d’aigle et une tête de veau ; et c’est apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée dans le temple par des soldats romains, qui fit croire longtemps que les Juifs adoraient un âne.

En vain le culte des dieux étrangers est défendu ; Salomon est paisiblement idolâtre. Jéroboam, à qui Dieu donna dix parts du royaume[16] fait ériger deux veaux d’or, et règne vingt-deux ans, en réunissant en lui les dignités de monarque et de pontife. Le petit royaume de Juda dresse sous Roboam[17] des autels étrangers et des statues. Le saint roi Asa ne détruit point les hauts lieux[18]. Le grand prêtre Urias érige dans le temple, à la place de l’autel des holocaustes, un autel du roi de Syrie[19]. On ne voit, en un mot, aucune contrainte sur la religion. Je sais que la plupart des rois juifs s’exterminèrent, s’assassinèrent les uns les autres ; mais ce fut toujours pour leur intérêt, et non pour leur croyance.

[20]Il est vrai que parmi les prophètes il y en eut qui intéressèrent le ciel à leur vengeance : Élie fit descendre le feu céleste pour consumer les prêtres de Baal ; Élisée fit venir des ours[21] pour dévorer quarante-deux petits enfants qui l’avaient appelé tête chauve ; mais ce sont des miracles rares, et des faits qu’il serait un peu dur de vouloir imiter.

On nous objecte encore que le peuple juif fut très-ignorant et très-barbare. Il est dit[22] que, dans la guerre qu’il fit aux Madianites[23], Moïse ordonna de tuer tous les enfants mâles et toutes les mères, et de partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp[24] 675,000 brebis, 72,000 bœufs, 61,000 ânes, et 32,000 jeunes filles ; ils en firent le partage, et tuèrent tout le reste. Plusieurs commentateurs même prétendent que trente-deux filles furent immolées au Seigneur : « Cesserunt in partem Domini triginta duæ animæ[25]. »

En effet, les Juifs immolaient des hommes à la Divinité, témoin le sacrifice de Jephté[26], témoin le roi Agag[27] coupé en morceaux par le prêtre Samuel. Ézéchiel même leur promet[28], pour les encourager, qu’ils mangeront de la chair humaine : « Vous mangerez, dit-il, le cheval et le cavalier ; vous boirez le sang des princes. » Plusieurs commentateurs appliquent deux versets de cette prophétie aux Juifs mêmes, et les autres aux animaux carnassiers. On ne trouve, dans toute l’histoire de ce peuple, aucun trait de générosité, de magnanimité, de bienfaisance ; mais il s’échappe toujours, dans le nuage de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d’une tolérance universelle.

Jephté, inspiré de Dieu, et qui lui immola sa fille, dit aux Ammonites[29] : « Ce que votre dieu Chamos vous a donné ne vous appartient-il pas de droit ? Souffrez donc que nous prenions la terre que notre Dieu nous a promise. » Cette déclaration est précise : elle peut mener bien loin ; mais au moins elle est une preuve évidente que Dieu tolérait Chamos. Car la sainte Écriture ne dit pas : Vous pensez avoir droit sur les terres que vous dites vous avoir été données par le dieu Chamos ; elle dit positivement : « Vous avez droit, tibi jure debentur » ; ce qui est le vrai sens de ces paroles hébraïques : Otho thirasch.

L’histoire de Michas et du lévite, rapportée aux xviie et xviiie chapitres du livre des Juges est bien encore une preuve incontestable de la tolérance et de la liberté la plus grande, admise alors chez les Juifs. La mère de Michas, femme fort riche d’Éphraïm, avait perdu onze cents pièces d’argent ; son fils les lui rendit : elle voua cet argent au Seigneur, et en fit faire des idoles ; elle bâtit une petite chapelle. Un lévite desservit la chapelle, moyennant dix pièces d’argent, une tunique, un manteau par année, et sa nourriture ; et Michas s’écria[30] : « C’est maintenant que Dieu me fera du bien, puisque j’ai chez moi un prêtre de la race de Lévi. »

Cependant six cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient à s’emparer de quelque village dans le pays, et à s’y établir, mais n’ayant point de prêtre lévite avec eux, et en ayant besoin pour que Dieu favorisât leur entreprise, allèrent chez Michas, et prirent son éphod, ses idoles ; et son lévite, malgré les remontrances de ce prêtre, et malgré les cris de Michas et de sa

mère. Alors ils allèrent avec assurance attaquer le village nommé Laïs, et y mirent tout à feu et à sang selon leur coutume. Ils donnèrent le nom de Dan à Laïs, en mémoire de leur victoire ; ils placèrent l’idole de Michas sur un autel ; et, ce qui est bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Moïse, fut le grand prêtre de ce temple, où l’on adorait le Dieu d’Israël et l’idole de Michas.

Après la mort de Gédéon, les Hébreux adorèrent Baal-bérith pendant près de vingt ans, et renoncèrent au culte d’Adonaï, sans qu’aucun chef, aucun juge, aucun prêtre, criât vengeance. Leur crime était grand, je l’avoue ; mais si cette idolâtrie même fut tolérée, combien les différences dans le vrai culte ont-elles dû l’être !

Quelques-uns donnent pour une preuve d’intolérance que le Seigneur lui-même ayant permis que son arche fût prise par les Philistins dans un combat, il ne punit les Philistins qu’en les frappant d’une maladie secrète ressemblant aux hémorroïdes, en renversant la statue de Dagon, et en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes ; mais, lorsque les Philistins, pour apaiser sa colère, eurent renvoyé l’arche attelée de deux vaches qui nourrissaient leurs veaux, et offert à Dieu cinq rats d’or, et cinq anus d’or, le Seigneur fit mourir soixante et dix anciens d’Israël et cinquante mille hommes du peuple pour avoir regardé l’arche. On répond que le châtiment du Seigneur ne tombe point sur une croyance, sur une différence dans le culte, ni sur aucune idolâtrie.

Si le Seigneur avait voulu punir l’idolâtrie, il aurait fait périr tous les Philistins qui osèrent prendre son arche, et qui adoraient Dagon ; mais il fit périr cinquante mille soixante et dix hommes de son peuple, uniquement parce qu’ils avaient regardé son arche, qu’ils ne devaient pas regarder : tant les lois, les mœurs de ce temps, l’économie judaïque, diffèrent de tout ce que nous connaissons ; tant les voies inscrutables de Dieu sont au-dessus des nôtres. « La rigueur exercée, dit le judicieux dom Calmet, contre ce grand nombre d’hommes ne paraîtra excessive qu’à ceux qui n’ont pas compris jusqu’à quel point Dieu voulait être craint et respecté parmi son peuple, et qui ne jugent des vues et des desseins de Dieu qu’en suivant les faibles lumières de leur raison. »

Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation du sien, une curiosité indiscrète, une désobéissance, peut-être même un esprit de révolte. On sent bien que de tels châtiments n’appartiennent qu’à Dieu dans la théocratie judaïque. On ne peut trop redire[31] que ces temps et ces mœurs n’ont aucun rapport aux nôtres.

Enfin lorsque, dans les siècles postérieurs, Naaman l’idolâtre demanda à Élisée s’il lui était permis de suivre son roi[32] dans le temple de Remnon, et d’y adorer avec lui, ce même Élisée, qui avait fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il pas : Allez en paix ?

Il y a bien plus ; le Seigneur ordonna à Jérémie de se mettre des cordes au cou, des colliers[33], et des jougs, de les envoyer aux roitelets ou melchim de Moah, d’Ammon, d’Édom, de Tyr, de Sidon ; et Jérémie leur fait dire par le Seigneur : « J’ai donné toutes vos terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur[34]. » Voilà un roi idolâtre déclaré serviteur de Dieu et son favori.

Le même Jérémie, que le melk ou roitelet juif Sédécias avait fait mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de Sédécias, lui conseille, de la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone[35] : « Si vous allez vous rendre à ses officiers, dit-il, votre âme vivra. » Dieu prend donc enfin le parti d’un roi idolâtre ; il lui livre l’arche, dont la seule vue avait coûté la vie à cinquante mille soixante et dix Juifs ; il lui livre le Saint des saints, et le reste du temple, qui avait coûté à bâtir cent huit mille talents d’or, un million dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes

d’or, laissés par David et ses officiers pour la construction de la maison du Seigneur : ce qui, sans compter les deniers employés par Salomon, monte à la somme de dix-neuf milliards soixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie ne fut plus récompensée. Je sais que ce compte est exagéré, qu’il y a probablement erreur de copiste ; mais réduisez la somme à la moitié, au quart, au huitième même, elle vous étonnera encore. On n’est guère moins surpris des richesses qu’Hérodote dit avoir vues dans le temple d’Éphèse. Enfin les trésors ne sont rien aux yeux de Dieu, et le nom de son serviteur, donné à Nabuchodonosor, est le vrai trésor inestimable.

[36]Dieu ne favorise pas moins le Kir, ou Koresh, ou Kosroès, que nous appelons Cyrus ; il l’appelle son christ, son oint, quoiqu’il ne fût pas oint, selon la signification commune de ce mot, et qu’il suivît la religion de Zoroastre ; il l’appelle son pasteur, quoiqu’il fût usurpateur aux yeux des hommes : il n’y a pas dans toute la sainte Écriture une plus grande marque de prédilection.

Vous voyez dans Malachie[37] que « du levant au couchant le nom de Dieu est grand dans les nations, et qu’on lui offre partout des oblations pures ». Dieu a soin des Ninivites idolâtres comme des Juifs ; il les menace, et il leur pardonne. Melchisédech, qui n’était point Juif, était sacrificateur de Dieu. Balaam, idolâtre, était prophète. L’Écriture nous apprend donc que non-seulement Dieu tolérait tous les autres peuples, mais qu’il en avait un soin paternel : et nous osons être intolérants !



  1. Exode, xii, 8.
  2. Ibid., ii.
  3. Pascha, la Pâque, fête annuelle des Juifs, en mémoire de leur sortie d’Égypte.
  4. Lévitique, xiii, 23.
  5. Ibid., xvi, 22.
  6. Deutéronome, ch. xiv. (Note de Voltaire.)
  7. Dans l’idée que nous avons de faire sur cet ouvrage quelques notes utiles, nous remarquerons ici qu’il est dit que Dieu fit une alliance avec Noé et avec tous les animaux ; et cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie et mouvement ; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu’on se nourrisse. Dieu ajoute [Genèse, ix, 5] « qu’il tirera vengeance de tous les animaux qui ont répandu le sang de l’homme ».

    On peut inférer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l’antiquité a toujours pensé jusqu’à nos jours, et ce que tous les hommes sensés pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n’ont point de sentiment ; mais il en fait un avec les animaux, qu’il a daigné douer d’un sentiment souvent plus exquis que le nôtre, et de quelques idées nécessairement attachées à ce sentiment. C’est pourquoi il ne veut pas qu’on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu’en effet le sang est la source de la vie, et par conséquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C’est donc avec très-grande raison que l’Écriture dit en cent endroits que l’âme, c’est-à-dire ce qu’on appelait l’âme sensitive, est dans le sang ; et cette idée si naturelle a été celle de tous les peuples.

    C’est sur cette idée qu’est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux. Des sept préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d’un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, et qu’ils les laissaient vivre pour se nourrir successivement des parties de leurs corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l’île de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu’il y a de la barbarie à les faire souffrir ; il n’y a certainement que l’usage qui puisse diminuer en nous l’horreur naturelle d’égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des peuples qui s’en sont fait un grand scrupule : ce scrupule dure encore dans la presqu’île de l’Inde ; toute la secte de Pythagore, en Italie et en Grèce, s’abstint constamment de manger de la chair. Porphyre, dans son livre de l’Abstinence, reproche à son disciple de n’avoir quitté sa secte que pour se livrer à son appétit barbare.

    Il faut, ce me semble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oser avancer que les bêtes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du sentiment, et à soutenir qu’il ne leur a point donné de sentiment.

    Il me paraît encore qu’il faut n’avoir jamais observé les animaux pour ne pas distinguer chez eux les différentes voix du besoin, de la souffrance, de la joie ; de

    la crainte, de l’amour, de la colère, et de toutes leurs affections ; il serait bien étrange qu’ils exprimassent si bien ce qu’ils ne sentiraient pas.

    Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux esprits exercés sur le pouvoir et la bonté du Créateur, qui daigne accorder la vie, le sentiment, les idées, la mémoire, aux êtres que lui-même a organisés de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces organes se sont formés, ni comment ils se développent, ni comment on reçoit la vie, ni par quelles lois les sentiments, les idées, la mémoire, la volonté, sont attachés à cette vie : et dans cette profonde et éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous disputons sans cesse, nous nous persécutons les uns les autres, comme les taureaux qui se battent avec leurs cornes sans savoir pourquoi et comment ils ont des cornes. (Note de Voltaire.)

  8. Amos, ch. v, V. 26. (Id.)
  9. Jérém., ch. v, v. 22. (Id.)
  10. Act., ch. vii, V. 42-43. (Id.)
  11. Deutér., ch. xii, v. 8. (Id.)
  12. Plusieurs écrivains conclurent témérairement de ce passage que le chapitre concernant le veau d’or (qui n’est autre chose que le dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïse, ainsi que plusieurs autres chapitres.

    Aben-Hezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des rois. Wollaston, Collins, Tindal, Shaftesbury, Bolingbroke, et beaucoup d’autres, ont allégué que l’art de graver ses pensées sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb ou sur le bois, était alors la seule manière d’écrire ; ils disent que du temps de Moïse les Chaldéens et les Égyptiens n’écrivaient pas autrement ; qu’on ne pouvait alors graver que d’une manière très-abrégée, et en

    hiéroglyphes, la substance des choses qu’on voulait transmettre à la postérité, et non pas des histoires détaillées ; qu’il n’était pas possible de graver de gros livres dans un désert où l’on changeait si souvent de demeure, où l’on n’avait personne qui pût ni fournir des vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les sandales, et où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années [Deutéronome, viii, 5] pour conserver les vêtements et les chaussures de son peuple. Ils disent qu’il n’est pas vraisemblable qu’on eût tant de graveurs de caractères, lorsqu’on manquait des arts les plus nécessaires, et qu’on ne pouvait même faire du pain ; et si on leur dit que les colonnes du tabernacle étaient d’airain, et les chapiteaux d’argent massif, ils répondent que l’ordre a pu en être donné dans le désert, mais qu’il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.

    Ils ne peuvent concevoir que ce peuple pauvre ait demandé un veau d’or massif [Exode, xxxii, 1] pour l’adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïse, au milieu des foudres et des éclairs que ce peuple voyait [Exode, xix, 18-19], et au son de la trompette céleste qu’il entendait. Ils s’étonnent que la veille du jour même où Moïse descendit de la montagne, tout ce peuple se soit adressé au frère de Moïse pour avoir ce veau d’or massif. Comment Aaron le jeta-t-il en fonte en un seul jour [Exode, xxxii, 4] comment ensuite Moïse le réduisit-il en poudre [Exode, xxxii, 20] ? Ils disent qu’il est impossible à tout artiste de faire en moins de trois mois une statue d’or, et que, pour la réduire en poudre qu’on puisse avaler, l’art de la chimie la plus savante ne suffit pas : ainsi la prévarication d’Aaron et l’opération de Moïse auraient été deux miracles.

    L’humanité, la bonté de cœur, qui les trompent, les empêchent de croire que Moïse ait fait égorger vingt-trois mille personnes [Exode, xxxii, 28] pour expier ce péché ; ils n’imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laissé massacrer par des lévites, à moins d’un troisième miracle. Enfin ils trouvent étrange qu’Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompensé du crime dont les autres étaient si horriblement punis [Exode, xxxiii, 19; et Lévitique, viii, 2], et qu’il ait été fait grand prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses frères sanglants étaient entassés au pied de l’autel où il allait sacrifier.

    Ils font les mêmes difficultés sur les vingt-quatre mille Israélites massacrés par l’ordre de Moïse [Nombres, xxv, 9], pour expier la faute d’un seul qu’on avait surpris avec une fille madianite. On voit tant de rois juifs, et surtout Salomon, épouser impunément des étrangères que ces critiques ne peuvent admettre que l’alliance d’une Madianite ait été un si grand crime : Ruth était Moabite, quoique sa famille fût originaire de Bethléem ; la sainte Écriture l’appelle toujours Ruth la Moabite : cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mère ; elle en reçut six boisseaux d’orge, l’épousa ensuite, et fut l’aïeule de David. Rahab était non-seulement étrangère, mais une femme publique ; la Vulgate ne lui donne d’autre titre que celui de meretrix [Josué, vi, 17]; elle épousa Salmon, prince de Juda ; et c’est encore de ce Salmon que David descend. On regarde même Rahab comme la figure de l’Église chrétienne : c’est le sentiment de plusieurs Pères, et surtout d’Origène dans sa septième homélie sur Josué.

    Bethsabée, femme d’Urie, de laquelle David eut Salomon, était Éthéenne. Si vous remontez plus haut, le patriarche Juda épousa une femme chananéenne ; ses enfants eurent pour femme Thamar, de la race d’Aram : cette femme, avec laquelle Juda commit, sans le savoir, un inceste, n’était pas de la race d’Israël.

    Ainsi notre Seigneur Jésus-Christ daigna s’incarner chez les Juifs dans une

    famille dont cinq étrangères étaient la tige, pour faire voir que les nations étrangères auraient part à son héritage.

    Le rabbin Aben-Hezra fut, comme on l’a dit [page 67], le premier qui osa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïse : il se fonde sur plusieurs passages. « Le Chananéen [Genèse, xv, 6] était alors dans ce pays. La montagne de Moria [II. Paralip., iii, 1], appelée la montagne de Dieu. Le lit de Og, roi de Bazan, se voit encore en Rabath, et il appela tout ce pays de Bazan les villages de Jaïr, jusqu’aujourd’hui. Il ne s’est jamais vu de prophète en Israël comme Moïse. Ce sont ici les rois qui ont régné en Édom [Genèse, xxxvi, 31] avant qu’aucun roi régnât sur Israël. » Il prétend que ces passages, où il est parlé de choses arrivées après Moïse, ne peuvent être de Moïse. On répond à ces objections que ces passages sont des notes ajoutées longtemps après par les copistes.

    Newton, de qui d’ailleurs on ne doit prononcer le nom qu’avec respect, mais qui a pu se tromper puisqu’il était homme, attribue, dans son introduction à ses Commentaires sur Daniel et sur saint Jean, les livres de Moïse, de Josué, et des Juges, à des auteurs sacrés très-postérieurs : il se fonde sur le chap. xxxvi de la Genèse ; sur quatre chapitres des Juges, xvii, xviii, xix, xxi ; sur Samuel, chapitre viii ; sur les Chroniques, chap. ii ; sur le livre de Ruth, chap. iv. En effet, si dans le chap. xxxvi de la Genèse il est parlé des rois, s’il en est fait mention dans les livres des Juges, si dans le livre de Ruth il est parlé de David, il semble que tous ces livres aient été rédigés du temps des rois. C’est aussi le sentiment de quelques théologiens, à la tête desquels est le fameux Leclerc. Mais cette opinion n’a qu’un petit nombre de sectateurs dont la curiosité sonde ces abîmes. Cette curiosité, sans doute, n’est pas au rang des devoirs de l’homme. Lorsque les savants et les ignorants, les princes et les bergers paraîtront après cette courte vie devant le maître de l’éternité, chacun de nous alors voudra être juste, humain, compatissant, généreux ; nul ne se vantera d’avoir su précisément en quelle année le Pentateuque fut écrit, et d’avoir démêlé le texte des notes qui étaient en usage chez les scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massorètes contre le Talmud, si nous n’avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaü, un daleth pour un res : certes, il nous jugera sur nos actions, et non sur l’intelligence de la langue hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la décision de l’Église, selon le devoir raisonnable d’un fidèle.

    Finissons cette note par un passage important du Lévitique, livre composé après l’adoration du veau d’or. Il ordonne aux Juifs de ne plus adorer les velus, « les boucs, avec lesquels même ils ont commis des abominations infâmes ». On ne sait si cet étrange culte venait d’Égypte, patrie de la superstition et du sortilége ; mais on croit que la coutume de nos prétendus sorciers d’aller au sabbat, d’y adorer un bouc, et de s’abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l’idée fait horreur, est venue des anciens Juifs : en effet, ce furent eux qui enseignèrent dans une partie de l’Europe la sorcellerie. Quel peuple ! Une si étrange infamie semblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d’or leur attira ; et pourtant le législateur se contente de leur faire une simple défense. On ne rapporte ici ce fait que pour faire connaître la nation juive : il faut que la bestialité ait été commune chez elle, puisqu’elle est la seule nation connue chez qui les lois aient été forcées de prohiber un crime qui n’a été soupçonné ailleurs par aucun législateur.

    Il est à croire que dans les fatigues et dans la pénurie que les Juifs avaient

    essuyées dans les déserts de Pharan, d’Oreb, et de Cadès-Barné, l’espèce féminine, plus faible que l’autre, avait succombé. Il faut bien qu’en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu’il leur est toujours ordonné, quand ils s’emparent d’un bourg ou d’un village, soit à gauche, soit à droite du lac Asphaltite, de tuer tout, excepté les filles nubiles.

    Les Arabes qui habitent encore une partie de ces déserts stipulent toujours, dans les traités qu’ils font avec les caravanes, qu’on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens, dans ce pays affreux, poussèrent la dépravation de la nature humaine jusqu’à s’accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques bergers de la Calabre.

    Il reste maintenant à savoir si ces accouplements avaient produit des monstres, et s’il y a quelque fondement aux anciens contes des satyres, des faunes, des centaures, et des minotaures ; l’histoire le dit, la physique ne nous a pas encore éclairés sur cet article monstrueux. (Note de Voltaire.) — C’est à propos de cette note que l’abbé Guenée écrivit sa Lettre du rabbin Aaron Mathathaï à Guillaume Vadé.

  13. Josué, chap. xxiv, v. 15 et suiv. (Note de Voltaire.)
  14. Nomb., chap. xxi, v. 9. (Id.)
  15. II. Paralip., chap. iv.
  16. II. Rois, xii, 28.
  17. Ibid., 31.
  18. Rois, liv. III, chap. xv, v. 14 ; Ibid., chap. xxii, v. 44. (Note de Voltaire.)
  19. Rois, liv. IV, chap. xvi. (Id.)
  20. Ibid., liv. III, chap. xviii, v. 38 et 40 ; ibid., liv. IV, chap. ii, v. 24. (Id.)
  21. IV, Rois, II, 24.
  22. Nomb., chap. xxxi. (Note de Voltaire.)
  23. Madian n’était point compris dans la terre promise : c’est un petit canton de l’Idumée, dans l’Arabie Pétrée ; il commence vers le septentrion au torrent d’Arnon, et finit au torrent de Zared, au milieu des rochers, et sur le rivage oriental du lac Asphaltite. Ce pays est habité aujourd’hui par une petite horde d’Arabes : il peut avoir huit lieues ou environ de long, et un peu moins en largeur. (Id.)
  24. Nombres, xxxi, 32 et suiv.
  25. Nombres, xxxi, 40.
  26. Il est certain par le texte [Juges, xi, 39] que Jephté immola sa fille. « Dieu n’approuve pas ces dévouements, dit dom Calmet dans sa Dissertation sur le vœu de Jephté ; mais lorsqu’on les a faits, il veut qu’on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour réprimer la légèreté qu’on aurait eue à les faire, si on n’en avait pas craint l’exécution. » Saint Augustin et presque tous les Pères condamnent l’action de Jephté : il est vrai que l’Écriture [Juges, xi, 29] dit qu’il fut rempli de l’esprit de Dieu ; et saint Paul, dans son Épître aux Hébreux, chap. xi [verset 32], fait l’éloge de Jephté ; il le place avec Samuel et David.

    Saint Jérôme, dans son Épître à Julien, dit : « Jephté immola sa fille au Seigneur, et c’est pour cela que l’apôtre le compte parmi les saints. » Voilà de part et d’autre des jugements sur lesquels il ne nous est pas permis de porter le nôtre ; on doit craindre même d’avoir un avis. (Note de Voltaire.)

  27. On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai sacrifice. Saül avait fait ce roi des Amalécites prisonnier de guerre, et l’avait reçu à composition ; mais le prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner ; il lui avait dit en propres mots [I. Rois, xv, 3] : « Tuez tout, depuis l’homme jusqu’à la femme, jusqu’aux petits enfants, et ceux qui sont encore à la mamelle.

    « Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.

    « Le zèle dont ce prophète était animé, dit dom Calmet, lui mit l’épée en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur et pour confondre Saül. »

    On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un prêtre, une victime : c’était donc un sacrifice.

    Tous les peuples dont nous avons l’histoire ont sacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque [Quest. rom. lxxxii] rapporte que les Romains même en immolèrent du temps de la république.

    On voit, dans les Commentaires de César [De Bello gall., I., xxiv], que les Germains allaient immoler les otages qu’il leur avait donnés, lorsqu’il délivra ces otages par sa victoire.

    J’ai remarqué ailleurs [tome XI, page 161] que cette violation du droit des gens envers les otages de César, et ces victimes humaines immolées, pour comble d’horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains, dans son traité De Moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce traité, Tacite songe plus à faire la satire des Romains que l’éloge des Germains, qu’il ne connaissait pas.

    Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satire que la vérité. Il veut rendre tout odieux, jusqu’aux actions indifférentes, et sa malignité nous plaît presque autant que son style, parce que nous aimons la médisance et l’esprit.

    Revenons aux victimes humaines. Nos pères en immolaient aussi bien que les Germains : c’est le dernier degré de la stupidité de notre nature abandonnée à elle-même, et c’est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dîmes : Il faut offrir à Dieu ce qu’on a de plus précieux et de plus beau ; nous n’avons rien de plus précieux que nos enfants ; il faut donc choisir les plus beaux et les plus jeunes pour les sacrifier à la Divinité.

    Philon dit que, dans la terre de Chanaan, on immolait quelquefois ses enfants avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac, pour éprouver sa foi.

    Sanchoniathon, cité par Eusèbe, rapporte que les Phéniciens sacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, et qu’Ilus immola son fils Jéhud à peu

    près dans le temps que Dieu mit la foi d’Abraham à l’épreuve. Il est difficile de percer dans les ténèbres de cette antiquité ; mais il n’est que trop vrai que ces horribles sacrifices ont été presque partout en usage ; les peuples ne s’en sont défaits qu’à mesure qu’ils se sont policés : la politesse amène l’humanité. (Note de Voltaire.)
  28. xxxix, 20, 18.
  29. Juges, chap. xi, v. 24. (Note de Voltaire.)
  30. Juges, chap. xvii, vers. dernier. (Id.)
  31. Voltaire le dit tome XIX, page 239, et dans plusieurs passages de la Bible enfin expliquée ; mais ces écrits sont postérieurs au Traité sur la Tolérance.
  32. Rois, liv. IV, ch. v, v. 18 et 19. (Note de Voltaire.)
  33. Ceux qui sont peu au fait des usages de l’antiquité, et qui ne jugent que d’après ce qu’ils voient autour d’eux, peuvent être étonnés de ces singularités ; mais il faut songer qu’alors dans l’Égypte, et dans une grande partie de l’Asie, la plupart des choses s’exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des signes, des types.

    Les prophètes, qui s’appelaient les voyants chez les Égyptiens et chez les Juifs, non-seulement s’exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des signes les événements qu’ils annonçaient. Ainsi Isaïe, le premier des quatre grands prophètes juifs, prend un rouleau (chap. viii), et y écrit : « Shas bas, butinez vite » ; puis il s’approche de la prophétesse. Elle conçoit, et met au monde un fils qu’il appelle Maher-Salas-Has-bas : c’est une figure des maux que les peuples d’Égypte et d’Assyrie feront aux Juifs.

    Ce prophète dit [vii, 15, 16, 18, 20] : « Avant que l’enfant soit en âge de manger du beurre et du miel, et qu’il sache réprouver le mauvais et choisir le bon, la terre détestée par vous sera délivrée des deux rois ; le Seigneur sifflera aux mouches d’Égypte et aux abeilles d’Assur ; le Seigneur prendra un rasoir de louage, et en rasera toute la barbe et les poils des pieds du roi d’Assur. »

    Cette prophétie des abeilles, de la barbe, et du poil des pieds rasés, ne peut être entendue que par ceux qui savent que c’était la coutume d’appeler les essaims au son du flageolet ou de quelque autre instrument champêtre ; que le plus grand affront qu’on pût faire à un homme était de lui couper la barbe ; qu’on appelait le poil des pieds, le poil du pubis ; que l’on ne rasait ce poil que dans les maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures si étrangères à notre style ne signifient autre chose sinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera son peuple d’oppression.

    Le même Isaîe (chap. xx) marche tout nu, pour marquer que le roi d’Assyrie emmènera d’Égypte et d’Éthiopie une foule de captifs qui n’auront pas de quoi couvrir leur nudité.

    Ézéchiel (chap. iv et suiv.) mange le volume de parchemin qui lui est présenté ; ensuite il couvre son pain d’excréments, et demeure couché sur son côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, et pour signifier les années que devait durer la captivité. Il se charge de chaînes, qui figurent celles du peuple ; il coupe ses cheveux et sa barbe, et les partage en trois parties : le premier tiers désigne ceux qui doivent périr dans la ville ; le second, ceux qui seront mis à mort autour des murailles ; le troisième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.

    Le prophète Osée (chap. iii) s’unit à une femme adultère, qu’il achète quinze

    pièces d’argent et un chomer et demi d’orge : « Vous m’attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n’approchera de vous : c’est l’état où les enfants d’Israël seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans éphod. » En un mot, les nabis, les voyants, les prophètes, ne prédisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prédite.

    Jérémie ne fait donc que se conformer à l’usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l’esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là sont comme ceux d’un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau : la vie civile, les lois, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la religion, tout est absolument différent. Il n’y a même qu’à ouvrir Homère et le premier livre d’Hérodote pour se convaincre que nous n’avons aucune ressemblance avec les peuples de la haute antiquité, et que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres.

    La nature même n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu’ils n’ont plus : ils enchantaient les serpents, ils évoquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor changé en bœuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.

    Il y avait des espèces d’hommes qui n’existent plus. La race des géants Réphaïm, Énim, Néphilim, Énacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de la Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d’un ancien géant grosse comme cent de nos molaires. Ézéchiel [xxvii, ii] parle des pygmées Gamadim, hauts d’une coudée, qui combattaient au siége de Tyr : et en presque tout cela les auteurs sacrés sont d’accord avec les profanes. Les maladies et les remèdes n’étaient point les mêmes que de nos jours : les possédés étaient guéris avec la racine nommée barad, enchâssée dans un anneau qu’on leur mettait sous le nez.

    Enfin tout cet ancien monde était si différent du nôtre qu’on ne peut en tirer aucune règle de conduite ; et si, dans cette antiquité reculée, les hommes s’étaient persécutés et opprimés tour à tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté sous la loi de grâce. (Note de Voltaire.)

  34. Jérém., ch. xxvii, v. 6. (Id.)
  35. Jérémie, chap. xxviii, v. 17. (Id.)
  36. Isaïe, ch. xliv et xlv. (Note de Voltaire.)
  37. I, ii.