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Traité sur les apparitions des esprits/II/54

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CHAPITRE LIV.

Les Traditions des Payens ſur l’autre vie
viennent des Hébreux & des Egyptiens.

TOutes ces Traditions ſe voient clairement dans Homere & dans Virgile, & dans les autres Auteurs Grecs & Latins : elles venoient ſans doute originairement des Hébreux, ou plutôt des Egyptiens, dont les Grecs avoient pris leur Religion, qu’ils avoient ajuſtéé à leur goût. Les Hébreux parlent des Réphaïms[1] des Géans impies qui gémiſſent ſous les eaux. Salomon dit[2] que les méchans deſcendront dans l’abîme avec les Réphaïms, Iſaïe décrivant l’arrivée du Roi de Babilone dans les Enfers, dit[3] que les Géans ſe ſont levés pour venir par honneur au devant de lui, & lui ont dit : Tu as donc été percé de plaies auſſi bien que nous ? ton orgueil a été précipité dans l’Enfer ; ton lit ſera la pourriture, & ta couverture ſeront les vers.

Ezéchiel décrit[4] de même la deſcente du Roi d’Aſſyrie dans les Enfers : le jour qu’Aſſuerus eſt deſcendu dans l’Enfer, j’ai ordonné un deuil genéral, j’ai fermé ſur lui l’abîme, j’ai arrêté le cours de ſes fleuves. Vous voilà enfin réduit au fond de la terre avec les arbres d’Eden ; vous y dormirez avec tous ceux qui ont été tués par l’épée : là ſe trouve Pharaon avec toute ſon armée, &c. Dans l’Evangile[5], il y a un grand abîme entre le ſein d’Abraham & le ſéjour du mauvais Riche, & de ceux qui lui reſſemblent.

Les Egyptiens nommoient Amenthés, c’eſt-à dire celui qui reçoit & qui donne, ce que les Grecs nommoient Adès ou l’Enfer, ou le Royaume d’Adès, de Pluton. Ils croyoient qu’Amenthés recevoit les Ames des hommes lorſqu’ils mouroient, & les leur rendoit lorſqu’ils revenoient au monde ; qu’à la mort de l’homme, ſon Ame paſſe dans les corps de quelqu’autre animal par la métempſycoſe, premiérement dans un animal terreſtre, puis dans un animal aquatique, enſuite dans un oiſeau ; & enfin après avoir animé toutes les ſortes d’animaux, il rentre au bout de trois mille ans dans le corps d’un homme.

C’eſt des Egyptiens qu’Orphée, Homere & les autres Grecs ont pris le ſentiment de l’immortalité de l’Ame, ainſi que l’antre des Nymphes décrit par Homere, qui dit qu’il a deux portes, l’une au Nord, par laquelle les Ames entrent dans le creux, & l’autre au Midi, par où elles ſortent de l’antre des Nymphes.

Un certain Theſpeſius natif de Solos en Cilicie, fort connu de Plutarque[6], ayant paſſé une grande partie de ſa vie dans la débauche, s’étant entierement ruiné, ſe mit pour vivre à exercer toutes ſortes de mauvais métiers, & fit ſi bien qu’il amaſſa quelque choſe ; mais il perdit abſolument ſa réputation. Ayant envoyé conſulter l’Oracle d’Amphiloque, il lui fut répondu, que ſes affaires iroient mieux après ſa mort. Peu de tems après il tomba du haut de ſa maiſon, ſe rompit le col & mourut. Trois jours après, comme on étoit prêt de faire ſes funérailles, il reſſuſcita, & changea tellement de vie, que l’on ne connoiſſoit perſonne en Cilicie ni plus pieux, ni plus homme de bien que lui.

Comme on lui demandoit la raiſon d’un tel changement, il diſoit qu’au moment de ſa chûte il reſſentit la même choſe, qu’un pilote qui eſt renverſé du haut du tillac dans la mer ; qu’après cela ſon Ame ſe ſentit élevée juſqu’aux Etoiles dont il admira la grandeur immenſe & l’éclat admirable ; que les Ames ſorties du corps ſe guindent dans l’air, & ſont enfermées dans une eſpece de globe ou de tourbillon enflammé, d’où s’étant échappées, les unes s’élevent en haut avec une rapidité incroyable, les autres pirouétent dans l’air, & ſont mues en divers ſens, tantôt en haut & tantôt en bas. La plûpart lui paroiſſoient très-embarraſſées, & pouſſoient des gémiſſemens & des cris affreux ; les autres en moindre nombre s’élevoient & ſe réjouiſſoient avec leurs ſemblables. Enfin il apprit qu’Adraſtée, fille de Jupiter & de la Néceſſité, ne laiſſoit rien impuni, & qu’elle traitoit chacun ſelon ſon mérite. Il entre ſur tout cela dans un grand détail, & raconte les divers ſupplices, dont les ſcélérats ſont tourmentés dans l’autre vie.

Il ajoute qu’un homme de ſa connoiſſance lui avoit dit : Vous n’êtes pas mort ; mais par la permiſſion de Dieu votre Ame eſt venue en ce lieu, & a laiſſé dans votre corps toutes ſes facultés : à la fin il fut renvoyé dans ſon corps comme par un canal, & pouſſé comme par un ſouffle impétueux.

On peut faire ſur ce récit deux réflexions : la premiere, ſur cette Ame qui quitta ſon corps pour trois jours, puis y revint pour continuer à l’animer ; la ſeconde ſur la certitude de l’Oracle, qui promettoit à Theſpeſius une vie plus heureuſe quand il ſeroit mort.

Dans la guerre de Sicile[7] entre Céſar & Pompée, Gabienus Commandant de la flotte de Céſar ayant été pris, fut décapité par ordre de Pompée. Il demeura tout le jour ſur le bord de la mer, ſa tête ne tenant plus au corps que par un filet. Sur le ſoir il pria qu’on fit venir Pompée, ou quelqu’un des ſiens, parce-qu’il venoit des Enfers, & qu’il avoit des choſes de conſéquence à lui communiquer. Pompée y envoya pluſieurs de ſes amis, auxquels Gabienus déclara que la cauſe & le parti de Pompée étoient agréables aux Dieux des Enfers, & qu’il réuſſiroit ſelon ſes déſirs ; qu’il avoit ordre de lui annoncer cela, & pour preuve de la vérité de ce que je dis, je dois mourir auſſitôt ; ce qui arriva. Mais on ne voit pas que le parti de Pompée ait réuſſi ; on ſait au contraire qu’il ſuccomba, & que Céſar fut victorieux. Mais le Dieu des Enfers, c’eſt-à-dire le Démon, le trouvoit fort bon pour lui, puiſqu’il lui envoyoit tant de malheureuſes victimes de la vengeance & de l’ambition.


  1. Job. xxvj. 5.
  2. Prov. ix. 18.
  3. Iſa. xiv. 9. & ſeq.
  4. Ezech. xxxj. 15.
  5. Luc. xvj. 26.
  6. Plutar. dehis quiſerò à Numine puniuntur.
  7. Plin. Hiſt. natur. lib. 7. c. 52.