Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/XII. L’immortalité

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 131-136).
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Livre V

XII

L’IMMORTALITÉ

Il serait aussi vain de dire de M. Bergson qu’il est pragmatiste ou qu’il ne l’est pas. Sa philosophie se déroule sur un plan avec lequel les pragmatistes sont facilement de plain-pied, mais ne sauraient retrouver leurs cadres, leurs habitudes anglaises et américaines. Mais comme presque tous les philosophes, et en particulier Descartes et Spinoza, il estime que la philosophie a pour but principal de donner réponse à des questions humaines, car un philosophe est un homme, qui pense en homme et pour des hommes. S’il était démontré, dit-il, que la philosophie ne peut fournir aucune réponse à ces questions : Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? où allons-nous ? elle ne vaudrait pas une heure de peine.

Elle ne saurait éluder par conséquent le problème de la mort. Aucun philosophe ne l’a éludé. Et aucun philosophe — j’entends les grands — n’a cru que la mort du corps fût la mort de ce qui est réel en nous. La méditation de la réalité projette sur cette réalité une lumière qui la rend invincible à la mort. Mais pour M. Bergson la philosophie, dans ses réponses à ces trois questions, doit s’efforcer d’arriver non à des vérités de sentiment, mais à des résultats précis et « montrables ». La question de la survivance de la personne, de l’esprit, de l’âme, ne comporte pas jusqu’ici ce genre de précision et de preuve. C’est pourquoi M. Bergson ne l’a traité que de façon accessoire, avec des réserves, dans des conférences, genre intermédiaire entre la conversation et le livre, et qui, s’il aboutit au livre, le fait presque en s’excusant. Mais il estime que, si le philosophe ne peut encore apporter ici de précision, cette lacune est probablement provisoire. « Avouons notre ignorance, mais ne nous résignons pas à la croire définitive. S’il y a pour les consciences un au-delà, je ne vois pas pourquoi nous ne découvririons pas le moyen de l’explorer. Rien de ce qui concerne l’homme ne saurait se dérober de parti-pris à l’homme. Parfois d’ailleurs le renseignement que nous nous figurons très loin, à l’infini, est à côté de nous, attendant qu’il nous plaise de le cueillir[1], »

Ne confondons pas le problème de la mort et de la survivance, et celui de l’immortalité. Une solution positive du problème de l’immortalité serait contradictoire avec le principe même d’une philosophie de la durée. « Toute expérience porte sur une durée limitée » et une prévision portant sur une durée indéfinie est impossible, même à Dieu, surtout à Dieu, puisqu’elle nierait cette création de nouveau et cette puissance propre de la durée qui sont incorporés à l’être. Aucun être, même supraconscient, ne connaîtra jamais dans l’univers quoi que ce soit sub specie œterni. Mais il n’en est pas de même de la survivance dans la durée. Nous pouvons peut-être arriver à des résultats positifs, soit en savants par des études sur la mort, soit en philosophes par des réflexions sur la vie.

Si M. Bergson n’a pas procédé à des études qui se rattachent au premier point de vue, il s’est intéressé à ces études, puisqu’il a été élu président de la Society for psychical Research de Londres, et qu’il y a fait une conférence sur les « Fantômes de vivants ». Les faits télépathiques lui paraissent démontrés par les enquêtes consciencieuses auxquelles se sont livrés les psychiciens. Ils sont peut-être à point pour être interprétés et étudiés comme des phénomènes normaux et ordinaires. « Si la télépathie est réelle, il est possible qu’elle opère à chaque instant et chez tout le monde, mais avec trop peu d’intensité pour se faire remarquer, ou de telle manière qu’un mécanisme cérébral arrête l’effet, pour notre plus grand bien, au moment où il va franchir le seuil de notre conscience. Nous produisons de l’électricité à tout moment, l’atmosphère est constamment électrisée, nous circulons panni les courants magnétiques ; pourtant des millions d’hommes ont vécu pendant des milliers d’années sans soupçonner l’existence de l’électricité. Nous avons aussi bien pu passer, sans l’apercevoir, a cote de la télépathie[2]. »

Notre ignorance à ce sujet serait d’ailleurs facile à expliquer, étant donné les thèses bergsoniennes exprimées déjà, en un langage analogue, par Schopenhauer, sur la vision, la connaissance, l’individualité « canalisées ». « Orienter notre pensée vers l’action, l’amener à préparer l’acte que les circonstances réclament, voilà ce pour quoi notre cerveau est fait. Mais par là aussi il canalise et par là aussi il limite la vie de l’esprit. Il nous empêche de jeter les yeux à droite et à gauche, et même, la plupart du temps, en arrière ; il veut que nous regardions droit devant nous, dans la direction où nous avons à marcher[3]. » Il nous coupe ainsi de la majeure partie de notre passé, ne laissant passer de lui que ce qui se rapporte à notre action présente. Il nous coupe de presque toute notre perception qui, en droit, s’étendrait à tout, qui virtuellement embrasse encore un champ immense, et qui réellement n’actualise qu’un certain nombre de perceptions utiles. Il nous coupe, en somme, de tout une vie mentale que le mécanisme cérébral rejette dans l’inconscient, mais pas assez pour que parfois des bouffées de cette réalité profonde n’arrivent a traverser la conscience comme des émissaires d’un monde mystérieux. Les consciences n’étant bien séparées, bien personnalisées que par leur solidarité avec des corps extérieurs dans l’espace, il est possible que, sur le plan de l’esprit, les consciences empiètent les unes sur les autres ; il est probable que, le corps une fois supprimé, ou simplement obscurci par une distraction momentanée de la vie, elles se retrouvent dans la communauté d’un élan vital indivisé. Il ne serait même pas absurde de supposer un bergsonien redevenant platonicien, apercevant, entre l’élan vital et l’élan d’espèce, des élans de genres et d’espèces, une sorte de Grand-Être selon Comte, d’où la naissance nous ferait sortir à l’état de schèmes dynamiques et nous ferait rentrer à l’état de mémoire pure. Car nous commençons à mourir dès que nous avons commencé à vivre. Nous sommes à la fois décroissance et croissance, — décroissance de la richesse d’élan vital, croissance de la mémoire. Le moi « c’est si l’on veut le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle, et vivre consiste à vieillir. Mais c’est tout aussi bien un enroulement comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route. Il signifie mémoire[4] ». C’est un fait d’expérience que parfois, à l’heure où des noyés, des pendus, ont cru mourir, toute la vie passée revient d’un bloc en une vision panoramique, et, pour un bergsonien, ce panorama n’est pas une réalité nouvelle. Il existait en nous, il était nous, mais le cerveau, instrument de l’attention à la vie, était là qui n’en utilisait que ce qui pouvait servir à une action sur la matière. Dès que cette action devient impossible, que cette attention se décentre et se désintéresse, reparaît la plénitude du passé. Ainsi le ciel étoilé est sur nos têtes aussi bien en plein jour que pendant la nuit. Mais durant le jour il est annihilé par la lumière de l’étoile la plus proche de nous, celle dont dépend notre planète et dont nous incorporons l’énergie dans nos tissus vivants et dans notre action. Que le mouvement de rotation de la terre, ou bien une éclipse, fasse disparaître le soleil de notre champ visuel, et cette seule déficience fait apparaître la multitude des étoiles. La mort recule peut-être le monde de notre durée comme la nuit élargit le monde de notre espace.

L’esprit déborde le corps comme l’univers cosmique déborde le monde solaire. « Qu’est-ce que le moi ? Quelque chose qui paraît, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l’espace aussi bien que dans le temps[5]. » Cette apparence, M. Bergson a consacré Matière et Mémoire à montrer qu’elle était fondée dans la réalité. Dès lors, si « la vie mentale déborde la vie cérébrale, si le cerveau se borne à traduire en mouvements une petite partie de ce qui se passe dans la conscience, alors la survivance devient si vraisemblable que l’obligation de la preuve incombera à celui qui nie bien plutôt qu’à celui qui affirme[6] ».

Affirmation modeste, qui déclare seulement que la question reste posée et qu’il est possible d’en faire avancer la solution. Si la nature ne nous a donné encore en cette matière aucune connaissance certaine, c’est sans doute qu’une connaissance de ce genre est inutile à l’être vivant, ne pourrait que diminuer en lui l’attention à la vie. En un apologue ingénieux, qui termine sa conférence de Londres, M. Bergson se demande si une humanité, appliquant au monde intérieur la somme d’efforts qu’elle a consacrés à acquérir une science du monde extérieur, ne serait pas arrivée, en ces matières, à des découvertes que nous ne pouvons guère soupçonner. Il en fait un suggestif tableau, qui nous rappelle l’Uchronie de Renouvier. Et il ne tarde pas à conclure qu’il n’était « ni possible ni désirable que l’esprit humain suivît une pareille marche ». Il fallait commencer par la science qui nous a valu ce bienfait et cet outil précieux qu’est la précision. Mais aujourd’hui « nous pouvons nous aventurer sans crainte dans le domaine à peine exploré des réalités psychologiques ». Cependant serait-ce bien sans danger que nous les pousserions jusqu’à la découverte du secret de la destinée humaine après la mort ? La nature ne se soucie pas de l’individu, mais de l’espèce, et, en ce qui concerne l’espèce humaine, de son progrès. Ne peut-on imaginer avec quelque vraisemblance qu’à la connaissance de l’outre-tombe individuel répondrait un ralentissement de l’élan de l’espèce, et la mort de l’humanité ? Le clair-obscur religieux, son mélange de doute et d’espérance, n’est-il pas la lumière la plus appropriée à nos regards et à notre action ?

Kant estimait qu’une solution positive et rationnelle du problème de la mort serait la mort de la morale. Et son raisonnement n’est pas sans valeur. M. Bergson n’a fait passer qu’avec de grandes précautions l’hypothèse de la survivance sur le plan moral. Il admet que « la conservation et même l’intensification de la personnalité sont possibles et même probables après la désintégration du corps ». Mais le corps c’est l’action, et une fois l’action ôtée de la personne, cette personne devenue inopérante et désintéressée, quelle analogie de notre expérience nous permettra de l’appeler une personne ? « Ne soupçonnerons-nous pas, ajoute-t-il, que, dans son passage à travers la matière qu’elle trouve ici-bas, la conscience se trempe comme de l’acier, et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense ? Cette vie, je me la représente encore créatrice : chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort, comme le ballon lâché de terre adopte le niveau que lui assignait sa densité[7] ». M. Bergson reconnaît que nous ne sommes là que dans le simple possible. Reconnaissons aussi qu’à mesure qu’on passe de l’un à l’autre de ces trois paliers : durée après la mort de ce qu’il y a de réel en nous — survivance de la personne — prolongement de la personne morale et suite de son évolution après la mort, — on introduit dans la question des éléments de foi conciliables, à vrai dire, avec toutes les philosophies, mais de plus en plus étrangers aux thèses propres et aux grandes directions du bergsonisme.

  1. Énergie Spirituelle, p. 29.
  2. Énergie Spirituelle, p. 69.
  3. Id., p. 81.
  4. Introduction à la Métaphysique, p. 5.
  5. L’Énergie Spirituelle, p. 32.
  6. Id., p. 62.
  7. L’Énergie Spirituelle, p. 29.