Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XII

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P.-V. Stock, éditeur (p. 165-180).


CHAPITRE XII

UNE DISCUTEUSE SENTIMENTALE


Et Satan : — « Pensées, où m’avez-vous conduit ! »
Milton.


Nous remplîmes, de nouveau, nos tasses de thé, et, entre deux cuillerées de kircsh :

— Mon ami, interrompis-je, au lieu de vivre chez soi, tranquillement, sans ambition ni casse-tête spéculatifs, à quoi bon se préoccuper de toutes ces choses en l’air ? — (Ici je clignai de l’œil.) — Nous ne saurons jamais le fin mot de tout cela !

J’ai dit que Lenoir était un maniaque de philosophie : mais, — en vérité ! — je ne pouvais m’attendre à ce qu’il reprît, comme en bondissant, la discussion, insipide et oiseuse, de tout à l’heure !…

— Ah ! çà, mais, s’écria-t-il, il me semble que nous faisons partie de « tout cela, » bon gré, malgré nous !… Dès lors, nous sommes fondés à nous en occuper ! — et tout paraît, au contraire, nous témoigner que nous pouvons en découvrir « le fin mot ! » Car, enfin, regardez : la dialectique de la Nature est la même que celle de notre cerveau : ses œuvres sont ses idées : « L’arbre pousse par syllogisme », comme le dit Hegel. Les choses sont des pensées vêtues d’extériorités diverses, et la Nature produit comme nous pensons. Aussitôt que nous retrouvons les rapports d’un phénomène avec notre logique, nous le classons, nous prononçons sur lui ce seul mot : la Science ; — et, à dater de ce moment, nous en sommes maîtres.

Il nous est donc permis de compter, quelque peu, sur la valeur de notre Raison — même en ce qui touche la Solution-suprême du rébus de l’Univers. Pourquoi pas ? Quant à… DIEU… marchons et agissons comme si… Quelqu’un… devait nous comprendre, — et comme si nous ne devions pas mourir. C’est encore là ce que j’appelle combattre pour la Justice.

Claire, à ces mots, murmura dans l’angle sombre où elle était :

— Mon ami, le défini d’une telle destinée ne suffit pas à l’idée que nous avons de nous-mêmes, — et, quand j’ai dit, tout à l’heure, que « l’Esprit de l’Homme était sans limites », je sous-entendais, vous le savez, « s’il est éclairé par l’humble et divine Révélation-chrétienne. »

À ces mots, je tressaillis, je l’avoue, la prenant presque au sérieux.

— Je te vois venir, toi !… pensais-je. Voici poindre, à l’horizon, la Tache-originelle et la Vallée de larmes. — Conséquences : en politique, Sacerdoce et Monarchie ; — en économie sociale, la Propriété au présent basée sur la Charité au futur ; — en Histoire, les Bollandistes ; — en Science, Josué. — Sinon, mon très cher frère, je te séquestre, te torture, te tue, et ferai buriner sur ta pierre, par tes partisans : « Ci-gît un martyr. » Système de dessert, à l’usage des dames : connu !

Je saisis donc la balle au bond pour prendre, sur Mme Lenoir, une revanche éclatante des deux ou trois moments que les paradoxes, assez serrés, de Lenoir m’avaient fait passer — et dont mon cœur ulcéré ne pardonnerait jamais l’humiliation.

Je fis donc, moralement, volte-face : je changeai de principe, sans avertir : — c’est-à-dire que — sans lâcher précisément l’idée de Dieu — je me proposai d’en tirer des conséquences d’athée, — afin de parvenir à mon unique but — qui était de brouiller les cartes au point que chacun de nous discutât et criât sans savoir pourquoi.

— Permettez, balbutiai-je, permettez ! je crois qu’il y a, ici, tautologie. Ici-bas, madame, nous avançons dans un chemin que nous ne pouvons éviter. Pourquoi ce phénomène se produit-il ? Voilà la question. Or, pour l’expliquer, plusieurs ont fait, empiriquement, intervenir l’Intuition (c’est-à-dire l’Induction, à l’insu ou même au su des inspirés). Mais, pour être sur une montagne, il faut avoir gravi un à un les degrés dont cette élévation n’est que la somme, et il n’y a pas d’intuition spontanée. Si la Révélation vient encore enrichir, arbitrairement, le Problème d’une complication nouvelle, — (Ici je me levai en étendant les bras) — il n’y a plus moyen de s’entendre ! — C’est à y renoncer ! Je veux bien croire qu’un Dieu a créé le monde, mais le moyen d’admettre qu’il s’en occupe, jusqu’à nous « révéler » ses voies par l’intermédiaire de tel ou tel, — alors, surtout, que rien ne le prouve d’une façon péremptoire ? Je m’étonne qu’un esprit comme le vôtre se berce encore de pareilles chimères : elles ont fait leur temps.

Je crus licite, en me rasseyant, de savourer l’effet de mon éloquence sur mes interlocuteurs, et mon regard, errant dans l’ombre, glissa vers Mme Lenoir. Elle n’avait point quitté son impénétrable maintien près de la fenêtre et son silence commençait aussi à m’inquiéter. Je me sentais observé par ses pénétrantes et inquisitoriales prunelles — dont ses lunettes me dérobaient l’expression maudite.

— Eh bien ! Claire ? murmura le docteur ; vous ne répondez pas ?

— Oh ! monsieur, répondit, en souriant, la belle Claire, vous savez bien que les arguments qui ont suffi jusqu’à présent pour confondre la dialectique de notre ami ne sont pas absolus, — et je ne suis pas jalouse d’achever sa triste défaite.

Je considérai, en tapinois, et avec une stupeur mal dissimulée, celle qui ne frémissait pas d’envenimer ma plaie à ce degré monstrueux, — mais, à ces damnables paroles, je ne trouvai rien à répondre. Je cherchai une saillie, une épigramme sanglante, un biais ; je fis appel à la mauvaise foi. Tous les efforts de mon cerveau demeurèrent infructueux. Et, quand cette preuve blessante de mon impuissance me fut bien démontrée, le dépit, l’indignation, la haine aveugle commencèrent à m’envahir. Mon cœur secouait et sonnait le glas dans ma poitrine : la fureur, la soif de vengeance, de vagues idées de meurtre, tous les plus vils sentiments, enfin, montèrent affreusement jusqu’à ma gorge, et se reflétèrent brusquement sur mon visage par un demi-sourire approbatif et béat.

Cependant, mon geste, mon attitude, l’encourageaient à continuer.

— Le fait est, murmurai-je par contenance, que les affirmations de Lenoir rendraient jaloux — si elles ne le faisaient rougir — monsieur de la Palice.

— Mais vous m’avez attristée, — continua Claire, de sa belle voix grave et mystique, — lorsque vous avez déclaré tout à l’heure que la Science nous suffisait pour éclaircir l’énigme du monde et que de marcher à sa lueur d’emprunt suffisait aussi à l’homme juste pour s’acquitter envers Dieu.

Lenoir baissa les yeux avec un sourire assez singulier ; je voulus lui venir en aide, — comme je sais venir en aide.

— Vous vous répétez, ma bonne amie !… balbutiai-je : — vous récriminez sans trancher la difficulté ! De quel droit faire intervenir une « simple croyance » en philosophie ?

— Je sais des hommes que l’on ne saurait accuser de se répéter, attendu qu’ils n’ont jamais rien dit, — me répliqua la douce créature.

Et se retournant vers Césaire :

— Quand je pense la Lumière, continua-t-elle, mon très-humble esprit coïncide avec ce qui fait que toute lumière peut se produire. — L’Esprit, en qui se résout toute notion comme toute essence, pénètre et se pénètre, irréductible, homogène, un. — Et, quand je pense la notion de Dieu, quand mon esprit réfléchit cette notion, j’en pénètre réellement l’essence, selon ma pensée ; je participe, enfin, de la nature même de Dieu, selon le degré qu’il révèle de sa notion en moi, Dieu étant l’être même et l’idéal de toutes pensées. Et mon Esprit, selon l’abandon de ma pensée vers Dieu, est pénétré par Dieu — par l’augmentation proportionnelle de la notion-vive de Dieu. Les deux termes, au bon vouloir de ma liberté, se confondent en cette unité qui est moi-même : — et ils se confondent sans cesser d’être distincts. Or, la Révélation-chrétienne, étant la conséquence et l’application de cet absolu principe, je n’ai pas à la traiter de « chimère qui a fait son temps » puisqu’elle est de la nature de son principe, c’est-à-dire éternelle, inconditionnelle, immuable.

— Ma chère madame Lenoir, repris-je, je crois que vous vous faites une trop grande idée de Dieu. Il n’est qu’infini, que nécessaire, qu’inconcevable, — qu’étonnant ! Pourquoi toujours le faire intervenir dans les conversations ? Rappelez-vous que Kant avait un vieux domestique nommé Lamb, qui supplia son maître de reconstruire les preuves de l’existence d’un Dieu, radicalement détruites par le grand philosophe — Nous avons, aussi, en nous tous, on ne sait quel vieux domestique qui demande un Dieu. Soyons plus sensés que Kant : méfions-nous du premier mouvement ; sachons répondre par un sourire… — mélancolique ? — Et n’acceptons de telles données que sous bénéfice d’inventaire. L’héritage de nos premiers parents, à franc parler, me paraît d’ailleurs le mériter au delà de toute expression !!!

Ce fut la goutte d’eau froide.

Toutefois Mme Lenoir me répondit placidement :

— Pourquoi ne pas demander à l’infini même un Dieu ? Ne faut-il pas qu’il réalise toute pensée ? (Car que serait un prétendu Infini qui serait borné à cette impuissance de réaliser une pensée de l’Homme ?) Et comme Dieu, vous dis-je, est la plus sublime pensée dont nous puissions concevoir l’intime notion, nous sommes infiniment insensés si nous nous efforçons de la détruire en nous (ce qui d’ailleurs est impossible).

Je me tus, ne voulant pas laisser voir ce qui se passait en moi.

— Soit ! reprit Césaire. Mais, ma chère amie, — nul ne pourrait, aujourd’hui, récuser l’évidence du développement de l’Homme — et n’en pas tenir un compte des plus sérieux. Après tout, le Progrès n’exclut pas la Révélation : — le châtiment initial demeure quand même, bien que, grâce aux sueurs de nos fronts, il diminue d’intensité : voilà tout. — La Révélation ne nous gêne pas : — (je la vois partout, moi) ! — Vous êtes donc très libre et très sage de vous y confiner. — Seulement, en métaphysique, je suis obligé, moi, de ne tabler que sur le Progrès — humain, par la Science.

— Ah ! s’écria-t-elle, comment vous suffit-il de ne vous développer, vous Homme, qu’à travers une série d’expressions relatives dont la somme constitue votre Science ! Dans ce cas, au lieu d’être de parfaits-animaux, nous sommes, seulement, des animaux qui s’améliorent et qu’un Progrès indéfini enferme à jamais dans une loi proportionnelle ! Si même la chose était absolument vraie, ce ne serait point là de quoi s’enorgueillir ; car, dans mille ans, avec ce système, nous creuserions encore, comme les taupes : qu’importe la grandeur, la splendeur et la profondeur du trou, si nous savons que ce trou doit ensevelir toute notre destinée ? si nous sommes voués à la Mort, enfin, vers laquelle nous marcherons d’un pas toujours plus rapide, — les cieux, d’après les affirmations même de la Science la plus positive, devant se faire, tôt ou tard, brûlants ou mortels. — À peine si nous pouvons examiner un passé de six mille ans, à peine notre apparition date-t-elle de quelques heures, — et nous osons fonder sur un grain de sable nos suprêmes espérances, alors qu’un rien nous fera, sans rémission, rentrer dans la poussière, dans les ténèbres, dans le Nul.

— Mais, m’écriai-je, la catastrophe dont vous parlez n’aura lieu que dans un laps de temps si considérable qu’il est presque absurde d’y songer ! Conquérons, d’abord, sur la Nature, notre indépendance, et nous verrons plus tard. — D’ailleurs, après nous le Déluge !… et, ma foi, — au petit bonheur !

— Mais nous serons toujours en dépendance, reprit-elle, par cela seul que nous sommes forcés de penser. Il faut croire à la Pensée : nier ceci n’étant qu’une pensée encore. Et c’est pourquoi nous n’avons pas une action, pas une idée, pas un raisonnement, qui n’ait son principe dans la Foi. Nous croyons en nos sens, en notre doute, en notre progrès, en notre néant, bien que cela soit douteux, rigoureusement parlant, puisque rien ne se prouve. Le scepticisme le plus profond débute par un acte de foi.

Or, puisqu’il faut que nous choisissions, choisissons le mieux possible ! Et puisque la Croyance est la seule base de toutes les réalités, préférons Dieu. La Science aura beau m’expliquer à sa façon les lois de tel phénomène, je veux continuer, à ne voir, moi, dans ce phénomène, que ce qui peut M’AUGMENTER l’âme et non ce qui peut l’amoindrir. Si les mystiques s’illusionnent, qu’est-ce qu’un Univers inférieur même à leur pensée ? Dans la Mort, est-ce la logique de deux abstractions qui me rendra mon propre Infini-divin perdu ?

Non ! Non. Je fermerai donc les yeux sur un monde où mon esprit a l’air d’un étranger. Peu m’importe si les lois du mécanisme des astres sont pénétrées, puisqu’elles ne m’apprennent qu’une destruction certaine ! Tentations, que ces étoiles qui s’éteindront ! Illusion, que le « scientifique » avenir ! L’Histoire des temps modernes, c’est l’histoire de l’Humanité qui entre en son hiver. Le cycle sera bientôt révolu. — Comme les sages des vieux jours m’en ont donné l’exemple sacré, je ne saurais hésiter, moi chrétienne et pécheresse, entre votre « siècle de lumières », et la Lumière des siècles.