Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XIII

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P.-V. Stock, éditeur (p. 181-194).


CHAPITRE XIII

LES REMARQUES SINGULIÈRES DU DOCTEUR LENOIR


L’Ecclésiaste a dit : « Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. » Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée, et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.

Leconte de lisle.


Eu égard au mépris furieux qui m’avait étouffé pendant le cours de cette diatribe, je dus faire jouer le nœud de ma cravate, et, ne sachant comment exprimer, d’une façon copieuse, ma pitié pour de telles doctrines, je me contentai de prononcer huit fois de suite le mot : « Brava ! » de ma voix la plus flûtée et d’un air de joie enthousiaste.

Une chose me fit plaisir : le docteur, silencieux, s’était assombri à vue d’œil.

Je me frottai les mains ; ils différaient d’opinion ; la chose était certaine. Peu m’importait sur quel point, — leurs deux convictions me paraissant également absurdes. — L’essentiel devenait de les exciter l’un contre l’autre, de les mettre aux prises, afin de me poser en juge et d’avoir le dernier mot, par cela même — (quitte à penser à mes affaires, sous un air d’attention profonde, pendant qu’ils ergoteraient).

J’espérais même tout doucement que, par mes soins, ce ménage modèle allait bientôt en venir aux mains, ou, — tout au moins, — se prendre aux cheveux à propos de « l’Immortalité de l’âme », et je m’apprêtai, d’avance, à clore le tout par d’amples gorges chaudes.

En ces conjonctures, je résolus de partager l’avis de Lenoir — quel qu’il pût être ! Car les théories de sa femme avaient pour spécialité d’énerver mon cerveau jusqu’à lui faire perdre le sentiment de lui-même.

Aussi le Lecteur qui, sans doute, avec son tact ordinaire, s’attend, comme moi, à quelque collision, — toujours fâcheuse entre époux, — comprendra-t-il quelle dut être ma surprise — (je dirai presque mon désappointement), — lorsque j’entendis Lenoir murmurer ces paroles étranges :

— L’intelligence de Claire est une glace profonde, limpide, où ne se reflètent que de sublimes vérités, et je suis fier d’aimer à jamais son être admirable.

À ces mots, je regardai Claire : il me sembla qu’elle devenait livide.

Césaire s’était levé : il fit un pas vers sa femme et, s’inclinant tout à coup, il lui baisa la main, longtemps, en silence, avec une passion dont la ferveur sauvage, — concentrée et contenue — m’étonna de la part d’un homme de 46 ans !

Puis il revint s’asseoir à ma droite.

Il se passa quelques secondes durant lesquelles je ne perçus distinctement que le bruit de la houle : je sus les mettre à profit en rassemblant mes facultés éparses.

— Oui, l’Idéal ! ajouta Lenoir, (qui continuait de tourner brusquement casaque aux principes dont il s’était fait jusque-là le banal champion), oui, l’Espérance invincible ! la Foi ! quoi de plus positif, après tout ? N’est-ce pas Swédenborg qui a dit : « La croyance est au-dessus de la pensée autant que la pensée est au-dessus de l’instinct ! » En effet, croire : cela suffit. Et quand je m’efforce d’affirmer l’autocratie d’une philosophie quelconque — (alors qu’il y en a autant que d’individus) — lorsque je me bats les flancs, enfin, pour défendre les arguties de la Science, — si vaine en ses résultats réels, si orgueilleuse en ses troublantes apparences, — je conviens, oui, je conviens que je réprime toujours en moi-même une immense envie de rire.

Et il se détourna vers moi :

— Si l’on savait, ajouta-t-il, jusqu’à quel point la force vive de l’Idée est surprenante et terrible dans les sphères de la Foi ! La puissance d’une imagination, d’un rêve, d’une vision, dépasse quelquefois les lois de la vie. La Peur, par exemple, l’idée seule de la Peur superstitieuse, sans motif extérieur, peut foudroyer un homme comme une pile électrique. Les choses vues par un visionnaire sont, au fond, matérielles pour lui à un degré aussi positif, tenez, — que le Soleil lui-même, cette lampe mystérieuse de tout ce système fantasmagorique de création, de disparition, de transformation ! — Avez-vous réfléchi sur ces monstres humains tigrés de taches bicolores, de fourrures, — sur les céphalopodes, les hommes-doubles, les fautes horribles de la nature, enfin, provenues d’une sensation, d’un caprice, d’une vue, d’une Idée, pendant la gestation de la femme ? Avez-vous médité les explications enfantines de la Physiologie à ce sujet ?

Si j’ouvre les annales médicales, touchant la réalité presque pondérable de l’Idée, tenez, je trouverai, à chaque instant, des faits comme celui-ci : je cite le texte même : — « Une femme, dont le mari fut tué à coups de couteau, mit au monde, cinq mois après, une fille qui, à sept ans, tombait dans des accès d’hallucination. Et l’enfant s’écriait alors : — « Sauvez-moi ! voici des hommes armés de couteaux qui vont me tuer ! » — Cette petite fille mourut pendant l’un de ces accès, et l’on trouva sur son corps des marques noirâtres, pareilles à du sang meurtri, et qui correspondaient, sur le cœur, malgré les dissemblances sexuelles, aux blessures que son père avait reçues sept ans auparavant, pendant qu’elle était encore en deçà des mortels. »

Appelez ceci comme vous le voudrez ; je demande en quoi l’ombre, l’idée, diffère décidément de ce que vous appelez la réalité sensible, si le simple reflet d’une sensation étrangère a le pouvoir de s’instiller, de s’infiltrer mortellement dans l’essence de notre corps. Quoi ! une ombre — qui n’est qu’une ombre — nous tue malgré cela ?… Réfléchissez.

Ouvrez maintenant les physiologistes : — Béclard définit la Vie, l’organisme en action, et la Mort, l’organisme au repos. — Le premier mot de Bichat est celui-ci : La Vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la Mort. — Consultez, depuis Harvey, les meilleurs traités : relisez les fameuses recherches de Broussais sur le sang, vous verrez que si un grand physiologiste a pu s’écrier : « Sans phosphore, point de pensée ! » la plupart d’entre eux, surtout les plus récents, (et ce sont les plus logiques avec eux-mêmes), n’admettent ni l’idée de la Vie, ni l’idée de la Mort, ni même celle de l’Organisme. — Maintenant, revenus des principes absolument divergents et contestables de la Physiologie, rapprochez simplement ce fait, que je vous ai cité entre mille, rapprochez-le des phénomènes présentés, par exemple, par le délire des mourants. C’est alors que les visions commencent à être un peu plus réelles ! que dis-je ? à être les seules choses méritant le titre de réalité. La Mort, c’est l’Impersonnel ; c’est la réalité de ce qui maintenant n’est que vision. Il est certain, pour moi, que nos actions y deviennent un second corps et que le Passé se réaffirme dans la Mort comme de la chair.

Le Passé est une ombre, et nous sentons bien, d’instinct, que la Mort est le domaine des ombres. — La Mort et la Vie ne sont que de rigoureuses conséquences de la dialectique éternelle ; et, par cela même que ce sont des nécessités, constituant la double face de l’Existence, elles trouvent, comme le reste, en effet, leur essence dans l’Esprit. « La Pensée étant donnée, la Mort est donnée par cela même ! » a dit le Titan de l’Esprit humain : et c’est cela seul qui peut prouver l’Immortalité. « Supprimez la Pensée, il restera des substances qui pourront tout au plus être éternelles, mais qui ne seront pas immortelles ; car la Mort ne commence que là où s’éteint et disparaît la Pensée. La Mort, créée par l’Esprit comme la Vie, relève de l’Esprit. »

Et ce que nous appelons la Mort, n’est, en effet, que le moyen terme, ou, si vous préférez, la négation nécessaire, posée par l’Idée pour se développer jusqu’à l’Esprit, à travers la Pensée.

J’irai presque jusqu’à dire que nous pouvons avoir, même dès à présent, de ce côté-ci du Devenir, quelques lueurs des épouvantes qui nous attendent, et que notre propre passé nous réserve. — Rappelez-vous ces milliers d’individus, noyés ou pendus, qui, à la dernière minute de la suffocation, au moment où ils allaient mourir, ayant été secourus et rappelés à la vie, ont sus affirmé s’être vus sur le point de passer dans toutes leurs actions, dans toutes leurs pensées, les plus oubliées, et cela d’une manière inexprimable à la langue des vivants. — La vraie question n’est donc pas de savoir si « l’âme est immortelle », puisque c’est d’une évidence qui ne se prouve pas plus qu’aucune autre. La question est de savoir de quelle nature peut être cette immortalité et si nous pouvons, d’ici-bas, influer sur elle.

— Alors, m’écriai-je complètement ahuri par ce flot de paroles incohérentes et saugrenues, vous croyez — (je me sentis rougir de ma phrase !) — vous croyez réellement à une certaine « matérialité » de l’âme ?

— Je crois, du moins, — en dehors de tous vains sophismes dialectiques — répondit Lenoir, — que, par exemple, la force de Suggestions que peut exercer, — du fond de la ténèbre, — un défunt vindicatif sur un être vivant qui lui fut familier, — (auquel, par conséquent, le rattachent obscurément mille et mille fils invisibles), — oui, je crois, dis-je, que cette force de Suggestions peut, sur cet être, devenir oppressive, meurtrière, formidable, — matérielle, enfin — durant un temps indéterminé. Car il est des défunts vivaces ! en qui la Mort, elle-même, n’abolit pas immédiatement les sentiments et les passions.

Je vis qu’il fallait en finir avec des fumisteries dont l’horreur commençait à m’impressionner moi-même.

— Mon ami, lui dis-je, permettez-moi de vous citer Voltaire, un bel esprit comme vous : « Quand celui qui parle ne se comprend plus, quand celui qui écoute n’est plus à la conversation, on appelle cela de la métaphysique. »

Lenoir me regarda silencieusement.

— C’est vrai, dit Claire en s’approchant de nous : mais le même personnage a dit aussi, quelque part, dans le conte du Phénix : « La résurrection est une idée toute naturelle : il n’est pas plus étonnant de naître deux fois qu’une. »

— Oh ! dis-je, la résurrection… c’est pour rire, voyez-vous, que Voltaire, un esprit droit, a laissé échapper ces folies.

— Bon ! répondit Claire en souriant, si vous mettez en question la persistance de la personnalité dans la Mort, je pourrai vous montrer que c’est là une dépense d’esprit inutile. Et, d’abord, je voudrais bien savoir si elle n’est même pas en question dans la Vie ? Où le moi est-il bien lui-même ? Quand ? À quelle heure de la vie ? Votre moi de ce soir est-il celui qu’il sera demain ? celui d’il y a cinquante ans ? — Non.

Nous sommes les jouets d’une perpétuelle illusion, vous dis-je ! Et l’Univers est bien réellement un rêve !… un rêve  !… un rêve !…

— Un mauvais rêve, même ! ajouta Lenoir tout pensif : car, — je ne puis que le répéter avec stupeur, — tout ce que j’ai appris de philosophie n’a pas modifié la nature inquiétante et farouche qui est en moi, et j’ai peur de devenir, une fois pour toutes, — en quelque autre système de visions, — ce que je suis.

Ah ! si j’avais, comme Claire, le tremplin de la Foi pour sauter hors de ces mornes pensées, dont je suis le hagard prisonnier !… Mais voilà : je suis trop de ce monde : je ne sais pas, au juste, — en un mot, — où deux et deux pourraient bien ne pas faire quatre. Et, cependant !…