Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XIV

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P.-V. Stock, éditeur (p. 195-207).


CHAPITRE XIV

LE CORPS SIDÉRAL


« Des mots ! des mots ! des mots ! »
Shakspeare, Hamlet.


Lenoir articula ces mots sur un ton qui glaça, définitivement, le sourire sur mes lèvres ; et il me sembla, tout à coup, que, pendant notre causerie, la Nuit elle-même s’était approchée et qu’elle allait, à son tour, donner ses arguments et se mêler à la discussion. Le fait est que la simple nuit du dehors, où les souffles froids faisaient claquer leurs lanières sur les vagues, roulait maintenant, sous d’épais nuages, son horreur sans astres. Ce changement d’impressions fut si rapide que je me crus halluciné. Il me parut que nous devenions d’une grande pâleur ; les rideaux de la fenêtre remuaient ; nous étions sous l’influence de Minuit.

Je sentis alors le mal héréditaire qui est en moi se réveiller au profond de ma nature, et, ne pouvant supporter la vue de l’espace désolé, je me levai précipitamment, et fermai la croisée avec ce tremblement de mauvais présage qui est chez moi l’avant-coureur des angoisses de l’enfer.

Ah ! cette maladie ! comment cela se fait-il ? N’est-ce pas affreux ?

Toutefois, je dissimulai de mon mieux l’état de mes sensations, et ce fut d’un air indifférent que je répondis à Lenoir :

— Prétendez-vous inférer par là que vous avez en vous un autre personnage que vous-même, docteur ? — Diable ! ce serait fort inquiétant, je l’avoue, surtout pour l’état de votre bon sens.

— Mais vous-même, Bonhomet, répliqua Lenoir après un silence et en attachant sur mes yeux ses prunelles étincelantes, — vous-même, pourriez-vous me dire si l’être extérieur, apparent, que vous nous offrez, qui se manifeste à nos sens, est réellement celui que vous savez être en vous ?

Cette question inattendue me remua la conscience. Je regardai le docteur sans répondre.

— Et, continua-t-il, cet être extérieur, seul accessible et perceptible, n’a-t-il pas toujours en lui son spectateur, son contradicteur, son juge ?

— Oui, dis-je, c’est la théorie des anciens : Homo duplex ; — où voulez-vous en venir ?

— À ceci, que ce compagnon intérieur, cet être occulte, est le seul réel ! et que c’est celui-là qui constitue la personnalité. Le corps apparent n’est que le repoussé de l’autre, c’est un voile qui s’épaissit ou s’éclaire selon les degrés de translucidité de qui le regarde, et l’être-occulte ne s’y laisse deviner et reconnaître que par l’expression des traits du masque mortel. — L’organisme, enfin, n’est qu’un prétexte au corps lumineux qui le pénètre ! Et l’on ne songerait jamais à son corps, — excepté, peut-être, pour en entretenir la vie, — si l’on était seul. — Remarquez-le : si deux hommes sont liés ensemble par un sentiment quelconque, ils finissent par oublier peu à peu les détails de leur aspect : ils ne se voient plus ; ils sont en relation d’une manière plus profonde, et c’est leur être moral qu’ils voient réciproquement ; ils savent qui ils sont, sous le simulacre palpable.

— Ceci est spécieux, — murmurai-je, pour dire quelque chose.

— Et c’est ce qui donne la clef de bien des contradictions mystérieuses, ajouta le docteur. Le corps apparent est même si peu le réel que, fort souvent, ce n’est pas un homme qui habite dans la forme humaine.

— Oh ! oh !… m’écriai-je, avec une crispation nerveuse, car il me sembla qu’un caïman venait de tressauter en moi.

— Quoi ! n’avez-vous jamais vu prédominer le type d’un animal, — de plusieurs animaux quelquefois, — sur une physionomie ? Eh bien ! observez avec attention les mouvements familiers, les instincts, les tendances de l’individu chez lequel prédominera le type de l’ours, par exemple, ou du tigre, et vous éprouverez l’obscure vision, en lui, d’on ne sait quel être fauve fourvoyé dans une enveloppe étrangère. Croyez-vous qu’il soit beaucoup d’hommes et de femmes, conformes à leur notion, dans l’Humanité terrestre ? L’homme n’est qu’un animal divin, différencié des autres par l’Idéal ! — Et celui en qui le souci des choses-éternelles n’est pas en éveil sans cesse au fond de sa conscience, celui-là tient encore de l’animal et n’est pas tout à fait sorti des ténèbres : celui-là n’est pas l’Homme, en réalité, et l’expression de sa physionomie le trahit à chaque instant, malgré sa forme apparente. De même la Femme conforme à sa notion est celle qui, reflétant les espérances sublimes, comme une glace limpide et profonde, élève l’amour et l’espérance au delà de la Mort. Pensez-vous que de tels êtres soient nombreux dans notre espèce ? Allons ! soyez-en persuadé, les villes sont semblables aux forêts, — et il n’est pas difficile d’y retrouver les bêtes féroces.

— Vous croiriez que la plupart des vivants, interrompis-je…

— Sont engagés encore dans les liens inférieurs de l’instinct, sont des bêtes invisibles, transfigurées par leur travestissement, si vous voulez, — dit le docteur, en riant d’un rire qui me montra deux rangées de dents à faire honneur aux maxillaires d’un Caraïbe, — mais sont des bêtes réelles ! — Et ajouta-t-il, les traits de leur visage (dans l’expression desquels transparaît l’essence lumineuse de leur véritable organisme) le prouvent surabondamment. De là leur natale haine pour la Pensée ! leur soif, inextinguible, organique, foncière, d’abaisser, d’aniaiser, de profaner toute noble et pure tendance ! de là leur mépris grotesque de tout art sublime, de toute charité désintéressée, de tout ce qui n’est pas bas et impur — comme leurs préoccupations, leurs actes et leurs œuvres ! — De là leur façon de démontrer la justice de leurs opinions avec des coups et du sang ! de là leur impossibilité de comprendre l’Homme véritable, issu de l’En-haut ! Oui, vous dis-je, et croyez-le bien, le corps apparent n’est pas le réel ; il change d’atomes à chaque instant, il se renouvelle entièrement à chaque révolution de six ou sept mois ; il n’est pas, à proprement parler. Ce n’est que du devenir dans le Devenir. C’est sa forme, son idée, son unité impalpable qui est, et sur laquelle se superpose son Apparaître. Et l’une des preuves physiques de ceci, c’est que les physionomies se bestialisent ou s’illuminent aux approches de la Mort, d’une manière frappante, pour qui a, dans les prunelles, de quoi regarder !

— Mais, c’est l’Âme, tout bonnement, dont vous voulez parler, mon ami ! interrompis-je ; et alors… ce serait Homo triplex, qu’il faudrait dire !

Lenoir ne répondit que par un léger haussement d’épaules.

— Et moi, et moi-même, s’écria-t-il tout à coup, tenez ! le croiriez-vous jamais ? Je sens en moi des instincts dévorateurs ! J’éprouve des accès de ténèbres, de passions furieuses !.. des haines de Sauvage, de farouches soifs de sang inassouvies, comme si j’étais hanté par un cannibale !… Oui, c’est fou, mais c’est ainsi : et je connais bons nombre de docteurs aliénistes qui en pourraient avouer autant d’eux-mêmes, si leur gagne-pain ne les contraignait pas au calme, à la dissimulation et au silence. Et, lorsque je quitte le royaume de l’Esprit, je distingue très bien cette nature infernale, en moi !… C’est la vraie ! Et toutes les spéculations métaphysiques me paraissent alors comme une filiation de miroitantes billevesées, incapables non-seulement de me racheter de cette horrible forme intellectuelle, — presque diabolique — mais de me donner un seul instant de stable espérance ! C’est pourquoi je redoute ce vestiaire qu’on appelle la Mort. C’est pourquoi je ne suis pas tranquille, vous dis-je !… Non, je me connais trop pour l’être jamais !

Une heure sonna. Je me levai ; j’étais un peu remis de mon attaque nerveuse ; Lenoir ayant, cette fois, été par trop excessif, ayant dépassé en un mot, le but, à force de l’exagérer. Décidément je trouvais de plus en plus ineptes ses lubies superficielles.

— Nous reprendrons cet entretien, fis-je, en souriant.

— Oui, dit-il, préoccupé et toujours un peu sombre.

Et, tirant de sa poche une petite édition portative de la Bible, il termina sa péroraison en s’écriant :

— Nous nous occuperons aussi de ce livre-là ! (Et il tapait sur la couverture comme sur une tabatière.)

Il l’ouvrit machinalement, au hasard, et tomba sur le chapitre des lois de Moïse consacré à l’adultère et à ses châtiments.

Le passage une fois lu, il moucha son grand nez avec un bruit dont je me sentis alarmé. Il y eut un silence pendant lequel il m’examina comme pour juger de l’effet produit sur mon être par ce style.

J’avais remarqué seulement qu’à ce mot « l’adultère » Mme Lenoir avait longuement et silencieusement tressailli dans son fauteuil. Mais ce ne fut là, sans doute, qu’un mouvement nerveux éveillé soit par le souvenir de quelque amourette de bal, soit par la fraîcheur du soir et de la mer. Les verts fourrés de Paphos auront toujours leurs mystères, et le petit dieu malin sait bien ce qu’il fait : du moins, telle fut mon opinion.

Quant au lieutenant, quant à sir Henry Clifton, l’idée ne m’en vint même pas !

Lenoir ferma brusquement la Bible et ajouta très bas, comme à lui-même :

— En effet, comment pardonner à l’adultère ? Ô rage ! cette idée-là m’affole, je le confesse ! — Oui, je sens que j’assouvirais ma vengeance — et que la perte des paradis ne l’arrêterait pas, — même dans les régions de la Mort, — si…

Et son regard tourné vers sa femme alla se briser sur les lunettes vertes et sur le visage terne.

Claire se leva, prit un bougeoir allumé :

— Tu n’y penses pas, dit-elle : notre ami a besoin de repos.

Et elle me tendit le bougeoir en souriant.

Une minute après, je m’endormais en riant à chaudes larmes, dans mes draps, de ce couple fantastique.