Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XV

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P.-V. Stock, éditeur (p. 209-214).


CHAPITRE XV

LE HASARD PERMET À MON AMI DE VÉRIFIER INCONTINENT SES THÉORIES HUMILIANTES


La Mort est femme, — mariée au genre humain, et fidèle. — Où est l’homme qu’elle a trompé ?
Honoré de Balzac.


Je passe rapidement sur l’existence charmante et retirée que nous menâmes tous trois pendant une dizaine de jours, après lesquels mon pauvre ami, couché sans vie dans sa chambre et le drap mortuaire ramené sur le visage, reposait entre deux cierges.

Il avait été emporté brusquement, hélas ! par une attaque d’apoplexie foudroyante, causée par l’abus, vraiment immodéré, du tabac à priser. Je l’avais, maintes fois, averti des inconvénients de cette herbe terrible — et des dangers qu’il bravait, pour ainsi dire, en se jouant. J’avais échoué.

Dédaigneux des remontrances de sa tendre femme qui s’était jetée plus d’une fois à ses pieds, le conjurant, au nom des sentiments les plus sacrés, de renoncer à son immonde passion, il ne diminuait même pas les doses de poudre qu’il introduisait et agglomérait, à chaque instant dans ses fosses nasales, à la longue saturées de nicotine. Le poison ne tardait pas à pénétrer de là dans tout l’organisme, à le perturber jusqu’au délire, — et quelquefois (disons-le tout bas), jusqu’à la folie furieuse.

Dès les premiers jours, ayant remarqué sa manie, je résolus de le guérir ! de le sauver !

Et, pour diversifier et amuser en lui le démon de l’habitude, j’avais essayé de substituer dans sa boîte d’or, du nitrate d’argent, du sucre de réglisse, du chloroborate de « mercure », du charbon de terre, du phosphure de calcium, de la raclure de vieux souliers, de la soude caustique, de la poudre à canon et mille autres drogues inoffensives. Bref, j’eus, vraiment, pour lui les sollicitudes d’une mère. — Inutiles efforts ; il prisa tout d’un nez indifférent, aux cartilages blindés. — Néanmoins, je ne me tins pas pour battu. Décidé à le guérir par mon système d’homéopathie, — le seul sérieux pour qui n’a pas le bon sens oblitéré, — je m’enfermai dans le laboratoire de chimie.

Ce que l’ingéniosité humaine peut inventer en fait de fougueux sternutatoires et de révulsifs terribles, j’ai su le glisser en sa tabatière. Il fallait qu’il succombât ou qu’il guérît. J’étais décidé à recourir fût-ce aux explosifs pour en finir avec son mal. Il n’est pas, je me plais à l’espérer, d’ingrédients dus à toutes les branches du savoir, dont je ne lui aie fort habilement bourré les cavernes. J’ai fait chauffer, au péril de ma vie, les creusets où se pulvérisaient, après concoction, les sucs des plantes les plus délétères, si utiles en médecine quand leur dosage est pondéré. Il me semblait voir dans tout cela le doigt de Dieu. J’avais négligé momentanément mes chers infusoires ; l’amitié seule était mon guide, — et souvent, de nuit, quand réveillé en sursaut par quelque cauchemar, j’apercevais mes carreaux empourprés par les reflets du laboratoire où bouillonnaient, nuit et jour, les alambics, les matras à tubulures et les cornues, je me délectais, avec attendrissement, à la pensée que tout ce qui se faisait là, sous la garde des bons génies de la vraie Science, serait situé le lendemain dans l’appareil olfactif de mon déplorable ami.

Au moment où mes soins et mon traitement allaient être couronnés d’une récompense inespérée — (car je crois me rappeler qu’il commençait à regarder, par moments, sa tabatière avec une indéfinissable expression), — un certain samedi soir, — environ dix jours après mon arrivée dans la maison, — après un dîner des plus enjoués, — il pâlit au dessert, tout à coup ! ses yeux se fermèrent, il remua les lèvres, — il était mort.


J’eus la présence d’esprit, au milieu du saisissement général de Claire et des domestiques, de pencher mon oreille vers sa bouche pour entendre ce qu’il avait l’air de dire à voix basse, et je distinguai fort nettement la phrase bizarre que j’ai citée plus haut.

— « En effet, murmurait le pauvre Lenoir, — comment pardonner à l’adultère ?… Je sens — à présent, — à présent que je vais sans doute incorporer le sentiment que j’ai toujours eu de moi-même, — oui, je sens que, du fond des ténèbres-extérieures, j’assouvirais ma vengeance — si…

Ce furent ses dernières paroles. On se fait une idée dans quel deuil, dans quelle consternation nous fumes abîmés ! Où trouver des expressions ? J’y renonce. — Et d’ailleurs, siérait-il d’introduire le public dans la douleur d’un particulier ?