Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/XVI

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P.-V. Stock, éditeur (p. 215-222).


CHAPITRE XVI

CE QUI S’APPELLE UNE CHAUDE ALARME


Le cri du réprouvé ne traduit que cette pensée :
« Si j’avais su ! — Et je le savais ! »
Commentaires sur la Théologie.


Ho ! ho, moi aussi je sais être « poète », quand les circonstances l’exigent, lorsqu’en un mot cela cadre avec la solennité d’un événement. Le lyrisme, quand il a sa raison d’être, n’est point chose inutile : que n’absoudrait-il pas ? Je pourrais en vivre, au besoin, comme presque tout le monde le fait, aujourd’hui, si je daignais m’abaisser jusqu’à confier mes idées à l’imprimerie.

Oui, je saurais passer, moi aussi, pour « poète », — si j’étais dans l’âge où cette plume au chapeau procure des bonnes fortunes. Vraiment, je sais bon nombre de plumitifs qui, — si ce métier ne rapportait ni argent ni femmes, — cesseraient, sur-le-champ, d’exploiter, par leurs singeries, l’imbécillité des particuliers et redeviendraient tout juste aussi Gros-Jean que moi, — ce qui, d’ailleurs, serait… ce qu’ils auraient de mieux à faire, le cas échéant.

Or, l’incident Lenoir était, on en conviendra, de nature à m’inspirer sinon des prosopopées, du moins de très « poétiques » solennités d’idées et de phrases.

La chambre du défunt, située au troisième étage, était haute. Sur le visage du mort, étendu, couleur de cire et glacé, quelques gouttes d’eau bénite, où tombait la lueur des cierges, reluisaient, diamants funèbres.

Mme Lenoir était à genoux, contre le lit, la tête sur le drap, les mains jointes au-dessus de son front ; moi j’étais agenouillé aussi, mais plus loin ; dans le coin obscur au fond de la chambre, derrière une commode, assis sur mes talons, les mains jointes, la tête baissée, regardant toujours fixement un point rouge dans le tapis. — Nous étions seuls. Le prêtre et le médecin s’étaient retirés depuis une heure, devisant à voix basse. La porte s’était refermée.

Un grand crucifix d’ivoire, entre les rideaux, semblait pacifier les ténèbres.

J’accusais, avec rage, l’impitoyable nature qui me privait de mon ami et j’aurais presque douté de la Science, si je n’eusse fait la part de mon désespoir.

— Tout à coup, je ne sais ce qui se passa ; mais, pour dire l’exacte vérité, j’éprouvai une chose dont l’analyse ou même l’énonciation distincte — me semblent situées au delà des termes dont peut disposer une syntaxe humaine. Une commotion de froid dans les yeux, dans le cœur et sur les tempes, simplement.

À ce moment-là, comme j’allais me demander ce que j’avais, la jeune veuve se releva brusquement, les cheveux hérissés, la flamme des cierges dans les verres de ses lunettes, les bras dressés ! Terrifiante, elle poussa, dans le profond silence, un cri tellement imprégné et saturé d’une horreur folle, que je me sentis envahir, des pieds à la tête, par l’effroi, — l’effroi sans autre qualification.

La Peur m’inonda, pour ainsi dire, à l’improviste. Je fus glacé. Elle paralysa, pendant un moment appréciable, le jeu de mes facultés. — Je me bornai à ouvrir et à fermer les yeux alternativement ! — Enfin, je pris sur moi de la regarder à la dérobée.

Son attitude n’était point faite pour rassurer un pauvre vieillard ! Elle me désola ! Le résultat de cette contemplation fut le tremblement, l’évanouissement instantané de mon sens moral, en une seconde ! Et je me mis, sans bouger autrement, toujours à genoux dans le coin obscur, à pousser de grands, lents et prolongés hurlements, chromatiques, et dont le volume augmentait en proportion qu’ils descendaient vers les notes graves de mon registre de basse profonde. Au troisième hurlement, je sentis ma propre frayeur friser le délire, et je déchargeai mon âme par un petit rire à peine distinct, qui eut pour effet immédiat de combler la terreur de la jeune femme à ce point qu’elle courut vers la porte, prise d’une panique, et enfila les escaliers où, sans tarder, je la suivis quatre à quatre, — sans perdre, comme on dit, le temps en oiseux commentaires.

Nous mîmes deux secondes à franchir paliers et rampes, jusqu’à la porte du jardin. Dans notre précipitation simultanée à vouloir ouvrir cette exécrable porte, nous neutralisions mutuellement nos efforts ; je poussai alors, dans ma détresse, un grognement étouffé, dont le bruit me fit tomber en syncope entre les bras de la pauvre femme ; ses genoux s’entrechoquèrent et nous roulâmes à demi-morts sur le parquet.

Puis ce furent des cris et des flambeaux, des pas lourds et hâtés. Les domestiques, effarés, accouraient ; MMe Lenoir répondit à voix basse à une question du vieux valet. On nous porta chacun dans notre chambre. — Une heure après, sentant que je ressaisissais la possession de moi-même, je sautai à bas, je fourrai tout ce que j’avais, pêle-mêle, dans ma valise, et je me mis à fuir par le jardin, escorté silencieusement et jusqu’à la porte, par le basset. Je courus, d’une haleine, au bureau des diligences, je m’installai dans la première rotonde venue, et j’éprouvai un grand plaisir, — au premier ébranlement des roues et au bruit des postillons qui soulevaient l’attelage à coups de fouet. — Je sentais que je m’éloignais de la maison Lenoir !… en laquelle je me promettais, in petto, de ne jamais remettre les pieds, même pour sauver mes derniers jours.


Ah ! ah ! je repris le cours de mes grandes découvertes. — Je vis du pays ! — Je puis même dire que j’ai fait faire à la Science des pas de géant !

— Mais l’important est d’achever cette histoire. Ce que j’ai à dire est une chose si terrible, que j’ai été prolixe à dessein. — Je n’osais pas ! — Je reculais le moment fatal !… Mais — j’ai bu, ce soir, des vins capiteux qui m’ont excité la cervelle… et je parlerai.