Trois mois dans les Pyrénées et dans le midi en 1858/Ascension de la Maladetta

La bibliothèque libre.
Jeudi, 15, et vendredi, 16 juillet.


ASCENSION DE LA MALADETTA.


Sommeil un peu agité par l’excitation de l’entreprise. À cinq heures, le temps est couvert de gros nuages, et je me rendors, persuadé que tout est abandonné. À sept heures, on vient me dire qu’on est décidé à partir quand même. Nous faisons à la hâte les derniers préparatifs ; achats de couvertures, de lunettes, de voiles bleus. Un guide déconseille de partir, et augure mal du temps. Couru chez M. Lambrou, dont le baromètre baisse ; il est persuadé que nous ne monterons pas demain matin, et nous conseille, dans ce cas, de filer sur Venasque et Viella. Malgré cela on se décide à partir, et à onze heures et demie on se met en marche ; je suis en retard, et après un earnest shake hands avec G..., je monte à cheval et rejoins au triple galop.

Le temps est lourd, chargé de gros nuages ; nous cherchons à nous distraire de cette grosse préoccupation, à laquelle nous revenons sans cesse, les yeux fixés sur les moindres mouvements de l’atmosphère. Nous sommes treize : six voyageurs, parmi lesquels un petit monsieur noir qui dit être un diplomate allemand. Sept guides. Redonnet Natte, avec son air réfléchi et silencieux, sa figure ridée, sa casquette de côte, parlant peu, détestant le cheval et ne pouvant suivre : c’est le capitaine ; les deux Ribis, etc. Je ressens eine gewisse Feierlichkeit der Gemüthstimmung, une certaine impression solennelle tout en écoutant les histoires de Capdeville et en causant avec l’Allemand, qui vient de faire une‘ tournée dans le midi de la France. Long arrêt à l’hospice, et longue consultation des cieux. Coups de tonnerre lointains ; grosse averse. Si nous pouvions, comme M. X..., l’an dernier, avoir un bel orage cette nuit à la Rencluse.

Montée du port de Vénasque, chemin en lacet, qui d’en haut a l’air d’un petit galon replié sur lui-même. Un peu plus haut, les rochers se dressent à pic comme pour fermer le passage. Les lacs du port ; trois petits lacs qui en précèdent un plus grand, et sont abrités dans l’enceinte des hauts pics de Sauvegarde ; très-beau et imposant. Murs taillés à pics, rongés, déchirés ; pierres désagrégées et dans des positions où elles semblent devoir perdre l’équilibre à chaque instant. C’est parmi ces déchirements qu’un sentier facile a été tracé. Vers le sommet, il devient très-raide ; les lacets retournent abruptement sur eux-mêmes ; c’est très-joli de voir la caravane s’enrouler en spirale, les chevaux suspendus les uns au-dessus des autres. Énorme précipice qui descend rapidement et va tomber dans le lac ; au-dessus de nous, la petite fente qui seule livre passage ; une porte étroite resserrée entre deux jambages taillés droits. L'intérêt va croissant, et pour ainsi dire stringendo avec le chemin ; enfin, le port de Vénasque franchi, on se trouve en face de l’énorme masse de la Maladetta, qui se découvre tout à coup de l’autre côté, encadrée dans la porte et s’en dégageant peu à peu.

Grand effet de surprise que tout cet ensemble de la montagne se présentant subitement, en entier, proche à le toucher, sans obstacle, sans rien qui gêne la vue. Une profonde vallée nous en sépare, où repose the bulky mountain, le large colosse. D’autres montagnes ont une forme plus élégante ; mais celle-ci est très-imposante par la large assiette de sa lourde masse. Sommet écrasé, élargi et contenant entre des contreforts de rochers les grandes masses de neige qui descendent vers nous en pente douce. C’est bien comme une malédiction et un arrêt de stérilité qui pèse sur ses larges flancs ; ils étalent leur tristesse. Au-dessous du glacier s’élèvent de distance en distance des rochers qui ont Pair de tourelles garnissant la large terrasse qui les supporte. On descend sur des terrasses gazonnées qui s’étagent en face de la Maladetta, jusqu’au plan des Étangs, terrain marécageux, et on remonte pendant trois quarts d’heure sur la base de la montagne jusqu’à la Rencluse, où on passe la nuit. Chemins exécrables pour les chevaux ; échelles, marches glissantes très-élevées ; ils sont obligés de s’enlever avec effort en raccrochant sur les pieds de devant. Des champs entiers de rhododendrons en fleurs, aux vives couleurs, revêtent ces débris éboulés. Arrivés à notre gîte de très-bonne heure, à cinq heures et demie. Temps d’en prendre possession, d’explorer les lieux, et de goûter le campement dans cette magnifique et sauvage solitude si loin des pas humains. Grande enceinte de pierres renversées, éboulées, roulées, montant pêle-mêle jusqu’au haut d’une sorte de cirque de rochers que traverse en grondant un large torrent. Le sommet couronné par les glaciers de la Maladetta.

Le gîte n’est point une caverne, mais seulement un vaste abri de rochers qui surplombent beaucoup ; il est ouvert et ne garantirait point de la pluie ; les rebords sont couronnés de petits sapins tortus, noueux, dont les racines nous pendent sur la tête. Dîné de bon appétit. Rien de plus charmant et de plus pittoresque que le campement (rappelle les scènes de gypsies, de contrebandiers ou de brigands de Salvator Rosa). Pêle-mêle de selles, de harnais, de bâtons jetés de côté et d’autre parmi les rochers : le foyer devant ; un rideau de fumée bleue s’élève, et laisse voir comme à travers un voile mobile, scintillant, les teintes roses du couchant sur les montagnes. Les guides sont groupés d’une façon charmante ; les uns au-dessus des autres sur des marches de rocher ; les uns étendus, les autres assis. L’autre passe de main en main ; ils boivent en la tenant loin de la bouche, la pressant avec la main, et recevant adroitement le jet rouge du vin.

Je monte en haut du rocher qui surplombe, pour m’y asseoir et jouir roi peu de cette grande solitude. Les teintes roses s’enlacent, la fumée bleue monte d’en bas plus terne. Aspect grandiose de cette enceinte de rochers qui nous enferme à la descente de la nuit. Quel appartement sublime nous est prêté pour un jour !

Le feu est entretenu toute la nuit par les guides, qui veillent à tour de rôle. On n’a à craindre que la chaleur, et nous ne mettons même pas nos paletots. Dormi très-peu ; à chaque instant réveillé pour regarder le temps ; le ciel est splendide, étoilé, avec un pâle reflet du croissant qui descend derrière les montagnes. On n’a pas de peine à se lever avant le jour ; on fait les préparatifs, on mange légèrement, et on se met en marche à trois heures vingt minutes, voyant encore à peine où poser les pieds ; on remonte assez haut pour trouver où passer le torrent.

Nous montons d’un pas steady, régulier et solennel. Quelques nuages gris ternissent le ciel, augmentent, et nous causent des anxiétés continuelles. On gravit obliquement les pentes de ce grand cirque qui est au-dessous des glaciers de la Maladetta. Bientôt l’horizon se colore et s’enflamme ; des nuages roses se détachent et flottent dans le ciel. On traverse la crête qui sépare les deux glaciers à peu près à moitié de sa hauteur. Ce qui n’a l'air de loin que d’une petite ligne est de près comme un grand barrage formé par une crête hérissée et surmontée de véritables pics. On passe par une brèche très-étroite gardée par de belles aiguilles de roc, et delà on a tout à coup la plus belle vue sur toute l’étendue du glacier du Néthou qu’on va gravir ; un vaste champ de neige à perte de vue montant insensiblement jusqu’à la pointe du pic.

Il est six heures dix minutes au moment du passage. Les nuages sont sur le sommet, mais à mesure que nous montons le temps se découvre ; nous gagnons le soleil à moitié chemin ; il ne reste plus que de grandes ombres de nuages qui passent sur le pic et sur le glacier, en varient l’aspect, et rendent la montée moins toilsome, en nous empêchant d’être brûlés. Par moments, un vent glacé sur la neige, mais l'effort de la marche rend les paletots inutiles. La neige est bonne, molle ; on y enfonce jusqu'au-dessus du talon. Pente peu rapide d’abord ; on monte parallèlement à la crête de rochers en s’en rapprochant peu à peu. Au bout d’une heure environ, on approche des crevasses, et on s’attache avec des cordes par un nœud coulant autour du corps ; lorsqu’on tire en avant, c’est gênant ; il faudrait des ceintures. En passant les crevasses, il ne faut pas donner de soubresauts ; cela fait perdre l’équilibre à ceux qui suivent. Nous marchons alignés en procession, un guide entre chacun de nous ; Natte en avant, avançant prudemment, un bâton de chaque main, et sondant le terrain de chaque côté. Haltes assez fréquentes ; sucre et eau-de-vie. On rencontre de petites crevasses à peine ouvertes, quelques-unes qu’on tourne, d’autres qu’il faut franchir ; en approchant, on recommande de marcher attentivement et légèrement. Les petites fentes sont les plus dangereuses. En bas de la crête du rocher, au-dessus de nous, il y en a une grande, béante, qui en suit presque tous les contours. Rencontré douze à quinze crevasses. C’est d’un joli effet de voir, sur cette immense étendue de neige éclatante, cette petite caravane d’araignées noires, perdues dans l’espace, qui avancent lentement, et dont les ombres allongées sautillent sur la neige. Tout le temps de la marche, on a la vue des montagnes de France sous un aspect très-frappant et très-beau, quoique sombre aujourd’hui.

Nous arrivons a la base du véritable sommet du Néthou. Un peu avant cet endroit, la raréfaction de l’air commence à être sensible ; on respire moins bien, et on est essoufflé en montant ; mais cet effet cesse dès qu’on s’arrête. Au bas du pic est un col où la crête de rocs s’abaisse et où on aperçoit pour la première fois les sommets espagnols, clairs, illuminés de soleil ; contraste de leurs teintes roses et légères avec le ton fauve du côté français ; charmante surprise. Au fond de ce col est une dépression dans la neige qui marque la place d’un lac, qui s’est enfoncé depuis quelques années et a disparu, le lac. Couronné. D’ici, et même avant, la pente du glacier devient très-roide et très-pénible pendant une demi-heure ; on s’arrête souvent pour reprendre haleine.

On quitte enfin le glacier pour franchir le dernier pas, une crête de rochers sur la droite, le fameux Pas, ou Pont de Mahomet, très-élevé, montant extrêmement rapidement, avec des précipices verticaux de chaque côté qui semblent s’élever du sein de la neige. Il faut passer séparément et prudemment. Ce serait impossible pour qui aurait le vertige. Arête extrêmement étroite, parfois comme une lame de couteau, formée de pierres d’inégale hauteur ; il faut passer tantôt à califourchon, tantôt en s’accrochant des pieds et des mains, soit pour gagner le sommet de la crête, soit pour monter et descendre sur des entailles ou des saillies dans le roc qui garnissent les flancs du précipice. Passage d’au moins cinq à six minutes ; périlleux, mais magnifique, parce que l’œil plonge à la fois des deux côtés à une profondeur énorme sur ces deux abîmes de neige, s’arrêtant à peine aux saillies, et suivant la ligne verticale de ces murs de rochers jusqu’en bas. Au delà, l’immensité de l’espace, du ciel, de l’horizon, des montagnes. Se sentir planer, nager, suspendu au-dessus de tout cela, dégagé, ne tenant à la terre que par un point le plus petit possible ! Arrivés sur le sommet à huit heures cinquante minutes. Nous sommes plus haut maintenant que qui que ce soit de bien loin, et nous embrassons une immense étendue. Restes une heure, pas assez pour jouir. Assis à l’abri, nous prenons un petit repas de viande ; granit au bordeaux avec la neige du sommet. Observations pour M. Lambron. Un thermomètre établi sur’une‘ planche légère, maintenu entre deux pyramides de pierre, n’a pas bougé depuis l’année dernière. Il est à 3° 4’. Le minima depuis la dernière observation (avant - hier) est de 0° 2’. Le minima de l’hiver, — 24°. Nous le laissons en descendant à 3° 7’. Malgré le froid, au soleil les paletots sont inutiles.

Nous avons des etjets de lumière plus beaux peut-être que si les lignes se détachaient sur ciel absolument pur. De ces hauts sommets, il y a peu de clarté dans le groupement des objets, tout est plus petit que soi, et rien ne se détache. Ce qui est le plus beau, c’est la vue immédiate de la montagne même sur laquelle on se trouve, et dont les sommets s’étalent a vos pieds. Vastes plaines, manteaux de neige percés d’arènes tranchantes : très-bel effet. À l’est, la Maladetta se rattache immédiatement aux grands glaciers d’Esbarrans, qui continuent les siens en s’évasant jusqu’à la Forcanade. Au milieu, le lac d’Esbarrans. Massif compacte et serré des montagnes de la Catalogne, beaux pics dïägale hauteur, s’en allant dans la direction de la chaîne orientale. Au nord, la crête des montagnes d’Aran, très-découpée. Au-dessus des pics du Port, qui semblent bien abaissés d’ici, on voit les vallées du côté de Luchon, la vallée d’Aran, etc., dessinées dans leurs ramifications par des nuages blancs qui flottent au-dessus et les recouvrent. On doit nous croire bien malheureux à Lucbon. À l’ouest, le grand massif des crêtes de Crahioules et les glaciers de latteront, les pointes du port d’Oo ; et au-dessus, dans le lointain, Néouvielle, le Vignemale, le mont Perdu. Il y a de la grandeur à dominer cette confusion de pics, ces géants abaissés au-dessous de soi, serrés comme les arbres d’une vaste forêt ou les vagues de la mer, et une forêt de montagnes qui s’étend à. une si prodigieuse distance, que l’œil n’en aperçoit pas la fin. Quelle puissance pour la soulever, pour la dresser là, cette forêt gigantesque, immobile, permanente, presque insensible au déclin et au changement pour notre vue limitée !

Nous redescendons à dix heures. Je m’accoude encore une fois sur une pierre du Pas de Mahomet, pour revoir la vue de la chaîne et la vue de l’abîme immédiatement au-dessous de nous. Très-bien passé le Pas ; arrivé sur les pentes de neige, je glisse sur les talons en m’appuyant sur le bâton ferré ; mais la neige est trop molle ; j'enfonce par-dessus les genoux, et je fais deux ou trois culbutes pieds par-dessus tête. Il est facile de se retenir en enfonçant les pieds et les mains dans la neige : du reste, les guides sont en deux bonds près de vous. Nous brûlons à présent sur cette même neige où nous sentions le vent glacé, et qui nous glace encore les pieds. On descend aisément et gaiement. Nous passons auprès d’une crevasse très-large, plutôt un trou ; regardé au fond : pas de glace aussi loin qu’on peut plonger ; parois garnies de neige éclatante. Nous suivons les glaciers inférieurs de la Maladetta, qu’on descend avec une rapidité prodigieuse. Les pierres qu’on retrouve après cela paraissent dures ; en deux heures et demie nous sommes à. la Rencluse ; il est midi et demi. Le temps est splendide. Nous faisons un petit repas. Nous retrouvons nos chevaux qui paissent en liberté. Adieux à notre belle auberge, lieu déjà. familier et cher, et départ, enchantés du succès.

En remontant le versant opposé, nous voyons cette grande Maladetta se détacher étincelante sur un ciel pur. De loin, en arrivant au Port, nous voyons Mme A. M... et G.... qui nous attendent debout sur un rocher. Échangé quelques signaux avec nos mouchoirs. Hearty welcome ; ils sont arrivés un quart d’heure trop tard pour nous voir descendre ; mais des pàtres et des guides nous avaient fort bien vus et suivis. De l’autre côté du Port, trouvé le brouillard qui envahit le lac, et descendu dans une brume très-épaisse et qui mouille. Côte à côte avec G..., qui m’interroge, je lui raconte l’expédition toute brûlante. C’est intéressant, ces premiers récits qu’on peut faire sous l’impression vive du moment. La descente ne finit pas ; le temps s’enlaidit. Arrivés à l’hospice, nous trouvons ces dames, qui avaient passé la journée à attendre dans ce brouillard, et nous accueillent très-gracieusement avec une petite collation. Après un assez long temps d'arrêt, nous repartons ; les voitures en avant ; les cavaliers, le bâton ferré en arrêt ; les guides devant, en escadron serré, claquant du fouet (comme des décharges de mousqueterie), tiennent à faire une belle entrée. On se met aux portes et aux fenêtres. —— Fait toilette et dîné au chalet, au milieu de l'animation et de la joie générale. Personne à Luchon ne veut croire au succès de notre expédition. On s’est occupé de nous hier et aujourd’hui toute la journée. Contraste singulier, et qui se reproduit souvent cette année, entre le temps du versant espagnol et celui du versant français.




Luchon, samedi, 17 juillet.


Levé à neuf heures. — Il ne me reste de la grande course d’hier qu’un peu de cuisson aux yeux qui disparaît dans la journée, un peu de lourdeur de tète, et la peau brûlante partout le corps. À table d’hôte, on me demande des nouvelles de notre ascension ; il me faut repasser le Pas de Mahomet je ne sais combien de fois.

Temps très-beau et très-chaud ; fait une course de convalescent ; parti à une heure en voiture avec la famille M... pour la vallée du Lys. Je me place sur le siège ; je jouis infiniment aujourd’hui de cette vallée, que je vois pour la troisième fois, goûtée, comprise et aimée bien plus que les premières. Dans la voiture, on est très-gai ; on jase, on rit plus qu’on ne regarde. — P... me demande si je fais des vers. C’est cette nature qui en fait, et moi je les lis. — Rien de plus exquis, de plus frais, de plus ombragé que l’entrée de la vallée ; les grandes pentes couvertes de hêtres, le torrent ; se perdant au fond sous les rameaux, et ressortant en blanche écume. L’inflexion de la vallée est d’une grâce extrême ; dans la courbe, les glaciers apparaissent successivement, et grandissent jusqu’à ce qu’ils couronnent splendidement le fond de la vallée avec les pics qui les dominent. Enceinte large et close d’une manière grandiose. Le ruisseau du Lys forme là dans un profond ravin, une série de chutes très-belles, mais qu’on ne peut pas embrasser dans leur ensemble. Beau contraste de la vue d’un large paysage serein, radieux, avec le ravin verdoyant, étroit, touffu, où l’on est enveloppé du grondement confus des eaux. (Me rappelle la cascade de Golling, près Salzburg.)

Arrêtés à l’auberge, pris un grog avec délices, et repartis à quatre heures. Magnifique lumière du soir sur le fond de la vallée ; je ne me lasse pas de cette route, la plus belle des environs de Luchon. Nous nous arrêtons à ces près si fleuris, et j’y cours butiner un bouquet. Rentrée à six heures.




Luchon, dimanche, 18 juillet.


P... vient me prendre à neuf heures et demie pour aller chez M. Iambron ; compte rendu de notre course de la Maladetta, et causa ! assez longuement. Projets de courses ; les Pyrénées orientales. Allé à la messe de midi ; l’église est décorée de peintures à fresque sur fond d’or, dont Pellet général est assez bon. Allé visiter l’établissement, grand bâtiment neuf qui n’a rien de beau ni comme façade ni comme disposition intérieure. Visité le plan en relief fait par M. l’ingénieur Lezat ; très-beau travail, mais trop restreint ; il ne comprend que les environs immédiats de Luchon. Nous retrouvons nos courses. Indications fournies on ne peut plus complaisamment par M. Lezat : Crabioules, Vénasque et Viella, Héas ; il nous mène chez lui pour nous faire suivre sur des cartes détaillées. — Abandonné notre esprit à une foule de grands et beaux projets. En attendant, le temps est très-vilain ; gris et couvert. — Promenade à Saint-Mamet, petit village de l’autre côté de la Pique. Église grossière et dont je ne peux définir l’époque, reconstruite et remaniée, mais, en tout cas, type roman. — Rentré et fait sécher mes fleurs d’hier.



Luchon, lundi, 19 juillet.


Temps bas et couvert. À trois heures, monté à cheval avec P... et G... pour une petite course sans guide jusqu’à moitié de la vallée du Lys. Après dîner, suivi à leurs différentes stations des danseurs et des musiciens espagnols. Je les amène à ces dames. Ce sont des gens de Vénasque. Types curieux, pleins de caractère, remarquables de sérieux et d’expression, que je ne me lasse pas de considérer. Ce qu’ils ont tous de commun, c’est la gravité et la dignité avec laquelle ils jouent, ils regardent, ils chantent, et dont ils ne se départent jamais. On sent sous ce calme et cette réserve extérieure quelque chose d’ardent, de profond et de contenu. On conçoit que lorsqu’on est habitué aux physionomies vives et expressives des hommes du Midi, on s’y attache, et qu’on trouve fades et froides les physionomies plus fines et composées de nuances délicates et lentes des races du Nord. — L’orchestre est composé d’une guitare, d’une mandoline, flûte, tambour de basque et triangle. Leur chant est nasillard, désagréable de sonorité, de timbre, mais original ; une certaine mélancolie sur des rhythmes de danse accentués. Ils cherchent les sous les plus aigus de la voix de tête (caractéristique des chants de montagnes en général) ; rendent le son aussi grêle que possible, et semblent vouloir lui faire gagner en portée ce qu’il perd en volume. On ne peut se figurer que ces voix d’enfant ou de vieilles femmes sortent de ces figures hâlées et de ces bouches viriles. Leurs danses n’ont rien de frappant. Une fois en train de danser et de chanter, on ne peut plus les arrêter.



Luchon, mardi, 20 juillet.


Ce matin, le beau temps se déclare ; les vapeurs qui depuis deux jours couvrent les montagnes, se déchirent, laissent voir l'azur, et flottent en lambeaux d'écharpes sur leurs flancs. Le soleil vient éclairer les courses. L’allée d’Ètigny s’emplit d'équipages et de cavaliers. G... et P... partent avec ces dames ; je les rejoins au galop. J’ai souscrit pour 20 francs, ce qui donne droit d’aller se griller au premier chef sur trois planches soutenues par quatre poteaux qu’on appelle des tribunes. Le champ, de course est au milieu de la vallée, dans les prairies nouvellement fauchées et très-vertes. Ces enclos verts semés d’arbres, le mouvement des piétons et des cavaliers, des voitures, les couleurs gaies des toilettes ; toute cette petite scène brillante forme un charmant tableau encadre dans ces majestueuses montagnes éclairées d’une belle lumière. Cazaril et celles à gauche de la vallée, avec leurs charmantes lignes fuyantes, ne m’ont jamais paru si jolies. Le premier plan vert, au centre duquel on se trouve, rehausse l’effet du cadre. Tout est fait pour le plaisir des yeux. Charmant champ de course. Visité les obstacles, qui sont une plaisanterie. Tout le monde élégant est là.

Les guides arrivent à cheval en troupe, chantant, drapeau en tête ; ils ont le béret bleu avec mèche blanche. D’abord course de guides ; ils partent au grand galop ; puis se ralentissent ; les petits chevaux se lassent, et leur ardeur tombe tout de suite. Course de gentlemen. Puis course à pied de guides. Ils gravissent la montagne au-dessus de Montauban ; presque tous sont nu-pieds ; en dix-huit minutes, le vainqueur arrive au petit drapeau flottant aux trois quarts de la montagne. C’est joli de voir ces points blancs dispersés et bondissants sur le penchant. Steeple-chase à trois, très-jolie course menée de front. À quatre heures, tout est fini. L’allée d’Étigny ressemble aux Champs-Élysées. Comme toute cette gaieté et ce spectacle vulgaire en soi est relevé par le lieu de la scène !

Le soir, bal au Casino ; à neuf heures et demie, la salle est encore vide. On arrive, et on danse jusqu’à une heure dans une salle beaucoup trop grande. En sortant, le ciel est chargé de gros nuages noirs. À deux heures, éclate un furieux orage ; grand fracas et torrents de pluie.




Luohon, mercredi, 11 juillet.


Encore de la pluie. Les allées sont boueuses ; les débris de l’orage se traînent sur les montagnes et descendent presque jusqu’au fond des vallées. Luchon est triste par ce temps. À trois heures, je sors avec P... Nous montons au-dessus de l’établissement, à la cabane et à la fontaine d'Amour. Toutes les hautes herbes sont emperlées et les arbres dégouttant d’eau. De la cabane et de la fontaine, joli point de vue sur le fond de la vallée. Le temps s’élève, quelques coins d’azur paraissent. La nature émerge de son bain sombre encore et sous les vapeurs, mais rafraîchis. A uni-côte, la fontaine d’Amour, petite source (légèrement minérale, sulfureuse et saline). Le bassin et le jet sont entourés de fleurs et de guirlandes. La bonne femme a soin de nous répéter la légende : que quiconque en boit est sûr d’être marié dans l’année. Redescendus à cinq heures. — Avant et après le dîner, j’écris mon journal.