Trois mois dans les Pyrénées et dans le midi en 1858/Course de Bacanère

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Luchon. jeudi, 22 juillet.


COURSE DE BACANÈRE


Temps superbe. Parti pour Bacanère à neuf heures avec G... et P... ; pour guides Capdeville et le vieux Lafont-Prince. Bacanére, pic situé sur la limite de la France et de l’Espagne, entre le val de Luchon et le val d’Aran. On quitte la route de Toulouse, et on traverse la Pique à Jazet. Le chemin s’élève ; on domine Luchon et le fond de la vallée, au-dessus de laquelle les glaciers commencent à paraître. Chemin en corniche. Les glaciers de Crabioules s’élèvent majestueux, sereins, rayonnants au-dessus des gazons et des sapins de la vallée, et forment un couronnement magnifique ; vue qui rappelle tout à fait la Suisse. Peu à peu, les montagnes de Vénasque s’unissent, la Maladetta parait pure et resplendissante, pour achever cet édifice de montagnes qui s’élargit et s’achève a chaque pas. Tous ces glaciers, sur différents plans, qui se rejoignent entre eux, et dont la Maladetta marque le centre, décrivent autour de la montagne que nous grasissons un vaste arc de cercle ; magnifique enceinte. C’est l’endroit d’où ils se présentent et se disposent le mieux. On les a derrière soi durant toute l’ascension, qui est très-belle. Je me retourne sur mon cheval pour mieux en jouir. On atteint le sommet à travers de hauts pâturages, mêlés de couches d’ardoise schisteuse. Le sommet de Bacanère domine les deux vallées ; magnifique vue d’ensemble, supérieure à l’Entécade. Depuis les pics serrés et tachés de neige de la Catalogne, qui furent un bataillon épais et d’égale taille à l’extrême gauche, la Forcanade, Esbarrans, la Maladetta qui trône au centre, jusqu’à la ligne de Maupas et de Crabioules, qui s’étale tout entière, le port d’Oo jusqu’à Néouvielle, qui s’y rattache aussi, c’est une ligne continue de crêtes neigeuses. Les montagnes de Barèges, Arbizon, le pic du Midi, semblent extraordinairement près, ainsi que le port de Cambielles, qui va rejoindre Héas et Gavarnie.

Redescendus à pied et traversé une combe de gazon qui nous sépare des Pales de Burat, autre sommet gazonné au-dessus de Saint-Béat.

Je m’attarde, et m’assieds seul un quart d’heure au bas du sommet, au-dessus du val d’Aran, que couronnant encore les monts de la Catalogne. Lumière chaude et vaporeuse du Midi. Il faut un peu de solitude et de recueillement pour se pénétrer du sentiment d’élévation et de paix sublime qu’inspirent ces hauteurs. On ne voit plus que des sommets purs nageant dans l’éther, et tendant en haut pour s’y perdre dans la sérénité et la tranquillité ; les bas lieux de la terre ont disparu et sont oubliés. Puissent toutes les basses pensées, tous les soucis vulgaires, tout ce qui rattache et rabat notre vol vers l’udam humum disparaître avec eux ! Mais combien et des meilleurs les font monter avec eux jusqu’en ces hautes régions ! Combien de souillures et de vils désirs, ou de mesquines préoccupations d’âmes émoussées, ont promenez ; sans respect sur ces temples sereins ! Mais ils n’en gardent pas la trace. Les souillures des hommes s’y fondent et s’y effacent plus vite que leur neige au soleil, et ils demeurent éternellement purs et frais, source éternelle de fraîcheur et de pureté à l’âme qui sait s’y isoler et s’y asseoir.

Déjeuné sur le gazon entre les deux sommets. Gravi les Pales de Burat ; peu élevées. Ici la vue est tournée vers la plaine. Des vapeurs montent de toutes parts, se déchirent par instante, et laissent voir les pentes vertes de la montagne, jusqu’au gros rocher à pic qui domine l’entrée de Saint-Béat. Devant soi, on voit l’abaissement de la montagne vers la plaine, la décroissance en relief ; très-joli effet. La vallée s’élargit, les pentes s’adoucissent et s’écartent jusqu’au delà de Saint-Bertrand, et vont mourir en ‘petits mamelons et en ramifications qui ne se distinguent plus au-dessus de la plaine. Au delà grande surface unie se perdant dans le brouillard ; c’est la plaine qui s’étend au loin, les demeures des hommes qui s'agitent en bas, se disputent et se partagent ces enclos, cultivent, végètent, souffrent, oublient. Tout ce grand espace à perte de vue est plein en ce moment de mouvement, de vie, de passions, d’intérêts, d’intrigues qui se croisent et se heurtent en tout sens, et qui disparaissent à la hauteur où nous sommes placés. Trois ou quatre fois les vapeurs s’évanouissent, se forment et se disputent à nos pieds avant de se fixer. Travail curieux à observer. D’abord c’est comme un point, puis comme un voile de gaze légère qui apparaît entre les profondeurs et soi, qui s’élargit, s’épaissit, se réunit, et en un clin d’œil se gonflant est monté jusqu’à vous et dérobe tout. Qu'on détourne la tète, dans une minute il n’y a plus rien ; le nuage n’a pas changé de place, il s’est complètement résorbé, évaporé. Cueilli des fleurs avec le père Prince, qui s’y connaît ; anémones, saxifrages, etc. Remonte à cheval à deux heures près de la cabane. Nous descendons presque directement du sommet dans la vallée rejoindre la grande route. Les rayons du soleil touchent doucement les moindres saillies des rochers ; cette lumière du soir a quelque de moelleux et de vaporeux, quelque chose de la suavité du clair de lune. Passé à Gouaux, petit village aux flancs de la montagne, au haut d’un ravin assez profond que nous contournons. Rien de plus charmant et de plus frais que ce passage. Les toits en chaume du village, espacés sur la pente, sont enveloppés d’une riante végétation. À Cier, nous prenons un joli galop, et rentrons enchantés, à cinq heures et demie. Le Soir, bal à l’hôtel Bonnemaison.




Luchon, vendredi, 23 juillet.


Temps radieux ; quel dommage qu’un lendemain de bal ne permette pas d’en profiter ! À midi, petite promenade ‘à cheval sur le chemin de Poujastou avec messieurs M... Je suis endormi la moitié du chemin, las et triste. De ces accès de fatigue, de besoin de repos et de home, qui prennent en voyage dans les intervalles de l’intérêt excité : petits moments d’abattement à franchir.

On monte par Montauban, presque immédiatement au-dessus de Luchon, qu’on domine en montant. On entre dans une forêt de beaux sapins, droits et hauts, à travers lesquels la vue plonge. On sort de la forêt pour contourner une charmante coulée de prairies ; joli endroit. Halte auprès de la fontaine ferrugineuse dans la forêt, et redescendus par le même chemin. Le temps se gâte ; incertitude pour demain : Crabioules, ou Vénasque ?



23 juillet[1].

Mon père, j’ai souvent rêvé que le bonheur et la perfection de cette vie seraient d’avoir un centre où se rattacheraient toutes mes pensées, tous mes sentiments et tous mes désirs, toutes mes espérances et tous mes souvenirs ; de concentrer mes affections sur un être tendrement aimé ; de borner tous mes vœux dans un foyer, dans une demeure, dans une famille ; de m’attacher à un seul lieu par des liens sacrés, constants, chéris, et de ne pas laisser s’égarer mes désirs ou mes rêveries hors de ce petit horizon et de ce lieu unique de la terre.

Puis, d’autres fois, croyant planer plus haut et prendre un essor plus rapide, j’ai souhaité d’être seul, libre et sans liens, pour parcourir le monde en tous sens, pour n’abreuver à toutes les sources de beauté qu’il présente, et élever mon âme sur tous ses hauts sanctuaires. J’ai tremblé à l’idée de ne pouvoir pas m’élever jusqu’aux cimes les plus sublimes, et m’enfoncer dans les plis’les plus reculés des montagnes ; de ne plus franchir les vastes océans, et visiter les mondes nouveaux qu’ils séparent de nous ; fouler tous les vestiges des âges éteints, et tous les monuments que les générations passées ont laissés derrière elles pour nous instruire de leur passage et nous faire réfléchir sur leurs pensées, jouir ou souffrir de leurs émotions ; et je ne voudrais pas qu’il y eût un coin de ces spectacles, un coin des œuvres de Dieu et des créations de l'homme échappât à ma recherche curieuse. Et j’ai senti que le temps et les forces manqueraient plutôt à mes courses que le monde à mon ambition, bien qu’il se soit tant rétréci. Et derecheff j'ai pressenti le vide et la lassitude de cette course errante, de cette variété qui se répète, et de cette fatigue qui doit saisir rame isolée, perdue dans cet espace à la fois trop vaste et trop étroit pour elle, trop divers et trop monotone. L'image et la promesse de ces deux bonheurs se sont partagé mon âme et s’y sont combattues. Et je me suis plaint de cette vie, qui est trop courte pour être complète, et qui nous impose des regrets, parce qu’elle exige un choix ; j’ai pensé qu'il faudrait deux vies pour satisfaire ce double besoin dont mon cœur ne peut se résoudre à sacrifier aucun.


Mon fils, toutes ces inquiétudes, tous ces désirs sont vains. Il faut prendre et accepter la vie comme elle vient, sans ambition, sans trouble, sans regret, presque sans choix ; car tous les choix sont égaux. Il ne faut pas se consumer à la désirer autre qu’elle n’est ; car elle est toujours tout ce qu’elle peut être, et la réalisation de nos plus charmants désirs la laisserait imparfaite et incomplète. Tout ce que nous pouvons voir, tout ce que nous pouvons faire, tout ce que nous pouvons être et sentir en ce monde présent, mon fils, n’a aucune importance ni aucun prix que pour nous mener à désirer et à aimer, que pour nous mettre en état de gagner et de posséder, si nous en sommes dignes, le monde à venir, le monde des choses parfaites et durables, des états stables et achevés. Nous vivrions cent vies ici-bas, qu’aucune lie comblerait nos besoins et ne satisferait le double côté de nos vœux. Dieu seul est éternellement le même et éternellement nouveau, éternellement un et éternellement divers. En lui seul notre âme peut trouver éternellement le repos de l’amour et l’activité du désir ; et c’est en vivant les yeux fixés sur ce centre infini, si proche de nous, qu’elle traversera indifféremment et heureusement l’instant qui nous en sépare.



  1. On a placé ici, à la date où elle a été écrite, cette page déjà citée dans l’introduction des Fragments.