Un Ennemi du peuple/Acte V
ACTE V
Le cabinet de travail du Dr Stockmann. Étagères et armoires où sont rangés des livres et des pièces d anatomie. Au fond, une porte donnant sur le vestibule. Sur le premier plan à gauche, la porte du salon. À droite, deux fenêtres dont toutes les vitres sont cassées. Au milieu de la chambre, la table de travail du docteur, chargée de livres et de papiers. La chambre est en désordre. Heure de l’avant-midi.
Le Dr Stockmann, en robe de chambre et en pantoufles, coiffé d’une calotte, se tient penché et fouille avec un parapluie sous une des armoires. Il finit par amener une pierre.
Écoute, Catherine, en voici encore une.
Oh ! ce n’est pas la dernière, va.
Ces pierres, je vais les garder comme un trésor sacré. Eilif et Martin pourront les regarder tous les jours et plus tard je les leur laisserai en héritage, (il fouille sous une étagère.) Est-ce que… comment diable s’appelle-t-elle donc, cette petite ?… est-ce qu’elle n’est pas encore allée chercher le vitrier ?
Si, mais il ne savait pas, a-t-il répondu, s’il aurait le temps de venir aujourd’hui.
Tu verras qu’il ne l’osera pas.
C’est bien aussi ce qu’a pensé Randine : il n’osera pas, à cause des voisins. (Parlant du côté du salon.) Qu’y a-t-il, Randine ? Oui, oui. (Elle passe au salon et rentre aussitôt.) Voici une lettre pour toi, Thomas.
Donne, (il ouvre la lettre et la lit.) Ah ! très bien.
De qui est-ce ?
Du propriétaire. Il dénonce le bail.
Ce n’est pas possible ? Lui, si poli…
Il n’ose pas faire autrement, dit-il. Il regrette bien, mais il n’ose pas, — par égard pour ses concitoyens, — par respect pour l’opinion publique ; — il n’est pas indépendant, — il n’ose pas braver certains hommes influents…
Tu vois bien, Thomas.
Oui, oui, je vois très bien. Ils sont tous lâches, dans cette ville. Personne n’ose rien, par crainte des autres. (Il jette la lettre sur la table.) Mais cela nous est bien égal, Catherine. Nous nous embarquons pour le Nouveau Monde, et puis…
Mais, Thomas, est-ce bien raisonnable de nous embarquer ainsi ?
Tu voudrais que je restasse ici, après avoir été mis au pilori comme ennemi du peuple, après avoir été flétri, après avoir eu mes vitres brisées ! Et tu n’as pas encore tout vu, Catherine : tiens, ils ont fait une énorme déchirure dans mon pantalon noir.
Oh ! c’est trop fort : ton meilleur pantalon !
Il ne faut jamais mettre son meilleur pantalon quand on va combattre pour la liberté et pour la vérité. Au fait, je ne me soucie pas trop de mon pantalon : tu pourras toujours le rapiécer. Mais ce que je ne pourrai jamais digérer de ma vie c’est que la populace, la foule ose me serrer de près, me traiter d’égal à égal.
Oui, Thomas, ils ont été bien grossiers envers toi, les gens de cette ville. Mais est-ce une raison pour que nous quittions le pays ?
Crois-tu donc que la plèbe soit moins violente dans les autres villes que dans la nôtre ? Allons donc, ce sera toujours blanc bonnet et bonnet blanc. Après tout, je m’en moque. Laissons aboyer les roquets. Ce n’est pas encore là ce qu’il y a de pire : le pis est que, d’un bout du pays à l’autre, chaque homme est l’esclave d’un parti. Ce n’est pas que le mal soit si terrible en lui-même. Les choses ne valent peut-être pas mieux dans le libre occident : là aussi, on voit fleurir la majorité compacte, et l’opinion libérale, et tout le diable et son train. Mais tout cela, vois-tu, a lieu dans de vastes proportions. On y tue raide, mais on n’y fait pas mourir à petit feu, on n’y tenaille pas une âme libre mesquinement, comme chez nous. Et au besoin on peut se tenir à l’écart. (Remontant vers le fond.) Ah ! Si je savais seulement quelque forêt vierge ou quelque petite île à acheter à bon prix dans les mers du Sud.
Oui, mais nos garçons, Thomas ?
Vraiment, Catherine, tu m’étonnes ! Quoi ? Tu aimerais mieux que nos garçons grandissent dans une société comme la nôtre ? Tu as pourtant vu toi-même hier que la moitié de cette population est folle à lier. Et, si l’autre moitié n’a pas perdu l’esprit, c’est que ce sont des brutes qui n’ont point d’esprit à perdre.
Oui, mon cher Thomas, mais aussi tu es tellement imprudent dans tes paroles.
Allons donc ! Ce n’est peut-être pas vrai ce que je dis ? Ne bouleversent-ils pas toutes les idées. Ne font-ils pas une bouillie de ce qui est juste et injuste ? N’appellent-ils pas mensonge ce que je sais être la vérité ? Mais ce qu’il y a encore de plus prodigieusement fou, ce sont tous ces hommes, mûrs pourtant, tous ces libéraux qu’on voit circuler en masse, se prenant eux-mêmes et se faisant prendre pour des esprits indépendants. A-t-on jamais rien vu de pareil, dis, Catherine ?
Oui, oui, sans doute, c’est fou, mais…
Tu rentres de l’école, — déjà ?
J’ai reçu mon congé.
Ton congé !
Toi aussi !
Mme Busk me l’a signifié. Alors j’ai préféré partir tout de suite.
Par ma foi, tu as eu bien raison !
Oui aurait cru que Mme Busk était une si méchante femme !
Oh ! mère, Mme Busk n’est vraiment pas méchante : j’ai bien vu que cela lui faisait de la peine. Mais elle n’osait pas agir autrement, m’a-t-elle dit. Et voilà comment j’ai été congédiée.
Encore une qui n’ose pas ! C’est charmant.
Ah oui ! Après ces vilaines histoires d’hier soir.
Ce n’est pas seulement cela. Ecoute un peu, père !
Eh bien ?
Mme Busk m’a montré jusqu’à trois lettres qu’elle avait reçues ce matin.
Anonymes, naturellement ?
Oui.
Tu vois, Catherine, ils n’osent pas signer !
Et dans deux de ces lettres, il était dit qu’un monsieur qui fréquente chez nous aurait raconté cette nuit au cercle que j’avais sur certaines questions des opinions excessivement libres.
J’espère que tu ne l’auras pas nié ?
Tu comprends bien que non. Mme Busk a elle-même des opinions assez libres quand nous sommes seule à seule. Mais, après ces propos tenus sur mon compte, elle n’a pas osé me garder.
Pense donc ! Une personne qui fréquente chez nous ! Tu vois bien, Thomas, comme on te récompense pour ton hospitalité.
Nous ne pouvons pas vivre dans toutes ces saletés. Emballe aussi vite que tu pourras, Catherine, et partons : le plus tôt sera le mieux.
Chut ! Il me semble entendre quelqu’un dans le vestibule. Va donc voir, Pétra.
Ah ! c’est vous, capitaine Horster ? Veuillez entrer.
Bonjour. J’ai voulu voir comment vous alliez ce matin.
Merci, c’est bien gentil à vous.
Et aussi de nous avoir aidés à rentrer, capitaine Horster.
Mais comment êtes-vous rentré vous-même ?
Eh ! mon Dieu, cela n’a pas trop mal marché. Je suis assez fort et ces gens-là le sont surtout en paroles.
Oui, dites donc, n’est-ce pas drôle, cette sacrée lâcheté ? Venez ici : je vais vous montrer quelque chose ! Tenez : voici des pierres qu’ils ont jetées chez nous. Regardez-les : c’est à peine s’il y en a deux dans tout le tas qui soient de belles pierres de combat. Tout le reste n’est que du gravier, du bocard. Et pourtant on les entendait brailler et jurer qu’ils allaient me faire mon affaire. Mais quant à agir, ah ! on peut attendre longtemps dans cette ville !
Cette fois, docteur, cela a été tant mieux pour vous.
Je n’en disconviens pas. Mais c’est vexant tout de même. Car, si l’on en vient un jour à une mêlée de quelque importance pour le pays, vous verrez que l’opinion sera d’avis de prendre ses jambes à son cou. Et alors, capitaine Horster, on verra la majorité compacte décamper comme un troupeau de moutons. C’est ce qu’il y a de plus triste à penser. Vraiment, cela me chagrine. D’ailleurs, que le diable !… Je m’en moque ! Je suis un ennemi du peuple, disent-ils. Va pour l’ennemi du peuple.
Tu ne le seras jamais, Thomas.
Ne le jure pas trop haut, Catherine. Un mot peut agir sur vous comme une épingle qui vous égratignerait le poumon. Ah ! ce mot maudit ! Je ne puis le digérer. Je le sens là, au creux de l’estomac. Il me travaille, il me ronge comme le fer chaud. Et il ny a pas de magnésie qui puisse m’en débarrasser.
Bast ! Contente-toi d’en rire, père.
Les gens finiront pas changer d’idées, monsieur le docteur.
Oui, Thomas, tu peux en être sûr, aussi vrai que tu es là.
Oui, peut-être, quand il sera trop tard. Ah ! ils verront bien alors ! Il leur faudra patauger dans leur fange, en regrettant d’avoir forcé un patriote à prendre le chemin de l’exil. Quand mettez-vous à la voile, capitaine ?
Hem, — c’est à ce sujet, à vrai dire, que j’étais venu vous parler.
Voyons ! il est arrivé quelque chose au bateau ?
Non. Mais voilà… je ne serai pas de la traversée.
Vous n’avez pas été congédié, au moins ?
Mais si, je l’ai été.
Vous aussi.
Tu vois bien, Thomas.
Et c’est la vérité qui en est cause ! Ah ! si j’avais pu prévoir !
Ne vous faites pas de soucia ce sujet. Je trouverai bien un emploi chez quelque armateur dans une autre ville.
Et c’est ce monsieur Vik, — un homme riche, indépendant… Pouah !
Et, au demeurant, un homme équitable. Il m’a dit qu’il aurait bien voulu me garder s’il osait…
Mais il n’ose pas ? Bien entendu !
Ce n’est pas si simple, m’a-t-il dit, d’être d’un parti.
Ah ! pour ça, il a raison, cet honnête homme ! Un parti ? C’est une charcuterie où l’on réduit les tètes en hachis. Hachis de viande ou hachis de volaille, tous tant qu’ils sont !
Voyons, Thomas !
Si seulement vous ne nous aviez pas accompagnés, les choses n’en seraient peut-être pas là.
Je ne regrette pas de l’avoir fait.
Merci !
Et puis, je tenais encore à vous dire que, si vous vous voulez partir quand même, j’ai pensé à un autre moyen…
C’est très bien. Pourvu que nous nous en allions le plus vite possible…
Chut ! On frappe, je crois ?
Cela doit être l’oncle.
Ah, ah ! (criant.) Entrez !
Je t’en prie, mon cher Thomas, promets-moi…
Ah ! tu es occupé ? En ce cas, je préfère…
Non, non, entre.
Mais je voudrais te parler entre quatre yeux.
Nous allons passer au salon, pendant ce temps.
Et moi je reviendrai plus tard.
Non, entrez avec eux, capitaine Horster. Je voudrais savoir ce qui en est.
Très bien, j’attendrai.
Tu trouves qu’il y a beaucoup d’air ici, ce matin ? Tu peux te couvrir.
Avec ta permission… (il se couvre.) Je crois que j’ai pris froid hier soir. Je l’ai senti.
Vraiment ? Quant à moi, j’ai trouvé qu’il faisait plutôt chaud.
Je regrette qu’il n’ait pas été en mon pouvoir de prévenir ces excès nocturnes.
As-tu, sans cela, quelque chose de particulier à me dire ?
Je suis chargé de te remettre ce pli de la part de la direction.
Je suis congédié ?
Oui, à partir d’aujourd’hui, (il dépose le pli sur la table.) Nous en sommes fâchés, mais, — franchement, — nous n’aurions pas osé agir autrement, en présence de l’opinion publique.
Pas osé ? Ce n’est pas la première fois que j’entends ce mot aujourd’hui.
Je te prierai de te rendre bien compte de ta situation. À l’avenir, tu ne dois pas compter sur la moindre clientèle dans cette ville.
Le diable soit de la clientèle ! Mais comment peux-tu en être si sur ?
L’association des propriétaires fait circuler une liste qu’on porte de maison en maison. Tous les citoyens bien pensants sont invités à s’abstenir de te consulter. Et je puis t’assurer que pas un père de famille ne se risquera à refuser sa signature. On n’ose pas, tout simplement.
Non, non, je n’en doute point. Et après ?
Si j’ai un conseil à te donner, ce serait de quitter la place pour quelque temps…
Justement, j’y songe un peu à quitter la place.
Très bien. Et si, plus tard, après une demi-année de réflexion, tout bien pesé, tu te décidais à écrire quelques mots des regrets, où tu reconnaîtrais ton erreur…
Tu crois qu’on me rendrait mon poste ?
Peut-être. Ce n’est pas tout à fait impossible.
Eh bien ! et l’opinion publique ? Vous n’oseriez pas la braver, l’opinion publique ?
L’opinion est chose essentiellement variable. Et puis, à parler franchement, il nous importe beaucoup d’avoir cet aveu signé de ta main.
Je crois bien. Vous vous en lécheriez les babines. Mais tu te souviens, que diable, de ce que je t’ai dit au sujet de ces tours d’acrobate !
Tu étais alors en tout autre posture, tu pouvais croire que tu avais toute la ville derrière toi.
Et maintenant je dois sentir que j’ai toute la ville sur le dos… (Éclatant.) Mais eussé-je sur le dos le diable et son train, jamais, entends-tu, jamais !
Un soutien de famille n’ose pas agir comme tu le fais. Tu ne devrais pas l’oser, Thomas.
Pas l’oser ! Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre n’ose pas faire. Sais-tu ce que c’est ?
Non.
Naturellement. Eh bien ! je vais te le dire : un homme libre n’ose pas se couvrir d’ordures. Il n’ose pas se comporter de façon à devoir se cracher soi-même au visage !
Cela a l’air tout à fait plausible. Et s’il n’existait pas d’autre explication à ta récalcitrance… Mais c’est que, justement, il y en a une.
Que veux-tu dire ?
Tu le comprends très bien. Mais, en qualité de frère et d’homme réfléchi, je te conseille de ne pas trop compter sur des expectatives qui pourraient fort bien ne pas se réaliser.
Ah ça ! qu’est-ce que tout cela signifie ?
Voudrais-tu vraiment me faire croire que tu ignores les dispositions testamentaires du tanneur Kiil ?
Je crois que le peu qu’il possède est destiné à une fondation pour les vieux ouvriers nécessiteux. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
D’abord il ne s’agit pas d’une bagatelle. Le tanneur Kiil est un homme assez riche.
Je ne m’en suis jamais douté… !
Hem…, vraiment ? Alors tu ne te doutes pas non plus qu’une partie assez considérable de sa fortune doit échoir à tes enfants et que, toi et ta femme, devez en avoir l’usufruit votre vie durant. Il ne te l’a pas dit ?
Jamais de la vie ! Tout au contraire, il n’a cessé de se plaindre furieusement d’avoir été taxé contre tout bon sens. Mais es-tu si positivement sûr de cela, Pierre ?
Je le tiens d’une source absolument certaine.
Eh ! grand Dieu, voilà donc le sort de Catherine assuré, — et celui des enfants aussi ! Allons il faut que je le lui raconte. (Appelant.) Catherine, Catherine !
Chut ! pas un mot encore !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Rien. Tu peux retourner là-bas.
En sûreté ! Quand on pense, en sûreté, tous ! Leur vie durant ! C’est pourtant un bon sentiment que de se savoir en sûreté !
Mais c’est que tu l’es pas, précisément. Le tanneur Kiil peut annuler son testament quand bon lui semblera.
Mais il ne le fera pas, mon bon Pierre. Le blaireau est beaucoup trop enchanté que je te prenne à partie, toi et tous tes prud’hommes d’amis.
Oh ! mais cela éclaire bien des choses.
Quoi donc ?
Ainsi tout cela était une manœuvre combinée. Ces attaques violentes, immodérées que tu as livrées — au nom de la vérité — contre les hommes qui dirigent cette cité…
Eh bien ? Eh bien ?
Ce n’était donc que le prix convenu du testament de ce rancunier de Martin Kiil.
Pierre, — tu es le plus affreux plébéien que j’aie jamais rencontré de ma vie,
Il n’y a plus rien de commun entre nous. Ton congé est irrévocable. Maintenant nous avons une arme contre toi.
Pouah, pouah, pouah ! (Appelant.) Catherine, fais laver le plancher après lui ! Qu’on apporte un seau d’eau. Appelle-la… comment diable se nomme-t-elle… ? Celle qui a toujours du charbon au nez.
Chut, chut, donc, Thomas !
Écoute, père, grand’père est là, qui demande s’il peut te parler seul à seul ?
Certainement. (Allant jusqu’à la porte.) Entrez donc, beau-père.
Eh bien ? Qu’y a-t-il ? Asseyez-vous.
Je ne veux pas m’asseoir. (Regardant autour de lui.) Cela a un bel aspect chez vous aujourd’hui, Stockmann.
N’est-ce pas
Un bien bel aspect. Et beaucoup d’air frais. Vous en avez assez maintenant, de cet oxygène dont vous parliez hier. Vous devez avoir la conscience propre aujourd’hui, dites donc.
Assurément.
Je me figure cela. (Se frappant la poitrine.) Mais savez-vous ce que j’ai là, moi ?
Une conscience propre aussi, j’espère.
Ah bah ! Bien mieux que cela. (11 tire un gros portefeuille de sa poche, l’ouvre et montre un paquet de valeurs.)
Des actions de l’établissement de bains ?
Il n’était pas difficile de s’en procurer.
Et vous êtes allé acheter cela ?
J’en ai acheté tant que j’ai pu, tant que l’argent a suffi.
Mais beau-père, vous oubliez dans quelle situation désespérée l’établissement se trouve à l’heure qu’il est !
Si vous vous conduisez en homme raisonnable, vous l’aurez vite remis sur pied.
Ah ! vous voyez bien que je fais ce que je peux, mais… Les gens sont fous dans cette ville !
Vous disiez bien qu’il n’y avait pire cochonnerie que celle qui descendait de ma tannerie. Mais, s’il en était ainsi, nous n’avons cessé, mon grand-père, mon père et moi, durant de nombreuses années, d’empester la ville : comme qui dirait trois anges exterminateurs. Croyez-vous que je puisse rester sous le poids de cette honte.
Hélas ! je crois qu’il faudra vous y résoudre.
Grand merci ! Je tiens à mon nom et à ma réputation. On m’appelle « le blaireau », à ce qu’il paraît. Un blaireau c’est une espèce de cochon. Eh bien ! ils en auront le démenti. Je tiens à vivre et à mourir proprement.
Et comment vous y prendrez-vous ?
C’est vous qui me nettoierez, Stockmann.
Moi !
Savez-vous avec quel argent j’ai acheté ces actions ? Non, vous ne pouvez pas le savoir. Eh bien ! je m’en vais vous le dire. C’est avec l’argent que Catherine, et Pétra, et les garçons doivent recueillir un jour après moi. Car j’ai, tout de même, mis quelque chose de côté, savez-vous.
Comment ! c’est l’argent de Catherine que vous employez ainsi !
Oui, tout cet argent est maintenant engagé dans l’établissement de bains. Et puis je m’en vais voir si vous êtes vraiment si fou, Stockmann, mais là, — fou à lier. Continuer à dire qu’il vient des bêtes et d’autres saletés de ma tannerie, c’est comme si vous découpiez de larges bandes de peau sur le corps de Catherine, et de Pétra, et des garçons aussi. Ce n’est pas ainsi qu’agit un bon père de famille, — à moins qu’il ne soit fou, quoi !
Mais je suis fou, moi, je suis fou.
Pas si diantrement fou pourtant, quand il y va de votre femme et de vos enfants.
Vous auriez bien pu me consulter avant d’acheter toute cette friperie !
Ce qui est fait est fait.
Si seulement je n’étais pas à tel point sûr de mon affaire… ! Mais je suis intimement convaincu d’avoir raison.
Si vous vous entêtez dans votre folie, tout ceci ne vaut pas grand’chose.
Mais, que diable, il me semble que la science devrait trouver des moyens préventifs, inventer quelque préservatif…
Quelque chose qui tue les bêtes, voulez-vous dire ?
Oui, ou qui les rende inoffensives.
Vous ne pourriez pas essayer de la mort-aux-rats ?
Ah ! des balivernes ! — Mais, après tout, puisqu’on s’accorde à dire que tout cela n’est que pure fantaisie, c’est peut-être vrai. C’est de la pure fantaisie. Si cela leur convient… ! Est-ce que ces roquets ignorants et bornés n’ont pas tous aboyé contre moi, ne m’ont pas proclamé ennemi du peuple ? Il s’en est même fallu de peu qu’ils ne m’arrachassent les vêtements que j’avais sur le corps.
Et toutes les vitres donc, qu’ils vous ont cassées !
Oui, et puis ces devoirs de famille ! Il faut que j’en parle à Catherine. Elle s’entend si bien à ces sortes de choses !
C’est cela. Écoutez seulement les conseils d’une femme sensée.
O n’aviez-vous besoin aussi de faire cette sottise ! D’aventurer ainsi l’argent de Catherine ! De m’exposer à une si cruelle, à une si affreuse torture ! Quand je vous regarde, c’est comme si je voyais le diable en personne.
En ce cas, il vaut mieux que je m’en aille. Mais, d’ici à deux heures, je veux savoir à quoi m’en tenir. Oui ou non. Si c’est non, les actions passent à l’asile et cela aujourd’hui même.
Et Catherine ? Qu’aura-t-elle ?
Pas un sou.
Tiens, ces deux-là ?
Quoi ! Vous osez venir chez moi !
Mais oui, comme vous voyez.
Nous avons à vous parler, voyez-vous.
Oui ou non, — avant deux heures.
Ah ! ah !
Eh bien ! que me voulez-vous ? Soyez brefs.
Je comprends bien qu’après notre attitude d’hier vous nous en veuillez.
Vous appelez cela une attitude ? Une belle attitude, en vérité ! J’appelle cela, moi, un manque d’attitude, une attitude de mazettes. Pouah !
Appelez cela comme il vous plaira. Le fait est que nous ne pouvions pas agir autrement.
Ou plutôt que vous n’osiez pas ? N’est-il pas vrai ?
Admettons.
Mais aussi pourquoi ne pas nous avoir prévenus d’avance ? Rien qu’un petit mot, un petit signe d’entente à M. Hovstad et à moi.
D’entente ? Au sujet de quoi ?
De ce qui se cachait derrière tout cela.
Je ne vous comprends pas.
Que si, vous me comprenez très bien, docteur Stockmann.
Il n’y a plus à dissimuler.
Ah ça ! de par tous les diables… !
Est-ce que je me trompe, — ou votre beau-père ne fait-il pas le tour de la ville, achetant tout ce qu’il y a d’actions de l’établissement ?
Oui, il a acheté ce matin des actions de l’établissement de bains. Et après… ?
Il aurait été plus prudent d’employer à cela quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne vous eût pas tenu d’aussi près.
Et puis vous n’auriez pas dû vous mettre vous-même en avant. On n’avait pas besoin de savoir que l’attaque contre l’établissement venait de vous. Vous auriez dû me consulter, docteur Stockmann.
Voyons, est-ce imaginable ? Fait-on de ces choses-là ?
Il paraît que oui. Mais il faut y mettre de la finesse, voyez-vous.
Et puis il vaut mieux avoir plusieurs personnes dans l’affaire. Cela diminue la responsabilité de chacun.
En un mot, messieurs, que me voulez-vous ?
Monsieur Hovstad vous le dira mieux que moi.
Non, Aslaksen, dites-le vous-même.
Eh bien, oui. Voici l’affaire : maintenant que nous savons de quoi il en retourne, nous oserions bien mettre « le Messager du Peuple » à votre disposition.
Vraiment ? Vous oseriez le faire ? Eh bien ! et l’opinion publique ? Vous ne craignez donc pas qu’elle se soulève contre nous ?
Nous tâcherons de calmer l’orage.
Et puis, monsieur le docteur, il faut savoir se retourner. Dès que votre attaque aura fait son effet…
Dès que nous aurons, mon beau-père et moi, acheté ces actions à bas prix… C’est bien ce que vous voulez dire ?
C’est, après tout, dans l’intérêt de la science que vous aspirez à la direction de l’établissement.
Bien entendu. C’est par intérêt pour la science que j’ai persuadé au vieux blaireau d’entrer dans la combinaison. Après quoi, nous remuerons un peu la terre et tripoterons les conduites d’eau, sans qu’il en coûte une couronne à la caisse municipale. Croyez-vous que cela puisse s’arranger ainsi, hein ?
Je le crois, — si vous avez « le Messager » pour vous.
Eu pays libre, la presse est un pouvoir, monsieur le docteur.
Assurément, et l’opinion publique aussi. Vous, monsieur Aslaksen, vous prendrez sur votre conscience l’Association des propriétaires, n’est-ce pas ?
Aussi bien l’Association des propriétaires que les Amis de la Tempérance. Vous pouvez y compter.
Mais voyons, messieurs, — j’ai honte de soulever la question, mais enfin, — quels avantages… ?
Vous comprenez que nous aurions préféré vous soutenir pour rien. Malheureusement, « le Messager » n’est pas bien solide, cela ne marche guère… Et suspendre la publication en ce moment, où il y a tant à faire dans la haute politique, me serait très pénible.
Naturellement. Ce serait une rude épreuve pour un ami du peuple comme vous. (Éclatant.) Mais je suis un ennemi du peuple, moi ! (Courant dans la chambre.) Où est ma canne ? Ou diable est ma canne ?
Qu’est-ce à dire ?
Vous ne voudriez pas… ?
Et si je ne vous donnais pas un sou de ce que me rapportent mes actions ? On ne puise pas comme on veut chez nous autres, gens riches, dites-vous bien cela.
Et vous, dites-vous bien qu’il y a deux façons de la présenter, cette affaire.
Oui, vous êtes homme à le faire : si je ne viens pas à l’aide au « Messager », vous présentez la chose sous un vilain aspect. Vous me faites la chasse, n’est-ce pas, vous me traquez, — vous tâchez de me broyer les os, comme un chien fait d’un lièvre !
C’est la loi de la nature. Chaque animal cherche sa pitance.
On prend sa nourriture où on la trouve, voyez-vous.
Eh bien ! allez chercher la vôtre dans l’égoût. (Il court dans la chambre.) Ah ! nous allons voir quel animal est le plus fort. (Il trouve son parapluie et le brandit) Haïdi ! là !
Vous n’allez pas vous livrer à des voies de fait !
Voulez-vous bien lâcher ce parapluie !
Allons, monsieur Hovstad, sautez par la fenêtre !
Ah ça ! êtes-vous fou !
Par la fenêtre, monsieur Aslaksen ! Sautez, vous dis-je ! dépêchez-vous !
Modération, tempérance, monsieur le docteur. Je suis un homme faible, je supporte si peu… (Criant.) Au secours, au secours !
Ah ! mon Dieu, Thomas, qu’est-ce ce qui se passe ?
Sautez, vous dis-je ! À l’égout !
C’est une attaque contre un homme inoffensif ! Je vous prends à témoin, capitaine Horster.
Si seulement on connaissait les conditions locales.
Allons, contiens-toi, Thomas !
Jour de Dieu, ils ont tout de même réussi à s’échapper !
Mais que te voulaient-ils donc ?
Tu le sauras plus tard. Maintenant, j’ai autre chose a régler. (Il s’approche du bureau et trace quelques mots sur une carte de visite.) Tu vois ce qu’il y a là, Catherine ?
Trois non en grandes lettres. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Tu le sauras plus tard également. (Tendant la carte à Pétra.) Tiens, Pétra, envoie le petit souillon porter cela au blaireau, si vite qu’elle pourra. Dépêche-toi !
On peut dire que le diable m’a envoyé aujourd’hui tous ses suppôts. Ah ! mais je vais maintenant aiguiser ma plume pour en faire un dard que je tremperai dans de la bile et du venin. Je vais leur vider mon encrier sur le crâne.
Oui, Thomas, mais tu oublies que nous partons.
Eh bien ?
C’est fait.
Bon. — Nous partons, dis-tu ? Ah ! diantre, non, nous ne partons pas. Nous restons où nous sommes, Catherine.
Nous restons ?
Dans cette ville ?
Oui, justement, dans cette ville. C’est ici que je livrerai bataille, c’est ici que je vaincrai ! Si seulement mon pantalon était raccommodé, je sortirais immédiatement pour chercher une maison. Il nous faut un toit pour l’hiver.
Vous pouvez le trouver chez moi.
Vrai ?
Mais oui, cela n’offre aucune difficulté. J’ai assez de chambres et je suis presque toujours absent.
Oh ! comme c’est gentil à vous, Horster.
Merci.
Merci, merci ! Voilà donc ce souci écarté. Et, à présent, je vais me mettre sérieusement à la besogne, dès aujourd’hui. Oh ! il y aura une infinité de choses à remuer, Catherine ! Il est heureux que je puisse disposer de tout mon temps. Car, tu sais, j’ai reçu mon congé de médecin des eaux.
Hélas ! je m’y attendais.
… Et puis ils veulent m’enlever ma clientèle. A leur aise ! Il me restera toujours celle des pauvres, des gens qui ne paient rien. Eh ! mon Dieu, ce sont ceux, après tout, qui ont le plus besoin de moi. Mais, ce qu’ils ne pourront éviter, ce sera de m’entendre. Mort de mon âme, je leur tiendrai des sermons tant que je pourrai, à tout propos et hors de propos, comme il est écrit quelque part.
Tu as pourtant bien vu, mon cher Thomas, à quoi mènent les sermons.
Vraiment, Catherine, tu me fais rire. Tu voudrais donc que je me laissasse rouler dans la poussière par l’opinion publique, la majorité compacte et toutes ces inventions du diable ! Grand merci ! Ce que je veux est pourtant si clair et si simple ! Je veux tout uniment faire entrer dans leurs têtes, à tous ces roquets, que les libéraux sont les plus perfides ennemis des hommes libres, que les programmes de partis tordent le cou à toutes les jeunes vérités viables, — que les considérations opportunistes mettent sens dessus dessous la morale et la justice, si bien que la vie finira par être atroce dans ce pays. Qu’en pensez-vous, capitaine Horster ? Ne croyez-vous pas que je finirai bien par le leur faire comprendre ?
C’est possible. Je ne m’entends guère à ces sortes de choses.
Mais si, — écoutez-moi bien ! Ce qu’il faut exterminer ce sont les chefs de parti. Car un chef départi, voyez-vous, c’est comme un loup, oui, c’est comme un loup dévorant qui a besoin pour vivre de tant et tant de pièces de bétail chaque année. Regardez plutôt Hovstad et Aslaksen : combien de pièces de bétail leur tombent en pâture ! À moins qu’ils ne les estropient et ne les mutilent de telle façon qu’elles ne soient plus bonnes qu’à faire des propriétaires de maison et des abonnés du « Messager » ! (Il s’assied à demi sur la table.) Viens donc voir, Catherine, comme le soleil entre chez nous aujourd’hui. Et tout cet air printanier dont j’ai pu m’emplir les poumons !
Oui, Thomas, si l’on pouvait ne vivre que de soleil et d’air printanier !
Bah ! tu rogneras, tu feras des économies, on s’en tirera ainsi. C’est là le moindre de mes soucis. Non, le pis est que je ne connais personne d’assez libre, ni d’assez distingué pour continuer mon œuvre après moi.
Ne pense donc pas à cela, père : tu as du temps devant toi. — Eh ! tiens, voici les gamins.
Vous avez donc vacances aujourd’hui ?
Non, mais nous nous sommes battus avec les autres pendant la récréation.
Ce n’est pas vrai : ce sont les autres qui se sont battus avec nous.
Alors, monsieur Rœrlund a dit comme ça que nous ferions mieux de rester chez nous quelques jours.
Je tiens mon affaire ! Ah ! cette fois, je la tiens ! Vous ne remettrez plus jamais les pieds à l’école !
Jamais les pieds à l’école !
Voyons, Thomas !
Jamais, vous dis-je ! Je vais faire votre éducation moi-même ; — c’est-à-dire que vous n’étudierez absolument rien…
Hourrah !
… mais je ferai de vous des hommes libres et distingués. — Écoute, Pétra, tu m’aideras dans cette besogne, n’est-ce pas ?
Oui, père, tu peux y compter.
Et les classes se feront dans la salle où j’ai été insolemment proclamé ennemi du peuple. Mais il faut que nous soyons plusieurs. J’ai besoin d’au moins douze gamins pour commencer.
Tu ne les trouveras certes pas dans cette ville.
Nous allons voir, (aux enfants.) Connaissez-vous quelques gamins de rues, — quelques vrais polissons… ?
Oui, père, j’en connais beaucoup !
C’est bien. Amène-m’en quelques exemplaires. Je vais faire une expérience sur les roquets. Une fois n’est pas coutume et on en rencontre quelquefois qui ont des têtes extraordinaires.
Mais, quand nous serons devenus des hommes libres et distingués, qu’allons-nous faire après ?
Après ? Vous allez chasser tous les loups par delà les monts, mes enfants.
Ah ! pourvu que ce ne soient pas les loups qui te chassent, Thomas.
Es-tu folle, Catherine ! Me chasser ? Moi qui suis maintenant l’homme le plus fort de cette ville !
L’homme le plus fort ? Maintenant ?
Eh bien ! oui, je ne crains pas de prononcer ce grand mot : je suis aujourd’hui un des hommes les plus forts qu’il y ait au monde.
Ah bah ?
Chut ! Il ne faut encore en parler à personne, mais j’ai fait une grande découverte.
Encore ?
Eh oui ! eh Oui ! (Il les rassemble tous autour de lui et dit d’un ton de confidence.) Écoutez bien ce que je vais vous dire : l’homme le plus fort qu’il y ait au monde, c’est celui qui est le plus seul.
Mon cher Thomas… !
Père !