Un Ennemi du peuple/Acte IV
ACTE IV
(Grande salle d’aspect ancien dans la maison du capitaine Horster. Au fond, une porte d’entrée ouverte à deux battants et donnant sur le vestibule. Trois fenêtres au mur de gauche. En face, contre celui de droite, une estrade sur laquelle est placée une petite table. Sur la table une carafe d’eau, un verre, deux bougies et une sonnette. La salle est éclairée par des lampes disposées entre les fenêtres Sur le premier plan à gauche, une table avec des bougies et une chaise. Sur le premier plan, à droite, une porte, près de laquelle sont placées des chaises). (Grande assemblée, où sont représentées toutes les classes de la bourgeoisie. Quelques femmes et quelques petits écoliers se perdent dans la foule. Le public afflue graduellement, par la porte du fond. La salle se remplit.)
Te voici donc, toi aussi, Lamstad.
Je suis de toutes les réunions populaires, moi.
Vous avez un sifflet sur vous, au moins ?
Je crois bien, pardi. Et vous ?
Eh oui ! sans doute. Le caboteur Evensen, lui, parlait d’apporter une grosse trompette.
Ce farceur d’Evensen !
Dites-moi donc, savez-vous ce qui va se passer, ce soir ?
Eh ! c’est le docteur Stockmann qui fait une conférence contre le maire.
Mais c’est son frère.
. C’est égal. Le docteur Stockmann n’a peur de rien.
Mais il a tort. On l’a dit dans « le Messager ».
Il faut croire, en effet, que cette fois il est dans son tort, puisqu’on n’a voulu lui louer ni la salle des propriétaires de maison, ni celle du cercle de la bourgeoisie.
Il n’a même pas pu obtenir la salle des bains.
Non, tu le sais bien.
Pour qui faut-il être dans cette affaire, dites ?
Ayez seulement l’œil sur l’imprimeur Aslaksen et faites comme lui.
Excusez-moi, messieurs ! Voudriez-vous me laisser passer ? Je suis envoyé par « le Messager ». Grand merci !
Qu’est-ce qu’il est, celui-là ?
Tu ne le connais pas ? C’est ce Billing qui travaille dans le journal d’Aslaksen.
J’ai pensé que la famille serait bien là. Il vous serait très facile de vous éclipser par ici, s’il arrivait quelque chose.
Vous croyez donc qu’il y aura bagarre ?
On ne peut jamais savoir… il y a tant de monde. Cela ne fait rien : asseyez-vous tout tranquillement.
Comme c’est gentil à vous d’avoir offert votre salle à Stockmann.
Puisque tout le monde a refusé, je…
Et puis c’est du courage, Horster.
Oh ! il n’en faut pas beaucoup pour cela.
Le docteur n’est pas encore là.
Il attend dans la chambre à côté.
Regardez donc, voici le maire.
Dieu me damne ! il donne tout de même de sa personne !
Comment ça va-t-il, Catherine ?
Oh ! ça va bien. (Plus bas :) Ne t’emporte pas, Thomas, je t’en prie.
Bast ! tu vas voir, je sais me contenir. (Il regarde sa montre, monte sur l’estrade et salue de la tête.) L’heure est passée depuis quinze minutes. — Je vais donc commencer.
Il me semble qu’on devrait commencer par élire un président.
C’est absolument inutile.
Si, si !
Je serais également d’avis de choisir quelqu’un pour diriger les débats.
Voyons, Pierre ! On n’est ici que pour entendre une conférence.
La conférence du docteur pourrait offrir matière à contestations.
Un président ! Un président !
La volonté générale des citoyens semble réclamer un président.
Allons ! va pour la volonté générale des citoyens ! Qu’elle fasse ce qu’elle veut.
Monsieur le maire acceplerait-il cette mission ?
Bravo, bravo !
Diverses raisons faciles à comprendre m’obligent à la décliner. Mais nous avons heureusement parmi nous un homme fait, je crois, pour réunir tous les suffrages. Je veux parler du président de l’association des propriétaires de maisons, de monsieur l’imprimeur Aslaksen.
Oui, oui ! Vive Aslaksen ! Hourrah pour Aslaksen !
Appelé par la confiance de mes concitoyens, je suis disposé à…
Nous mettons : « monsieur l’imprimeur Aslaksen a été élu par acclamation. »
Et puisque me voici à cette place, je vous demande la permission de vous dire quelques paroles bien concises. Je suis un homme tranquille et pacifique qui aime la modération réfléchie et… et la réflexion modérée. Tous ceux qui me connaissent peuvent l’attester.
Oui, oui, certes, Aslaksen.
J’ai appris à l’école de la vie et de l’expérience que la modération et la tempérance sont les vertus qui profitent le mieux aux citoyens…
Écoutez.
… et que circonspection et tempérance font aussi l’affaire de la société. Je dois donc engager l’honorable citoyen qui a convoqué cette réunion à faire tout son possible pour se maintenir dans les limites de la modération et de la tempérance.
À la santé de la société de tempérance !
Brrr ! que le diable…
Chut, chut !
Pas d’interruptions, messieurs ! — Quelqu’un demande-t-il la parole ?
Monsieur le président !
Monsieur le maire Stockmann a la parole.
Étant donnée la proche parenté qui, comme on le sait sans doute, me lie au médecin des eaux, je préférerais ne pas prendre la parole ce soir. Mais ma position vis-à-vis de l’établissement et mon souci des intérêts vitaux de notre cité m’obligent à présenter une motion. Je me plais à croire que pas un des citoyens ici présents ne souhaite la diffusion de certains bruits mal fondés, exagérés en tout cas, touchant les conditions sanitaires de la ville.
Non, non, non ! Pas de ça ! Nous protestons !
Je propose, en conséquence, que l’assemblée n’autorise pas le médecin des eaux à lire ou à développer son exposé.
N’autorise pas… ? Ah ça !
Hem, hem !
Allons, va pour n’autorise pas !
J’ai, dans « le Messager du Peuple », renseigné le public sur les faits essentiels, en sorte que tous les citoyens bien pensants peuvent facilement se faire une opinion. On peut juger, d’après cela, que le projet du médecin des eaux, — outre qu’il constitue un vote de méfiance contre ceux qui dirigent les intérêts de la ville, — tend au fond à imposer aux contribuables une charge de quelques centaines de mille couronnes, pour le moins.
Silence, messieurs ! Je me permets d’appuyer la motion du maire. C’est aussi mon opinion, qu’il y a dans le mouvement soulevé par le docteur une arrière-pensée. Il parle de l’établissement, mais ce qu’il médite en réalité c’est une révolution. Il veut transférer le pouvoir en d’autres mains. Oh ! personne ne met en doute l’honorabilité de ses vues. Il ne peut y avoir assurément qu’un seul avis là-dessus. Moi aussi, je suis partisan du gouvernement du peuple par le peuple, pourvu que cela ne coûte pas trop cher aux contribuables. Mais ce serait ici le cas. Voilà pourquoi — non, le diable m’emporte, — avec votre permission, — si je puis suivre le docteur Stockmann dans cette affaire. On peut aussi payer les violons trop cher à la fin. Voilà ce que j’en pense, moi.
Moi aussi, je sens le besoin de définir mon attitude. Le mouvement provoqué par le Dr Stockmann semblait tout d’abord gagner quelques sympathies et je l’ai appuyé aussi impartialement que j’ai pu. Mais bientôt nous nous aperçûmes que nous avions été induits en erreur, que l’exposé était faux…
Faux !…
Mettons sujet à caution. Les explications du maire vous en ont convaincus. J’espère que personne ici ne met en doute mes tendances libérales. Tout le monde connaît l’attitude du « Messager du Peuple » dans les grandes questions politiques. Mais des gens d’expérience et de bon sens m’ont appris que, lorsqu’il s’agit d’affaires purement locales, le devoir d’un journal est de procéder avec une certaine prudence.
Je suis tout à fait d’accord avec l’orateur.
Et il est hors de doute que, dans l’affaire qui nous occupe, le Dr Stockmann a la volonté générale contre lui. Or, quel est, Messieurs, le premier devoir d’un rédacteur ? N’est-ce pas d’agir en concordance avec les idées de ses lecteurs ? Va-t-il pas reçu une sorte de mandat tacite qui l’oblige à combattre sans trêve ni repos pour le bien de ceux dont il représente les opinions ? Serais-je dans l’erreur ?
Son, non, non ! Le rédacteur Hovstad a raison !
Il m’en a coûté, et beaucoup, de rompre avec un homme dont j’ai été l’hôte assidu ces derniers temps, — avec un homme qui, jusqu’à ce jour, a été l’objet des sympathies générales de ses concitoyens, — avec un homme dont le seul, ou, en tout cas, le principal défaut est de consulter son cœur plutôt que sa tête.
C’est vrai ! Hourrah pour le Dr Stockmann !
Mais mes devoirs sociaux m’ont imposé cette rupture. Et puis il y a encore une considération qui me pousse à le combattre pour l’arrêter, si c’est possible, sur la voix fatale où il s’est engagé : je songe à sa famille…
Tenez-vous-en aux conduites et au cloaque !
… Je songe à son épouse et à ses enfants en bas âge.
C’est nous, ça, dis mère ?
Chut !
Allons, je mets aux voix la proposition de monsieur le maire.
C’est inutile ! Je ne compte pas parler ce soir de toute cette cochonnerie qui empoisonne les bains. Non ! J’ai tout autre chose à vous faire entendre.
Qu’est-ce que cela peut bien être encore ?
Je suis un contribuable ! et alors, j’ai, moi aussi, le droit de dire mon opinion ! Et je suis pleinement, parfaitement, incroyablement persuadé que…
Silence, là-bas !
Il est ivre ! à la porte !
Ai-je la parole ?
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.
J’aurais voulu voir, il y a quelques jours, qu’on essayât de me museler, ainsi qu’on la fait ce soir ! Comme un lion, j’aurais défendu mes droits d’homme les plus sacrés ! Mais que m’importe aujourd’hui ! Il y a des questions plus graves sur lesquels je tiens à me prononcer.
J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. J’ai ruminé bien des pensées, j’en ai tant ruminé qu’à la fin elles commençaient à bourdonner dans ma tête…
Hem !…
Mais j’ai fini par m’y retrouver. Alors, tout m’est apparu si nettement ! C’est si facile à exposer ! Voilà pourquoi vous me voyez ce soir devant vous. Oui, mes chers concitoyens, j’ai des révélations à vous faire ! J’ai à vous révéler une découverte d’une tout autre portée que l’empoisonnement de nos conduites d’eau et que l’état pestilentiel du terrain d’où viennent nos bains sanitaires.
Silence sur les bains ! Nous ne voulons pas en entendre parler. Pas un mot là-dessus !
Je le répète, j’ai à vous parler de la grande découverte que j’ai faite ces jours-ci. Ce que j’ai découvert, c’est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées, que toute notre société bourgeoise repose sur le sol pestilentiel du mensonge.
Que dit-il là ?
Une telle insinuation !…
J’invite l’orateur à se modérer.
J’ai aime ma ville natale autant qu’on peut aimer l’abri tutélaire de ses jeunes années. Je n’étais pas vieux quand je quittai ces parages et l’on eût dit que l’éloignement, la nostalgie, le souvenir auréolassent à mes yeux les hommes et les choses de ce pays.
Ce fut ainsi que je passai bien des années dans un coin perdu de l’extrême nord. Au contact des hommes qui vivent çà et là entre les récifs de cette terre désolée, je me demandai parfois si l’on n’eût pas rendu un meilleur service à ces pauvres créatures dégradées en leur envoyant un vétérinaire au lieu d’un homme comme moi.
Dieu me damne si j’ai jamais entendu… !
C’est bafouer une honorable population !
Attendez un peu ! — Personne, je crois, ne saurait prétendre que j’aie oublié là bas ma ville natale. J’étais comme un oiseau de proie couvant son œuf et, ce qui devait sortir de cet œuf, c’était le plan de l’établissement thermal.
Et quand enfin je fus assez favorisé par un sort propice pour pouvoir rentrer chez moi, ah ! mes chers concitoyens, il me sembla que je n’avais plus rien à désirer. Ou plutôt si ! j’avais un désir, brûlant, impérieux, irrésistible : c’était de pouvoir me consacrer au bien de ma ville et de ma communauté.
Singulière manière de s’en acquitter… hem.
C’est ainsi que je nageais dans une aveugle félicité, jusqu’à ce que, hier matin, — ou plutôt non, — avant-hier, dans l’après-midi, mes yeux se fussent, tout à coup, ouverts tout grands et la première chose que j’aperçus ce fut l’incommensurable bêtise de l’autorité…
Monsieur le président ?
De par le droit que me donne mon poste de président… !
C’est une mesquinerie que de s’attacher à un mot, monsieur Aslaksen. Tout ce que je voulais dire c’est que je fus frappé de l’incommensurable cochonnerie dont nos hommes dirigeants s’étaient rendus coupables dans la question des bains, Je ne puis souffrir les hommes dirigeants. Je les ai en abomination. — J’ai assez rencontré de cette engeance sur mon chemin. Ils me rappellent des boucs lâchés dans une jeune plantation. Ils ne font que dégâts partout. Impossible à un homme libre d’avancer sans se heurtera eux de quelque côté qu’il se tourne. — Ce que je préférerais encore ce serait d’en voir détruire la race, comme on procède envers d’autres bêtes nuisibles…
Monsieur le président, peut-on laisser passer de telles expressions ?
Monsieur le docteur… !
Je ne comprends pas que j’aie mis tant de temps à voir clair dans l’âme de ces messieurs. J’avais pourtant sous les yeux presque journellement, dans cette ville même, un superbe échantillon de l’espèce dans la personne de mon frère Pierre, homme aux mouvements lents, aux préjugés tenaces…
C’est-il moi que vous visez ? C’est que, moi aussi, je m’appelle Pierre, mais le diable m’emporte si…
À la porte l’ivrogne ! À la porte ! À la porte !
Qu’est-ce que c’est que cet individu ?
Je ne le connais pas, monsieur le maire.
Il n’est pas de la ville.
Cela doit être un colporteur étranger, venu de… (Le reste des paroles se perd dans le bruit.)
L’homme a évidemment bu trop de bière. — Continuez, monsieur le docteur, mais tâchez de vous tenir dans les limites de la modération et de la tempérance.
Fort bien, mes chers concitoyens. Je n’en dirai pas davantage sur nos hommes dirigeants. D’autant plus que, si quelqu’un augurait de ce que je viens de dire que je veux m’en prendre ce soir à ces messieurs, il se tromperait, — il se tromperait du tout au tout. Car j’ai la douce consolation de croire que les traînards, que tous ces vieux débris d’un monde intellectuel qui s’en va prendront eux-mêmes admirablement soin de leur mort. Point n’est besoin d’un médecin pour hâter leur trépas. Et ce n’est pas non plus cette sorte de gens qui constitue pour la société le « langer le plus imminent. Ce ne sont pas eux qui mettent le plus d’activité à empoisonner les sources de notre vie morale et à empester le sol sur lequel nous nous mourons. Ce ne sont pas eux, les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté.
Qui est-ce alors ? qui est-ce ? Nommez-les !
Oui, vous pouvez y compter, je les nommerai ! car c’est précisément là la grande découverte que j’ai faite hier. (Haussant la voix.) L’ennemi le plus dangereux de la vérité et de la liberté parmi nous c’est la majorité compacte. Oui, c’est la majorité compacte, la majorité libérale, — c’est bien elle ! Maintenant, vous le savez.
Le président espère que l’orateur retirera ses expressions irréfléchies.
Jamais de la vie, monsieur Aslaksen. C’est la grande majorité de notre population qui me dépouille de ma liberté et veut m’empêcher de dire la vérité.
La majorité a toujours le droit pour elle.
Et la vérité, elle l’a aussi pour elle, Dieu me damne !
La majorité n’a jamais le droit pour elle. Jamais, vous dis-je ! C’est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et capable de penser doit nécessairement s’insurger. Oui est-ce qui constitue la majorité des habitants d’un pays ? Les gens intelligents ouïes imbéciles ? Nous sommes, je pense, tous d’accord pour affirmer que, si l’on considère le globe terrestre dans son ensemble, les imbéciles y forment une écrasante majorité. Mais alors, quand le diable y serait, il n’y a pas de droit au monde qui mette les gens intelligents sous la dépendance des imbéciles !
Oui, oui, vous pouvez crier plus haut que moi, mais vous ne pouvez pas me répondre. La majorité a pour elle le pouvoir, hélas ! mais non point le droit. Le droit est de mon côté, à moi, et du côté de quelques individus isolés. Le droit est toujours du côté de la minorité.
Ah ! ah ! le Dr Stockmann s’est donc fait aristocrate depuis avant-hier !
Je le répète, il ne me convient pas de perdre mon temps à parler du faible troupeau des retardataires rachitiques et courts d’haleine qui n’ont plus rien de commun avec le grand mouvement de la vie. Je songe au petit nombre, aux individus isolés qui se sont emparés de toutes les vérités naissantes. Ce sont, pour ainsi dire, des hommes placés aux avant-postes, si loin que la majorité compacte ne peut encore les rejoindre. Ils défendent là-bas des vérités trop fraîchement écloses sur le terrain de la vie consciente pour qu’une majorité ait déjà pu se grouper autour d’elles.
Alors, c’est en révolutionnaire que vous vous êtes transformé, monsieur le docteur ?
Eh ! grand Dieu, oui, monsieur Hovstad. Je me propose de faire une révolution contre le mensonge qui veut que la majorité détienne le vrai. Quelles sont donc ces vérités autour desquelles la pluralité des hommes aime à se grouper ? Ce sont des vérités si avancées en âge qu’elles sont sur le point de se décomposer. Mais quand une vérité en est là, elle est aussi sur le point de devenir un mensonge, messieurs.
Oui, oui, croyez-m’en si vous voulez, mais les vérités n’ont pas, comme on se l’imagine vulgairement, la résistance d’un Mathusalem. Une vérité de complexion normale vit d’ordinaire — mettons 17, 18, tout au plus 20 ans, rarement davantage. Mais ces vérités surannées sont toujours d’une maigreur effrayante. Elles n’ont plus que la peau et les os. Et pourtant, c’est alors seulement que la majorité s’en occupe enfin et qu’elle les recommande à la société comme une saine nourriture morale. Or, je puis vous assurer que de tels aliments n’ont guère de valeur nutritive. Comme médecin, je dois m’y entendre. Toutes ces vérités majoritaires ne peuvent être comparées qu’à de la vieille salaison. On dirait des jambons desséchés, verdâtres et moisis ; de là provient le scorbut moral qui gagne les sociétés.
Il me semble que l’honorable orateur s’écarte considérablement de son sujet.
Je ne puis que me ranger à l’avis du président.
Ah ça ! tu es fou, Pierre ! Mais j’y suis en plein, dans mon sujet. Car je ne veux pas dire autre chose, sinon que la pluralité des hommes, la masse, — enfin cette satanée majorité compacte, — que c’est elle, entendez bien, qui empoisonne les sources de notre vie morale et empeste le terrain sur lequel nous nous mouvons.
Et tout cela parce que la grande majorité populaire et libérale a le bon sens de ne s’incliner que devant des vérités certaines et reconnues.
Ah ! mon cher monsieur Hovstad, ne me parlez donc pas de vérités certaines ! Les vérités reconnues par la masse, par la multitude, ce sont ces mêmes vérités que les combattants d’avant-postes tenaient pour certaines du temps de nos grands-pères. Nous, les combattants d’avant-postes d’aujourd’hui, nous ne les reconnaissons plus. Et je crois même qu’en fait de vérité certaine il n’en existe qu’une : c’est que nulle société ne peut vivre en bonne santé si elle n’a pour toute nourriture que ces vieilles vérités sans consistance.
Fort bien, mais au lieu de propos en l’air, il serait amusant de vous entendre dire ce que sont ces vérités sans consistance dont nous vivons.
Oh ! je pourrais vous en énumérer toute une masse, de ces objets de rebut. Mais, pour commencer, je m’en tiendrai à une vérité reconnue, qui, au fond, n’est qu’un vilain mensonge, mais dont M. Hovstad, et « le Messager », et toute la clientèle du « Messager » n’en font pas moins leur pâture ordinaire.
Et c’est ?
C’est la doctrine que vous avez héritée de vos aïeux et que vous allez propageant étourdîment de droite et de gauche, la doctrine d’après laquelle le vulgaire, la masse, la foule constituerait l’essence du peuple, serait identique avec le peuple lui-même, — la doctrine qui, à l’homme du commun, à celui qui représente l’ignorance et les infirmités sociales, attribue le même droit de condamner et d’approuver, de régner et de gouverner qu’aux êtres distingués qui composent l’élite intellectuelle.
Ah bien ! Dieu me damne si j’ai jamais…
Citoyens, notez bien ces paroles !
Oh, oh ! nous ne sommes donc pas le peuple ? Il n’y a donc que les gens distingués qui aient le droit de gouverner ?
À la porte, celui qui parle ainsi !
À la porte !
Embouche ta trompette, Evansen.
Voyons ! soyez donc raisonnables ! Souffrez qu’on vous parle, ne fût-ce qu’une fois, le langage de la vérité. Je ne vous demande pas de partager immédiatement mon avis, tous tant que vous êtes. Mais je me serais attendu à ce que M. Hovstad, du moins, réflexion faite, me donnât raison, lui qui se dit libre-penseur.
Libre-penseur ? Comment ! Le rédacteur Hovstad serait libre-penseur ?
Prouvez-le, docteur Stockmann ! Où ai-je écrit cela ?
Ma foi, non, vous êtes dans le vrai. Vous n’avez jamais eu ce courage. Allons ! je ne veux pas abuser de votre embarras, monsieur Hovstad. Admettons que ce soit moi, qui sois libre-penseur. Aussi bien je tiens à établir scientifiquement, de façon à ce que vous en soyez tous convaincus, comme quoi M. Hovstad et « le Messager du Peuple » vous font honteusement poser lorsqu’ils vous affirment que vous, le vulgaire, la masse, la foule, constituez l’essence même du peuple. Ce n’est là, entendez-vous, qu’un mensonge de presse ! Le vulgaire n’est que la matière brute qui demande à être transformée en peuple.
Eh ! n’en est-il pas ainsi de tout le reste du règne animal ? Comparez un peu les espèces cultivées avec celles qui ne le sont pas. Prenez une simple poule de village : que peut bien valoir la chair de cette maigre volaille rabougrie ? Pas grand’chose, n’est-ce pas ? Et voyez les œufs qu’elle pond : une corneille ou une pie de taille ordinaire vous en pondront de presque aussi beaux. En revanche, considérez une poule de race cultivée, espagnole ou japonaise, ou encore une dinde, un noble faisan, que sais-je ? la différence saute aux yeux. Et les chiens donc, avec qui nous sommes en si étroite communauté ? Figurez-vous d’abord un simple chien de village, un de ces misérables roquets qui courent, pelés, le long des rues, en salissant les murs. Et maintenant mettez-le à côté d’un beau caniche, de ceux qui, pendant plusieurs générations, ont été élevés dans des maisons seigneuriales, nourris de mets délicats, l’oreille faite aux sons de la musique et d’un langage harmonieux. Ne croyez-vous pas que le caniche aura le crâne autrement développé que le roquet ? Vous pouvez y compter ! Ce sont des caniches de cette sorte que certains industriels prennent tout jeunes pour leur enseigner les tours les plus invraisemblables. Jamais un roquet n’en apprendra de pareils, se mit-il la tête en bas et les pattes en air.
Vous voulez maintenant nous transformer en chiens !
Nous ne sommes pas des bêtes, monsieur le docteur !
Eh, ma foi, si, mon petit père, nous sommes des bêtes ! De véritables bêtes, aussi authentiques que possible, tous tant que nous sommes. Ce qui est vrai, par exemple, c’est qu’il y a parmi nous fort peu de bêtes de race. Ah ! il y a une terrible distance entre l’homme caniche et l’homme roquet. Le plus plaisant de l’affaire, c’est que M. Hovstad est parfaitement d’accord avec moi tant qu’il ne s’agit que de bêtes à quatre pattes.
Oui, oui, tenons-nous-en là.
Mais sitôt que j’étends le principe aux animaux à deux pieds, M. Hovstad s’arrête. Il n’ose plus avoir ses propres idées, suivre sa pensée jusqu’au bout. Il renverse toute la doctrine et proclame dans « le Messager » que la poule de village et le chien de rue sont les plus beaux ornements de l’animalité. Mon Dieu, il en est toujours ainsi, tant qu’un homme n’a pas éliminé ce qu’il y a de plèbe en lui pour atteindre à la vraie distinction morale.
Je ne prétends à aucune distinction. Je descends d’une simple famille de paysans et je suis fier de plonger mes racines dans cette plèbe qu’on vilipende ici.
Vive Hovstad ! Hourrah, hourrah !
Pour trouver la plèbe dont je parle, il est inutile de plonger dans des profondeurs. Elle rampe et fourmille tout autour de nous, jusqu’au haut de l’échelle sociale. Sans aller bien loin, regardez votre propre maire, si coquet, si soigné de sa personne ! Mon frère Pierre est, je vous assure, aussi plébéien qu’il est possible de l’être…
Je proteste contre de telles personnalités.
… Et, s’il l’est, ce n’est pas parce que nous descendons, lui et moi, de je ne sais quel vilain pirate de Poméramie ou des environs, — car c’est notre cas…
Une légende absurde, que je nie !
… mais parce qu’il pense ce que pensent ses supérieurs et que ses opinions sont celles de ses supérieurs. Quiconque agit ainsi est, au moral, un plébéien. Et voilà pourquoi mon frère Pierre, malgré ses grands airs, est, au fond, si diantrement loin d’être un homme distingué, — et, par conséquent, si loin d’être un homme libéral.
Monsieur le président !
Vraiment ? Il n’y a donc, chez nous, que les gens distingués qui soient libéraux ? Voilà certes une conception nouvelle.
Oui, c’est encore une de mes découvertes. Et en voici une autre, le vrai libéralisme, qui est la liberté d’esprit, se confond exactement avec la moralité. Voilà pourquoi, je le répète, « le Messager du Peuple » est impardonnable de répandre quotidiennement une fausse doctrine, d’après laquelle il n’y aurait de libérale que la masse, la foule, la majorité compacte, seules gardiennes de la morale, tandis que la culture ferait suinter dans nos mœurs le vice, la corruption et toutes les malpropretés de l’âme, comme les tanneries du Mœlledal font suinter des ordures dans nos eaux minérales.
Et c’est ce même « Messager du Peuple » qui proclame que la masse adroit à de plus hautes conditions d’existence ! Mais, de par tous les diables, si la doctrine du « Messager » tenait debout, accorder ces conditions à la masse équivaudrait exactement à la précipiter dans le vice et dans la corruption ! Heureusement, il n’y a là qu’un vieux mensonge dont nous avons hérité de nos pères. Non, ce n’est pas la culture qui démoralise, c’est l’abrutissement, la pauvreté, les misérables conditions de la vie qui accomplissent cette œuvre infernale ! Dans une maison où l’on n’aère pas et où l’on ne balaie pas tous les jours, — Catherine, ma femme, prétend même qu’on doit laver quotidiennement le plancher, mais c’est sujet à contestation, — dans une telle maison, dis-je, il ne faut que deux à trois ans pour que ses habitants perdent la faculté de penser et d’agir conformément aux préceptes de la morale. Le défaut d’oxygène débilite la conscience. Et il est à supposer que l’oxygène manque dans un très grand nombre de maisons de notre ville, puisque la majorité compacte est assez dépourvue de conscience pour vouloir fonder la prospérité publique sur la base pestilentielle de la fraude et du mensonge.
On n’a pas le droit de lancer une si grossière accusation contre toute une communauté de citoyens.
Je propose au président de retirer la parole à l’orateur.
Oui, oui, c’est juste ! Retirez-lui la parole !
En ce cas, je crierai la vérité à tous les coins de rues ! J’écrirai dans les journaux des autres villes ! Tout le pays saura où nous en sommes !
On dirait presque que le docteur Stockmann a l’intention de ruiner notre cité.
Oui, j’aime à tel point ma ville natale que je préférerais l’anéantir plutôt que de voir sa prospérité s’élever sur un mensonge.
Ce sont là des paroles un peu fortes.
Il faut être un ennemi du public pour vouloir ainsi détruire toute une communauté !
Eh ! qu’importe la destruction d’une communauté qui ne vit que de mensonge ! Il faut qu’elle soit rasée du sol, entendez-vous ! Tous ceux qui se nourrissent de mensonge doivent être exterminés comme des bêtes malfaisantes ! Vous finirez par empester tout le pays 1 Tout le pays, grâce à vous, méritera bientôt d’être réduit à néant. Et, si les choses en viennent là, alors vous m’entendrez dire du plus profond de mon cœur : périsse tout le pays, croule et périsse tout ce peuple !
Cela s’appelle parler en véritable ennemi du peuple !
Dieu me damne, je viens d’entendre la voix du peuple !
Oui, oui, oui, c’est un ennemi du peuple ! Il hait son pays ! Il…
Comme homme et comme citoyen, je suis profondément indigné de ce qu’il m’a fallu entendre ici. Le docteur Stockmann s’est révélé sous un jour inattendu. Je dois malheureusement m’associer à une opinion qui vient d’être exprimée par d’honorables citoyens. Et je suis d’avis que nous formulions cette opinion en votant une résolution. Je propose la formule suivante : « L’assemblée déclare considérer le docteur Thomas Stockmann, médecin des eaux, comme un ennemi du peuple. »
Insensés que vous êtes… ! Je vous dis que…
Le docteur n’a plus la parole. Il faut un vote formel. Mais, pour ménager les sentiments personnels, il ne doit pas être oral ni nominal. Avez-vons un peu de papier, monsieur Billing ?
En voici du blanc et du bleu…
Fort bien. De cette façon, cela ira plus vite. Découpez-le en petits morceaux… : là ! (À l’assemblée.) Les papiers bleus signifient non, les blancs signifient oui. Je vais moi-même recueillir les votes.
Qu’est-ce qui arrive au docteur, dites donc ? que faut-il en penser ?
Vous savez combien il est irréfléchi.
Écoutez, vous qui fréquentez la maison : avez-vous remarqué qu’il boive.
Dieu me damne si je sais que vous dire. Chaque fois qu’on entre, il y a toujours du toddy sur la table.
Non, je le crois plutôt un peu timbré.
Eh ! eh ! il se pourrait en effet qu’il y eût un peu de folie héréditaire dans la famille.
Ma foi, c’est bien possible.
Mais non, c’est de la méchanceté pure : il a voulu se venger d’une chose ou d’une autre.
Précisément, un de ces jours, il parlait d’une augmentation de traitement. On la lui aura refusée.
Eh ! mais alors tout s’explique !
J’en veux un bleu, moi ! Et puis un blanc aussi !
Voici encore l’homme ivre ! À la porte !
Eh bien ! Stockmann, vous voyez maintenant à quoi mènent les tours de singe ?
J’ai fait mon devoir.
Que disiez-vous donc des tanneries du Mœlledal ?
Vous l’avez bien entendu : j’ai dit que c’est de là que viennent toutes ces saletés.
De la mienne aussi ?
Hélas ! la vôtre est, je crois, la pire de toutes.
Comptez-vous mettre cela dans les journaux ?
Je ne mets rien sous le boisseau.
Cela pourra vous coûter cher, Stockmann.
Eh bien ! capitaine, vous louez donc votre maison à des ennemis du peuple ?
Il me semble, monsieur, que j’ai le droit de disposer de ma propriété comme je l’entends.
Alors, vous ne pouvez pas m’en vouloir si j’en fais autant de la mienne.
Que voulez-vous dire ?
Vous aurez de mes nouvelles demain.
N’était-ce pas votre armateur, Horster ?
Oui, c’était monsieur Vik.
Messieurs, permettez-moi de vous faire connaître le résultat. Par toutes les voix sauf une…
La voix de l’homme ivre !
Par toutes les voix sauf celle d’un homme pris de vin, l’assemblée déclare que le docteur Thomas Stockmann, médecin des eaux, est un ennemi du peuple. (Cris et assentiments.) Vive notre vieille et honorable communauté ! (Nouveaux cris d’approbation.) Vive notre vaillant et énergique maire, qui a si loyalement étouffé la voix du sang ! (Hourrah.) La séance est levée.
Vive le président !
Vive l’imprimeur Aslaksen !
Mon chapeau et mon pardessus, Pétra ! Capitaine, avez-vous des places à bord pour le Nouveau-Monde ?
Pour vous et les vôtres, il y aura toujours des places, monsieur le docteur.
C’est bien. Viens, Catherine ! Venez, enfants !
Je t’en prie, Thomas, prenons la porte de derrière.
Pas de porte de derrière, Catherine. (Haussant la voix.) Vous entendrez parler de l’ennemi du peuple, avant qu’il secoue sur vous la poussière de ses sandales ! C’est que je n’ai pas la mansuétude de qui vous savez. Je ne dis pas que je vous pardonne, car vous ne savez ce que vous faites.
Une telle comparaison est un blasphème, docteur Stockmann !
Dieu me damne ! C’est raide à entendre pour un homme sérieux.
Le voici qui menace maintenant !
Allons lui casser les vitres ! Jetez-le dans le fiord !
Embouche ton clairon, Evensen ! Sonne, sonne !
Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple !
Dieu me damne si je vais ce soir boire du toddy chez les Stockmann.