Un Ennemi du peuple/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par Le Comte Prozor.
Perrin et Cie (p. v-lix).


PRÉFACE


À Madame Elisabeth Fœrster-Nietzsche.

I

C’était en 1881. Les Revenants venaient de soulever contre Ibsen l’indignation publique. Les portes de tous les théâtres de Norvège s’étaient refermées soudain devant celui qui, à plusieurs reprises, les avait triomphalement forcées. L’auteur longtemps combattu mais définitivement victorieux de la Comédie de l’Amour et des Soutiens de la Société ne trouva pour accueillir sa nouvelle pièce qu’un directeur suédois, M. Lindberg, dont la troupe faisait à cette époque une tournée Scandinave. Ce fut lui qui révéla aux Norvégiens les Revenants traduits dans sa langue. Pendant quinze ans et plus, les habitants de Christiania ne devaient les voir qu’en traduction, comme de simples Parisiens. Notez que c’était la période héroïque où Paris s’enrichissait d’une phalange ibsénienne pareille à celles que possédaient déjà Berlin, Munich et Vienne, à celles que Londres, Rome, Saint-Pétersbourg, Madrid, New-York allaient bientôt voir apparaître. N’importe ! les triomphes lointains du maître dont la gloire rejaillissait sur son pays, la rapidité foudroyante avec laquelle il avait créé tout un courant nouveau de sentiments, d’idées, de tendances et appelé à la vie tout un élément inconnu, rien de cela ne pouvait prévaloir contre le mouvement instinctif qui faisait reculer les Norvégiens devant le monstre qu’un des leurs avait évoqué du fond ténébreux de sa pensée. Mais était-ce bien un des leurs ? Ils n’en avaient pas le sentiment. Ils ne l’ont point encore. Depuis ce temps, Ibsen a pu, à force de gloire, forcer le pays où il est né à dire fièrement : « Il est à nous. » A le dire, oui. Mais à le penser, à le sentir ? Eh bien ! franchement non. L’orgueil dont je parle, je l’ai toujours vu mêlé d’une sorte de gêne. Qu’ils l’avouent ou non, et les plus sincères l’avouent, cette gloire leur est un fardeau à porter. Et puisque l’humanité en revendique, leur déclare-t-on, sa part, ils le lui céderaient volontiers tout entier : « Prenez-le, » diraient-ils si l’on insistait, « et laissez-nous notre Bjôrnson. »

La première fois que je le vis, — c’était à Munich, en 1 890, — Ibsen me donna une très consciencieuse étude sur son œuvre et sur sa personne, due à M. Jaeger, un fervent, un zélateur. Mais la ferveur de M. Jaeger est de celles, très fréquentes chez les peuples protestants, qui poussent moins à s’inspirer de l’idéal d’un maître qu’à voir dans le maître l’incarnation de son propre idéal, à soi. M. Jaeger, qui est évidemment un bon Norvégien, s’efforce d’établir que son grand concitoyen a le cœur le plus ardemment patriotique qui ait jamais battu dans une poitrine norvégienne. En me tendant cette biographie, Ibsen me dit : « Ne vous attachez pas trop aux appréciations, — il y aurait à gloser là-dessus, — mais je vous recommande beaucoup ce qui se rapporte à mon ascendance. Vous trouverez de tout là dedans : du sang" danois, écossais, allemand, norvégien, et peut-être cela vous expliquera-t-il bien des choses. » En disant cela, il s’animait et souriait du sourire acéré d’un analyste qu’amuse le résultat de ses pénétrantes recherches. Aimant sonder les êtres particuliers tout comme l’être collectif, la société, il lui plaît, à un moment donné, de jeter la sonde dans sa propre nature. Aimant remonter, par l’analyse, jusqu’aux raisons cachées des phénomènes psychologiques et sociaux, il éprouve de temps à autre une jouissance spéciale à décomposer son propre esprit et son propre tempérament en leurs éléments premiers. Mais il ne s’arrête pas là. De ces éléments, il lui conviendrait de former une substance douée de vertus particulières dont son génie pût tirer parti. Car son génie c’est l’inanalysable, c’est l’impression première, individuelle et libre, qui s’affranchit des influences d’origine et de milieu, qui s’isole de tout et qui joue avec la matière.

Bien au fond, chez Ibsen, il y a le poète inspiré. Ce poète apparaît par instants seulement et ce qu’il nous dit alors semble renverser la raison, à force de pousser l’idée jusqu’à ses dernières limites. Puis nous nous apercevons que la raison qu’il renverse était une raison caduque. Elle n’avait plus qu’à tomber. Et l’idée, en apparence excessive et paradoxale, dont l’apparition nous troublait, cette idée, nous commençons à le voir, représente une raison nouvelle. Nous savons que nous la comprendrons plus tard, mais nous ne pouvons encore que la sentir. Et Ibsen veut nous la faire sentir aussi fort que possible. Pour cela, il n’y a pas de plus sûr procédé que de faire apparaître la faiblesse de la raison contraire, de notre raison usuelle et commune. Nul n’y excelle comme lui. Bon nombre de ses personnages, en vivant comme tout le monde vit et en raisonnant comme tout le monde raisonne, arrivent à de tels résultats que le monde où ils s’agitent semble, — on l’a dit, — une maison de fous. Et ce qu’il y a de terrible, c’est que ces personnages ne sont autres que vous et moi, que nous tous. Ce ne sont pas, en général, des êtres d’exception ni dans le bien ni dans le mal. Ils ont les forces et les faiblesses du vulgaire et, si ces forces et ces faiblesses produisent des catastrophes qu’elles ne produisent pas souvent dans le cours ordinaire de la vie, c’est que le poète, usant de son droit, les fait agir dans des conditions exceptionnelles, bien choisies pour nous en montrer le caractère véritable. Ces catastrophes sont toujours amenées par le jeu des principes qui conduisent la société et qui nous conduisent nous-mêmes. Ibsen ne combat pas ces principes par le raisonnement. Il les expose, il leur donne même une base aussi logique qu’il peut, et puis il les laisse agir. Que voyons-nous ? Les conséquences les plus monstrueuses. Oh ! pas toujours au point de vue de ceux qui représentent ces principes. Mais à celui où le poète a su nous placer, nous, spectateurs ou lecteurs, sans que nous nous en soyons aperçus. Il est venu sournoisement nous bouleverser nos conceptions. Il est venu saper les bases mêmes de notre raison. Et comment ? En nous faisant toucher, sentir, aimer des êtres dont l’atmosphère vitale est tout autre que celle du commun, est irrespirable pour le commun, mais devient tout à coup, par la magie de l’art, si respirable pour nous que, pendant un moment, nous ne pouvons en respirer d’autre. Pour rentrer dans notre ambiance ordinaire» nous avons besoin d’un effort, que nous finissons par faire, hélas ! le livre une fois fermé ou le rideau une fois baissé. Il faut bien vivre. Or, que sont ces êtres ? Chose étrange ! ces êtres c’est encore vous et moi, mais un vous et un moi tout autres, et que nous sentons pourtant en nous, et que nous reconnaissons parfaitement. Les mobiles qui les déterminent pourraient fort bien nous déterminer nous-mêmes, si nous les laissions faire.

Entendons-nous : ces mobiles ne sont pas des entraînements de tempérament. Les entraînements de cette sorte, c’est encore de la dépendance. Notre tempérament est formé par les conditions où nous sommes nés. La nature de notre pays et le passé de notre race s’y réfléchissent et s’y résument. Et si nous nous laissons entraîner par lui, nous sommes les esclaves d’une force extérieure. Or, ce qui agit dans les personnages ibséniens dont je parle, dans ceux qui nous font sortir de notre orbite traditionnelle et conventionnelle pour nous entraîner dans une orbite nouvelle, ce qui agit en eux c’est la volonté, qui crée l’individu. C’est la volonté libre, qui n’a d’autre règle qu’elle-même. Mais c’est une volonté humaine, une volonté individualisée, consciente, qui cherche délibérément à se manifester. Si elle ne peut y arriver par la construction d’un monde qui obéisse aux lois de la raison absolue et éternelle, de même essence qu’elle, divine comme elle, cette volonté tend à apparaître sous l’aspect d’une force destructrice. Elle s’attaque au monde qui obéit aux conventions passagères, aux vérités d’un jour, à tout ce qui n’est que loi arbitraire et que limitation. Je l’ai dit, elle opère avant tout par la critique, la critique droite, radicale et impitoyable des vains principes qu’elle se propose de détruire. Elle n’a pas de peine à établir leur vanité et à démontrer que cette vanité est malfaisante. Les arguments dont elle se sert ce sont des êtres, des faits, c’est de la vie. Nous voyons un Oswald Alving victime des tares paternelles qui lui ont vicié le sang et l’âme. En regardant plus attentivement et plus profondément, nous reconnaissons que ces tares elles-mêmes sont produites par une ambiance délétère. Elle atrophie les forces élémentaires et divines de notre être originel, en les enfermant dans un étau de principes factices, de mobiles étroits et de coutumes surannées. Tout cela a subi l’œuvre du temps. Le factice, l’étroit, le suranné, viennent de ce que, dans l’arbre social dont les Alving sont des rameaux, la sève s’est appauvrie, le développement est faussé, les tissus rétrécis ou morts. Poussons l’analyse plus loin encore : à quoi tient cette dégénérescence ? Au sol même et à l’atmosphère. Œuvre du temps encore une fois, œuvre lente des éléments contraires : longues nuits et jours sans soleil, conditions tristes, déprimantes, énervantes, démoralisantes.

Contre tout cela, l’homme se dresse ; l’individu, fort de son impulsion première, réagit contre les forces mauvaises ; la volonté, plus puissante que le temps et que les éléments, et sur qui la destruction n’a pas prise, lui échappe, dans le pire des cas, en se détruisant elle-même. J’ai médit jadis de Hedda Gabier et je m’en repens. Plus tard, à la scène (c’est la seule façon de bien comprendre Ibsen), j’ai reconnu ce qu’il y avait en elle. Elle est la force et la beauté originelles, attaquées, jusque dans leurs racines au fond de l’âme de Hedda, par les laideurs, les bassesses et les impuissances du monde où elle vit. Ne pouvant construire, elle détruit par un acte suprême de volonté individuelle et rebelle. Protestation et affirmation exaspérées, qu’il ne faut pas prendre cependant pour un cri de désespérance du poète, mais pour un cri d’avertissement.

Car Ibsen n’est pas un pessimiste. Ou plutôt il ne l’est que par rapport au monde tel qu’il est, à la société telle qu’elle est. Pour celle-ci, il n’y a pas, à ses yeux, de salut. Et il n’en faut pas : sauver la société telle qu’elle est, on ne pourrait le faire qu’en aggravant ses vices, car c’est par eux qu’elle existe. Le maire, dans Brand, le prouve bien. Pour sauver son troupeau, qui allait se perdre en suivant l’apôtre intransigeant, il ne trouve qu’un moyen : c’est de réveiller l’égoïsme et la cupidité de ce troupeau. Le maire dans l’Ennemi du Peuple en fait autant, comme nous verrons. Ces deux conducteurs du peuple tel qu’il est le conduisent par les chemins qui lui conviennent. Les deux hommes qui leur sont opposés, Brand et le Dr Stockman, le prophète religieux et le prophète indépendant, l’entraînent dans des voies où il risque de se perdre, où il se perdra certainement, à moins qu’il ne se transforme jusqu’à la racine de ses impulsions et de ses conceptions acquises, et qu’un mouvement subit de son être intime, originel et divin ne le fasse remonter d’un trait jusqu’à ses impulsions et à ses conceptions libres, antérieures aux compromis et aux réductions qu’exige de nous le pacte social. Ce mouvement libérateur c’est le prodige suprême dont Nora, rompant avec la vie de famille telle qu’elle est, parle à son mari. Et, tressaillant tout à coup, cet homme entend résonner obscurément au fond de sa propre âme, toute pleine cependant de principes mondains, l’écho de cette parole, de cette promesse mystérieuse : « le plus grand des prodiges ». Qui sait si ce prodige ne s’opérera pas, puisque l’âme même d’un Htelmer récèle secrètement l’élément de vie véritable, le germe étouffé mais indestructible qui seul nous donne droit au nom d’homme ? Qui sait si nous ne finirons pas par redevenir nous-mêmes, véritablement nous-mêmes, nous-mêmes « tels que nous sommes sortis des mains du Créateur », comme dit Peer Gynt au moment où Solveig va prononcer la parole de salut ? Le prodige suprême, l’émancipation de l’homme par la femme et de la femme par l’homme, qui est le vrai mariage d’où pourraient naître la famille, la société, le peuple tels qu’ils doivent être, ce prodige dont l’idée exalte Rubek et Irène dans l’admirable Epilogue que le destin a posé comme un sceau sur l’œuvre grandiose du maître, ce prodige s’accomplira-t-il un jour ? L’œuvre morte, le livre que brûle Hedda Gabier, la statue que maudit Irène, fera-t-elle place à l’œuvre vivante, à cet art de la vie, dont parle Brand, et dont l’art des artistes et des poètes n’est que l’ombre et le symbole ? Le nouvel Adam que Brand veut faire naître dans les âmes affranchies et virilisées viendra-t-il habiter les maisons à hautes tours que rêve pour lui le constructeur Solness ? Y a-t-il pour les âmes une autre force libératrice que la mort, qui affranchit Brand, Rosmer, Solness, Rubek ? Les voix insinuantes des Hilde, le ferment secret que nous apportent les Rebecca, la stimulante folie des Irène, nous poussent-ils seulement vers le néant ? Le vertige des hauteurs ne fait-il qu’un avec le vertige de l’abîme ? Ou bien faut-il croire à une ascension possible ? Et, puisque des énergies nous sollicitent vers les sommets, ces sommets ne sont-ils pas accessibles, si ne n’est pour nous du moins pour ceux qui viendront après nous ?

Dans Empereur et Galiléen, Maximos les montre à Julien comme le royaume futur de l’humanité en marche. Ibsen lui-même, dans un moment solennel, a rompu son mutisme pour faire entrevoir à ceux qu’exaltait son apparition (c’était à Stockholm, il y a quelque vingt ans) l’avènement d’un troisième règne vers lequel la race s’achemine. De temps en temps, dans son œuvre de ténèbres apparentes, un rayon soudain nous indique que la région qu’il nous fait traverser est un terrain d’épreuves mais non de désolation. Et quand, sa dernière œuvre achevée, il m’écrivait : « Je reviendrai au combat, mais avec un nouvel équipement et des armes nouvelles », ne se proposait-il pas de nous faire pénétrer enfin dans cette terre promise vers laquelle il nous avait conduits à travers les horreurs du désert social « où ne peut vivre un homme libre » ? Qui sait ? Dès le début, le créateur de la « pièce à problème » nous a placés devant un point d’interrogation. Il a dit de lui-même : « Ma mission n’est pas de répondre. » Et, après avoir mis tout en question, il s’est tu. Allait-il parler quand un sort tragique l’a violemment maintenu dans le silence ? Lui qui nous sollicite à nous affranchir des entraves de la société, s’affranchira-t-il lui-même de celles de la nature ? Entendrons-nous encore sa voix un jour qui serait, en vérité, un beau jour ? Ou son œuvre s’accomplira-t-elle sans lui ? Au Moïse qui nous aura conduits, sans y entrer lui-même, jusqu’au pays de Chanaan, quelque Josué succédera-t-il qui nous y fera pénétrer en terrassant les Moabites, les Amalécites et surtout les Philistins ? Ou, ce Josué, n’est-ce pas à chacun de nous de l’éveiller en soi ? N’est-ce pas à nous de répondre nous-mêmes ? Il se tut aussi, le Juste à qui l’on demandait ce qu’est la vérité. N’empêche que le monde lui doive la forme la plus accessible que la vérité ait jamais revêtue. Peut-être suffira-t-il, en fait d’indication positives, que l’œuvre d’Ibsen témoigne d’une chose : c’est que la transformation de l’humanité ne lui est jamais apparue comme une impossibilité absolue, c’est que, au contraire, il souriait secrètement à cette perspective, si incertaine qu’elle fût, et, de temps en temps, se tournait vers l’avenir, pour voir si le rêve n’allait pas se transformer en une réalité vivante. L’intérêt palpitant avec lequel il considère parfois reniant qui grandit, plein de mystères et de promesses, est un signe révélateur de l’état intime de son esprit. Cet homme espérait, il espérait avec ardeur, avec passion, une passion vibrante et inquiète, qui souvent le faisait trembler pour le sort de l’être auquel s’attachait son espoir. Il le voyait menacé, perdu ; un coup retentissait et Hedwige tombait ensanglantée ; un autre coup, et Hedda Gabier se tuait avec l’enfant qu’elle portait dans son sein. D’autres fois, c’était le spectre de la dégénérescence qui le hantait jusqu’à l’exaspération, jusqu’à préférer la mort du petit Eyolf au rachitisme auquel il le voyait condamné. Mais l’espoir était invincible. Il triomphait de la mort même et en faisait un instrument de régénération. Almers et Rita séchaient leurs larmes et l’enfant infirme était remplacé par tout une jeune et robuste couvée d’enfants étrangers, venus de n’importe où, appartenant à n’importe qui, mais portant en eux la vie et ses promesses.

De toutes les pièces d’Ibsen, il n’y en a pas une où cette note d’optimisme particulier, comme involontaire et irrésistible, retentisse aussi délibérément que dans celle où il anathématise avec le plus de violence une société, d’après lui, irrémédiablement condamnée et dont les tares mortelles y sont stigmatisées sans pitié, comme elles ne l’avaient jamais été depuis les prophètes anarchistes d’Israël.

II

L’Ennemi du Peuple a été écrit immédiatement après les Revenants. Entre le sort de ces derniers et la donnée de l’œuvre dont nous nous occupons, les biographes ont voulu établir une relation de cause à effet. Au cri public et unanime soulevé en Norvège par le coup de scalpel d’Ibsen mettant à nu, dans Oswald Alving, les tares congénitales de la race, ils ont juxtaposé les clameurs furieuses, unanimes aussi, de la foule ameutée contre Stockman quand il vient lui démontrer que la source de sa vie est empoisonnée. Et ils en ont conclu à une sorte de riposte que l’auteur de la pièce honnie aurait voulu faire à l’aide d’une autre pièce, plus directe, plus personnelle et encore plus provocante, comme il convenait à un tempérament de lutteur.

Ce commentaire, malgré les arguments spécieux dont il est étayé, m’inspire la plus grande méfiance. L’absence de tout démenti de la part d’Ibsen lui-même ne prouve rien. Je sais quel malin plaisir il ressent à contempler, après chacune de ses pièces, les efforts d’ingéniosité déployés par les commentateurs et les résultats, parfois étranges, où même étrangement comiques, auxquels il leur arrive d’atteindre. Dissimulé derrière son œuvre, il nous voit nous évertuer, réussir ou nous fourvoyer, et, pour rien au monde, il ne troublerait, par une intervention intempestive, le charme de ce spectacle favori. Dans ce cas donc, comme dans les autres, il a obéi à sa règle invariable : il s’est tu. Mais ce qui me semble parler pour lui ce sont les habitudes de toute sa vie, le caractère général de son œuvre entier et puis encore les dissemblances radicales et même l’absolu contraste qui existent entre le caractère d’Ibsen et celui de son héros.

— Vous voici bien seul, cher docteur, après le départ des personnages qui vous entouraient depuis un an. À moins que d’autres ne viennent déjà les remplacer ?

— Eh oui ! Cela commence à se dessiner. Vous savez : il y a entre mes pièces une trame intime. Elles naissent l’une de l’autre et ceux-là se trompent beaucoup qui leur cherchent des interprétations étrangères à l’œuvre total. Pour bien le comprendre, il faut en lire les parties dans leur ordre chronologique. Il y a là un enchaînement qu’on saisira sans peine.

Ce colloque se répétait, sous une forme ou sous une autre, quelques mois après l’apparition de chacune des dernières pièces d’Ibsen, au moment où nous nous attablions, lui, ma femme et moi, sur la terrasse du Grand Hôtel de Christiania. La publication de Solness, d’Eyolf, de Borkmann, n’avait pas arrêté dans l’esprit du poète le travail de dramatisation inhérent à sa nature. La fonction de son esprit est de créer, de transformer sa pensée en matière d’art et de la revêtir d’une vie empruntée au monde extérieur. Or, si le monde extérieur est multiple, cette pensée est une et continue. Libérée, après la naissance de l’œuvre nouvelle, elle se retrempe en elle-même pour reprendre sa trame. Et aussitôt le génie artistique recommence également ses opérations initiales, concomitantes avec le travail de la pensée. Il contemple, observe, assimile, vivifie. Plus tard, il donnera à la matière qui s’anime la forme et le mouvement, il la soumettra aux grandes lois qui gouvernent la production d’art, il l’armera de la force nécessaire pour communiquer au dehors l’impression ressentie et l’impulsion produite par elle, il fera agir par le livre et par la scène la vis tragica dont il possède le formidable secret, et à laquelle la vis comica, dont il dispose presque au même degré, est toujours subordonnée. En un mot, ce génie est absorbé par son fonctionnement intime et la pensée qui l’emploie ne garde sa vertu inspiratrice qu’à la condition de ne pas se laisser distraire par des préoccupations étrangères à son propre cours. Telle est la vie intérieure de Henrik Ibsen. Telle est la condition même de sa puissance. Être descendu de là à une lutte contre tout ce qu’il dédaigne, à une polémique par voie de scène, eût été la chose du monde la plus contraire à sa nature qui se puisse imaginer. Je ne crains pas de dire que jamais, s’il avait dérogé de la sorte aux principes qui l’ont toujours guidé, Ibsen n’aurait produit une œuvre aussi forte au point de vue des idées et aussi parfaite au point de vue de Fart que l’est l’Ennemi du Peuple. D’ailleurs, se remettant à l’œuvre, comme nous venons de le voir, aussitôt un drame achevé, il ne pouvait, au moment de la conception, être influencé par des faits qui ne s’étaient pas encore produits. Enfin, si un mouvement irrésistible l’avait entraîné tout à coup, contrairement à son invariable coutume, à une polémique dramatisée, il n’aurait pu s’empêcher de répandre sur son porte-parole un reflet de sa propre personnalité. Jetons un coup d’œil sur la pièce pour voir ce qu’il en est.

Thomas Stockman est, à l’inverse d’Ibsen, un homme essentiellement accueillant et tout en dehors. Maison, table et bourse, main, cœur et esprit, tout est chez lui large ouvert. On entre dans son intimité comme dans un moulin, à la seule condition de faire d’énergiques professions de foi de libéralisme et de générosité. Il s’en laisse imposer par tous les charlatans du métier. Voici Hovstad, rédacteur du Messager du peuple, maraud verni de rhétorique, paysan cupide et retors paré de belles attitudes, âme servile et vénale sous des dehors de frondeur et de justicier, bas intrigant sous un aspect d’intransigeance rigide. Enfin, le type achevé du faiseur politique qui, parti de très bas, a appris à manier l’arme commode d’une opposition avisée pour conquérir les situations et les postes. Encore les prend-il moins souvent en délogeant l’ennemi qu’en lui rendant les armes, en échange d’avantages stipulés, pour pénétrer dans la place et la défendre à ses côtés contre de nouveaux assaillants. Armé de son instinct, stimulé par ses appétits, il sait faire valoir tantôt ses origines plébéiennes, tantôt sa distinction d’emprunt et ne se démonte que devant l’âme droite d’une jeune fille, Pétra Stockman, dont la noblesse ingénue déconcerte son jeu et déroute ses feintes. Et voici Billing, son collaborateur, un maroufle cynique et effronté, celui-là, jurant et goinfrant, étalant sa grossièreté native avec une envahissante complaisance, se faisant par là même une réputation de rondeur et de franchise et en usant pour dissimuler, sous ces apparences de nature primitive, une perfidie plus féroce encore que celle de Hovstad, parce qu’elle lance plus crûment le mot assassin, la calomnie sèche et droite qui a prise sur l’imagination simpliste de la plèbe.

Mais Hovstad et Billing, habiles à manier l’âme de la foule, ne pourraient l’inspirer à eux seuls. Il leur manque pour cela un élément essentiel : la respectabilité. La respectabilité ne leur fait pas seulement défaut à cause de telle ou de telle autre indélicatesse qu’on pourrait, sans doute, découvrir dans leur passé. Non, ils en seraient entièrement purs que la respectabilité ne se serait pourtant pas incarnée en eux. Ils sont trop anguleux, et la respectabilité a besoin d’une surface plane, parfaitement nivelée. Elle a besoin de modestie, d’effacement ou, du moins, du geste de la modestie et de l’effacement, d’un geste bien visible, faisant remarquer distinctement ces vertus. Or, pour qu’il y ait effacement, il faut avant tout quelque chose à effacer. Nous sommes dans une démocratie et ce quelque chose ne peut être la naissance. Nous sommes dans un petit monde mercantile, et ce quelque chose ne peut être l’intelligence spéculative, denrée qui n’y est pas demandée. L’intelligence spéculatrice même, remuante de sa nature, y provoque de l’inquiétude et de la méfiance, et la respectabilité, dont la nature est de s’établir lentement, doucement, a besoin, pour cela, d’une atmosphère calme, plutôt lourde. On soupçonne ceux qui veulent acquérir. On n’a confiance que dans ceux qui n’en ont pas besoin, dans ceux qui déjà possèdent. Ce donc qu’il faut avoir, pour jouir de la respectabilité dans de telles conditions, c’est, en premier lieu, le sac. Mais pas un sac qu’on agite et où l’on fasse sonner les écus. Pas davantage un sac au repos, mais trop gros, pouvant tirer l’œil et exciter l’envie, non plus qu’un trop petit sac qui contente celui qui le possède et lui donne l’apparence de se dérober au travail commun. Encore moins un sac dont le possesseur serre fiévreusement les cordons, ce qui excite les convoitises et tranche également sur l’uniformité générale, l’avarice étant, après tout, une originalité. Non, ce qu’il faut tout d’abord pour mériter la respectabilité civique, c’est avoir en soi ce que Maeterlinck appellerait l’esprit de la ruche, c’est être, par sa fortune modeste, son travail modeste et son humeur modeste, juste au niveau, ni au-dessus, ni au-dessous, et c’est encore, c’est surtout se dessiner une attitude qui élève l’homme ainsi fait jusqu’au type, jusqu’au symbole. Dans de telles communautés, la voix du peuple, sans être, loin de là, la voix de Dieu, sait la contrefaire en élevant celui qui s’abaisse, à condition qu’il le fasse bien visiblement. Voilà pourquoi l’imprimeur Aslaksen est président de la société des propriétaires, de la société de tempérance et de diverses autres associations qui soutiennent l’ordre moral en même temps que l’ordre économique. Mais la voix du peuple ne se contente pas d’élever ceux qui s’abaissent. Elle va jusqu’au bout du principe évangélique : elle abaisse ceux qui s’élèvent. Voilà aussi pourquoi l’imprimeur Aslaksen est commanditaire du Messager du Peuple, journal où les Hovstad et les Billing font de l’opposition au pouvoir, tombé dans les mains de la ploutocratie. Là encore l’attitude d’Aslaksen est modeste. Il est imprimeur, il imprime. Il fournit aussi le papier. Et c’est tout. Le reste échappe à sa compétence. Son affaire n’est pas de rédiger. Elle n’est pas davantage d’inspirer. Elle n’est même pas de penser. Le rôle d’Aslaksen est passif. Seulement, il dépend de lui que le papier fasse défaut et que les presses cessent de fonctionner. Toujours passivement, Aslaksen peut se dérober et aussitôt le journal s’effondrera. Plus de Messager du Peuple, plus de Hovstad, plus de Billing, le néant aura tout englouti. Ainsi donc, tout cela n’existe en réalité que par la volonté occulte, modeste, passive d’Aslaksen.

Aslaksen et ceux qu’il représente, c’est le terrain où germe la vie de la cité. Mais ce terrain même ne nourrit la récolte qu’à la condition d’être engraissé. L’engrais doit être réparti également, uniformément, il n’en faut ni trop ni trop peu. Il faut que les Aslaksen gagnent modestement, et ceux qui réussissent à les faire ainsi gagner resteront toujours, quoi qu’ils fassent, en communauté avec la médiocrité possédante. Leurs bénéfices dépassant la norme, ils provoquent assurément l’opposition dont les Messagers du Peuple sont les organes. Mais, dans ce combat, l’instinct égalitaire, qu’on pourrait être tenté d’appeler du nom plus simple d’envie, se complique de quelques autres instincts. Le principal est celui qui tend à canaliser le courant ploutocratique pour l’obliger à arroser dans une juste mesure le champ nivelé de l’aisance plébéienne. Quand l’opposition a grandi jusqu’à la menace sérieuse, quand il y a péril dans les riches demeures, leurs habitants n’ont qu’à faire la part de l’instinct canalisateur pour conserver l’essentiel : la source. Ils le savent et, étant armés, n’ont pas peur. Les Hovstad et les Billing auront beau, le cas échéant, élever la voix jusqu’au ton de la revendication sociale, ceux qu’ils attaquent ne craignent rien. Ils savent d’où part l’attaque et ce que parler veut dire. Ils accepteront au besoin le socialisme en l’enfermant dans un réseau de formules qui pourraient se réduire à une seule, inexprimée, mais souveraine : donner pour conserver.

Ceci, Ibsen nous le montre dans d’autres pièces. Mais Un Ennemi du Peuple présente un cas plus simple. Grâce à l’intervention intempestive d’un troisième élément dont nous nous occuperons tout à l’heure, ploutocrates et démocrates s’unissent pour la défense de leurs intérêts communs. La solidarité qui existe entre eux leur apparaît soudain bien clairement à tous. La vie sociale telle qu’elle est reprend sans aucune modification son cours un instant interrompu. Malheur à qui prétendrait lui opposer une digue avec sa seule volonté. Cette volonté fût-elle trempée dans la passion du vrai et stimulée par un grand idéal de liberté individuelle, il sera renversé, emporté par le courant furieux, submergé, anéanti, à moins que…

Mais achevons d’abord l’exposition commencée.

Au milieu de la cité s’élevait jadis la citadelle. Au milieu du groupement moderne s’élève la suprématie du capital productif, à laquelle, dans certains organismes politiques, appartient le pouvoir. Tel paraît être le cas en Norvège. Nous voyons Pierre Stockman, le capitaliste le plus entreprenant de la ville, revêtu en même temps d’une autorité administrative et policière. Il ne semble pas la tenir du suffrage de ses concitoyens mais de l’Etat, puisqu’il se dit fonctionnaire et attache même beaucoup de prix à ce titre. C’est donc un maire nommé par l’Etat et assisté d’un conseil municipal dont les membres appartiennent à la même classe que lui et sont associés à sa fortune. Comme leur pouvoir, à eux, est d’origine élective, nous sommes là en présence d’un accord intime entre l’Etat et la société, démocratiques l’un et l’autre. Dès lors toute l’opposition des Hovstad et des Billing, actionnée par les Aslaksen, apparaît comme une compétition d’appétits et non comme une lutte de principes. Le principe, au contraire, l’ordre existant, le monde tel qu’il est, voilà à quoi les Aslaksen tiennent avec toutes les fibres de leur être intime. Ce qui se passe dans leur âme à l’apparition de l’autorité gouvernementale, représentation tangible de cet ordre de choses, ce qu’ils éprouvent au fond d’eux-mêmes à la vue d’un de ses agents, surtout s’il est revêtu de ses insignes, par exemple à la vue de Pierre Stockman coiffé de sa casquette d’uniforme, n’est pas une opération de la raison. C’est la manifestation d’un esprit atavique de soumission, d’une tendance inhérente à leur tempérament intime et congénital procédant de cet être originel, de cet inconscient jusqu’où remonte le courant des sentiments religieux. Car c’est bien un sentiment de cette espèce qui s’empare d’Aslaksen lorsque, au moment même où se trame dans les bureaux du Messager une conspiration contre les détenteurs du pouvoir local, il aperçoit, s’acheminant vers le siège de la rédaction, le maire Stockman, incarnation du grand pouvoir lointain, invisible, que l’humble électeur a bien contribué à créer, mais qui n’en est pas moins devenu pour lui, depuis lors, l’objet d’une crainte superstitieuse. De loin, il peut le fronder, attitude qui lui convient parfois et qu’il sait d’ailleurs parfaitement inoffensive, comme Aslaksen le déclare candidement. Mais, de près, il n’ose regarder en face le dieu que l’acte liturgique du vote, accompli par lui-même, a évoqué du fond de l’urne électorale. À un degré plus ou moins élevé, cette crainte, tout le monde la partage dans la communauté. Oui, tout le monde, excepté celui même qui l’inspire et un autre que la nature a placé tout près de lui et fait naître de la même souche que lui, le docteur Thomas Stockman, frère de Pierre.

Chez le maire, il n’y a point crainte ni dévotion : il y a solidarité, il y a conscience du pouvoir, il y a aussi l’orgueil raisonné de celui qui porte la casquette d’uniforme et sait que c’est la casquette d’uniforme qui, d’emblée, en impose. Il y a aussi l’instinct de tout ce qu’il faut pour soutenir l’impression première, l’instinct des moyens, grands et petits, qu’indique la situation, la connaissance exacte des intérêts, des convoitises, des faiblesses diverses qui grouillent secrètement dans les cœurs des administrés et donnent prise sur les plus réfractaires. Il y a, en un mot, le sens politique dont Pierre Stockman est remarquablement doué et qui lui permet de manier ceux que sa présence intimide, de façon à ce que l’intimidation, lorsqu’elle ne suffit plus, fasse place à une action plus durable et plus foncièrement efficace.

Mais voyons un peu ce qu’il y a en Thomas Stockman. Les mouvements qui ont atteint jusqu’aux bases profondes de la vie impulsive des peuples, les révolutions religieuses qui ont introduit un ordre nouveau dans l’existence d’une race et un élément nouveau dans celle de l’humanité, sont toutes attribuées par l’instinct populaire à des hommes que leur naissance élève au-dessus du vulgaire. Les révélateurs sont placés par l’imagination de la foule au sommet hiérarchique de la société. On les veut fils de rois ou tout au moins issus de souche illustre. Les prophéties l’annoncent et, plus tard, les pieux chroniqueurs s’efforcent à édifier des généalogies ingénieuses à l’appui des vieilles traditions. Sous une forme accessible à la masse, cette croyance révèle une intuition psychologique subtile et juste. Les peuples ont la notion exacte de ce que, pour atteindre à un ordre nouveau, il faut d’abord s’élever jusqu’au faîte de l’ordre ancien. Sur ce faîte, l’homme est libre et peut communiquer avec l’ordre éternel, où ce qui doit venir se développe aux dépens de ce qui est. La caducité des institutions n’est sensible, en général, qu’à ceux qui ont le sentiment, conscient ou non, d’être affranchis de ces institutions. L’histoire des révolutions démontre l’extrême rareté des révolutionnaires par tempérament qui ne soient pas prédestinés à leur rôle par des causes ataviques. Un révolutionnaire parti d’en bas est, en général, révolutionnaire par état d’esprit plutôt que par état de nature. Sous diverses influences, sa raison a conçu un système nouveau qui, même s’il réussit à se substituer à l’ancien, deviendra toi ou tard aussi caduc que ce dernier. Ou bien encore, il y a été entraîné par un courant révolutionnaire déchaîné, qui, déjà, commence à s’endiguer dans des formes précises. Un nouvel ordre se dessine, auquel notre homme s’associe prestement. Tout cela n’est certes pas le fait de natures vraiment libres, par essence et non par raisonnement, de natures qu’une impulsion intime élève au-dessus de toute institution, quelle qu’elle soit, ancienne ou nouvelle.

Ces natures libres, Ibsen les a puissamment conçues et il se sent irrésistiblement attiré vers elles par une loi de sa propre personnalité. À propos de données biographiques, Ibsen a essentiellement tenu à faire remarquer à M. Georges Brandes qu’il appartenait au patriciat de Skien, sa ville natale. De même, Nietzsche, dans une occasion analogue, a commencé par signaler à M. Brandes sa descendance d’une famille noble de Pologne. Ainsi, l’un et l’autre ont voulu se placer non seulement en dehors de leur communauté, dont ils se sont séparés avec violence, mais encore au-dessus d’elle. Je reviendrai plus loin à cette correspondance de M. Brandes avec Ibsen et avec Nietzsche et au parallèle qui s’impose entre ces deux hommes. Il ne s’agit pas, chez Ibsen, de tendances politiques. Personnellement, il a tenu à bien accentuer son indépendance à l’égard de tous les partis, surtout du parti radical de son pays. En de sanglantes satires, il montre l’œuvre de ce dernier construite sur les mêmes compromissions, sur les mêmes équivoques, sur les mêmes convoitises individuelles que les autres, et n’en différant que par plus d’hypocrisie et de tortuosité. Dans ses pièces, les êtres libres et autonomes qui représentent ce principe supérieur d’indépendance qu’il définit par la formule « être soi-même » ne sont jamais des personnages politiques. Dissolvante à l’égard du monde tel qu’il est, leur action s’exerce non point sur un champ particulier, mais sur le terrain universel où s’érigent toutes les institutions de ce monde, qu’elles soient politiques, religieuses, économiques ou familiales.

C’est à cette catégorie d’hommes qu’appartient, tout d’abord à son insu, Thomas Stockman, frère du maire Pierre Stockman, dont il vient d’être question. Une circonstance imprévue le révèle à lui-même. Ce médecin, ce savant, a doté sa ville natale d’un établissement thermal qui fait la prospérité de la cité et sur lequel se basent toutes les espérances et toutes les spéculations de ses habitants. Or, un jour, l’analyse lui livre un résultat déconcertant. La source même d’où découle l’eau des bains contient, il est vrai, tous les principes qui la rendent salutaire, mais les conduites que la municipalité a fait construire sont contaminées. Des milliers de microbes amènent la pestilence là où il s’agissait d’accumuler la santé. La cupidité des hommes dirigeants a vicié tout le caractère de l’œuvre. Chacun d’eux a voulu, contre une belle indemnité, faire passer ces conduites par son terrain. Or, sur ces terrains, s’élèvent des usines, des Fabriques. Celles-ci distillent des immondices dont l’eau curative s’imprègne à son passage. À ce mal essentiel il n’y a à opposer qu’un remède radical : fermer l’établissement, établir la prise d’eau au-dessus de tous les foyers d’infection, transformer le système des conduites, lui donner une autre direction et rendre ainsi à l’entreprise son caractère originel et bienfaisant. Alors seulement le public pourra être convié. Jusque-là il y aurait crime à s’enrichir aux dépens de gens qu’on empoisonne en leur promettant la santé.

Le Dr Stockman communique sa découverte aux hommes du Messager du Peuple, Hovstad et Billing, ses commensaux, ses intimes, dont le dernier se contente de sa bière et de son rôti, tandis que le premier convoite la dot présumée de sa fille, à tailler dans la fortune d’un oncle à héritage. Car Thomas Stockman lui-même, généreux et imprévoyant, n’est arrivé qu’à gagner presque autant qu’il dépense, comme il le dit naïvement et fièrement à son frère. Son sort est intimement lié à celui de l’établissement, ce à quoi il ne songe pas un instant quand il s’agit de révéler la vérité au peuple.

Comment le peuple la reçoit-il, la vérité ? Comme il l’a toujours reçue. Les intéressés, la maire en tête, se chargent d’abord d’établir la solidarité qui existe entre eux et leurs administrés. Le fardeau étant trop lourd pour le faire supporter par les gros actionnaires de l’établissement, qui sont, en même temps, les détenteurs de l’autorité, il faudra bien l’imposer aux contribuables. Aslaksen comprend l’argument et, dès lors, c’en est fait de l’appui du Messager, que commanditaire et rédacteur s’étaient empressées d’offrir au docteur Stockman tant qu’ils ne voyaient dans sa découverte qu’une arme de combat contre la ploutocratie, objet de leur envie.

Les choses ont bien changé depuis que Pierre Stockman, le maire, a montré à ces messieurs non point où est le vrai et où est le faux, — c’est là leur moindre souci, — mais où est le gain et où est la perte, ce qui leur importe avant tout. Dans une assemblée populaire convoquée par Thomas Stockman, qui n’a plus d’autre ressource pour se faire entendre, où sont ses plus âpres adversaires ? Ce n’est pas son frère ni les gros bonnets groupés autour de la casquette d’uniforme : ce sont les libéraux, à qui ils abandonnent la besogne, sûrs désormais que ceux-ci la rempliront avec plus de zèle et de succès qu’eux-mêmes. C’est Hovstad qui, dans son héros de la veille, dénonce à la foule un ennemi du Peuple. C’est Aslaksen, qui, élu président sur la proposition du maire, provoque un vote dans ce sens, flétrissure publique infligée au champion de cette intempestive vérité, dont le triomphe exigerait tant de sacrifices. C’est, enfin, l’ignoble Billing qui, à la question : « Mais qu’a donc le docteur ? » répond en sourdine par une insinuation d’autant mieux acceptée, d’autant plus prompte à se répandre qu’elle est plus grossière et satisfait plus simplement des gens peu enclins à se creuser la tête : « Vous savez, il avait demandé une augmentation de traitement : on la lui aura refusée ». « Oh ! alors. » Et le gros du public s’écoule, satisfait. Cela a encore mieux pris que les subtiles avocasseries de Hovstad.

Eh bien ! c’est à ce moment-là que Thomas Stockman, abandonné de tous, injurié et vilipendé, fait subitement sa plus grande découverte. Dans un élan de défi suprême il groupe autour de lui tous les siens et formule devant eux cet aphorisme dont on connaît la fortune et l’effet sur tant d’esprits contemporains : « L’homme le plus fort est celui qui est le plus seul. » Formule de vraie liberté individuelle substituée à toutes les libertés politiques et sociales. Formule d’élan humain, d’ascension vers les hauteurs de l’indépendance spirituelle, vers un état de puissance et de vie pleine, intégrale, féconde. Il y a pour l’humanité un sommet à atteindre, une position à conquérir, un assaut à livrer et ceux qui le livrent ne peuvent, comme dans tout assaut, agir et lutter qu’individuellement. Ils ne peuvent se préoccuper ni des victimes qui tombent à côté d’eux, ni des impuissances sur lesquelles il leur faut piétiner pour marcher vers le but suprême, ni de ceux qui ne peuvent les suivre. Ici, se sentir fort n’est pas se toucher les coudes. C’est le combat isolé, c’est le corps à corps contre l’ennemi invisible, contre cet esprit de compromission dans lequel Brand, déjà, voyait le dernier démon à terrasser. Et l’enjeu ? L’enjeu est la vie même de l’humanité, la vie vraie et forte, digne de l’individu vrai et fort à qui Nietzsche, à ce moment même, donnait le nom de Surhomme. Ainsi parla Zarathoustra parut la même année qu’un Ennemi du Peuple. Les deux œuvres sont de 1883.

Cet individu ne peut naître dans le monde tel qu’il est, soumis à l’esprit de compromission, aux règles et aux lois que cet esprit suggère. Thomas Stockman appelle donc à lui tout ce qui s’affranchit de ces règles et de ces lois. À ses petits vauriens de fils, il demande de lui amener des vauriens encore plus indisciplinés qu’eux, pour essayer de trouver là les germes d’une race nouvelle. Et, comme les deux gamins ont été chassés de l’école, simplement parce qu’ils sont ses fils, c’est lui-même qui, désormais, se charge de leur éducation. Il ne leur apprendra qu’une chose : être des hommes libres.

À cette idée, à cette préoccupation de la génération qui va venir, à ce mot d’ordre jeté à la jeunesse et à ses éducateurs, aboutit l’œuvre dont nous nous occupons. N’ai-je pas eu raison de l’appeler optimiste ? Ne voyons-nous pas, alors que toutes les bassesses, tous les dégoûts, toutes les ténèbres morales s’épaississent au dernier acte de la pièce, le plus comiquement et le plus tragiquement magistral de tous, à cet acte où grimace, entre autres, la figure de Martin Kül, l’oncle à héritage, homme seul aussi, en lutte contre la société dont les représentants l’ont blackboulé, — placé là par l’auteur pour rendre visible et palpable la distinction qui existe entre l’isolement et la révolte par égoïsme et par rancune et l’isolement et la révolte par générosité, — ne voyons-nous pas, dis-je, à ce moment même, l’irruption soudaine d’un rayon puissant d’audace et de foi dans l’avenir ? Et voici que tous les odieux fantômes s’évanouissent. Il a suffi d’un seul mot, d’une courte réplique, d’un simple mouvement de scène, pour évoquer les possibilités nouvelles que commence à entrevoir l’indomptable lutteur.

« Le soleil, le soleil ! » murmurait, dans sa crise dernière, l’infortuné Oswald Alving des Revenants. Et ce mot semblait tirer de la situation une déchirante ironie. Le soleil ne se levait, eût-on dit, que pour éclairer un avenir de désolation et de néant. Mais voici que, dans l’Ennemi du Peuple, par la seule présence des deux fils de Stockman et surtout par celle de leur sœur aînée, cet avenir s’anime, éveille notre attention, enhardit notre espoir. C’est là, à mon sens, le vrai lien qui relie cette pièce à celle qui l’avait immédiatement précédée. Non, vraiment, je ne vois pas là de riposte personnelle d’Ibsen au public norvégien. Stockman n’est pas Ibsen. Si, aux derniers actes, il est conduit à reconnaître les vérités qu’Ibsen, pour sa part, a toujours professées, c’est que Stockman personnifie l’élite à laquelle le poète s’adresse. Ibsen, je l’ai dit ailleurs, ne prêche pas sur la montagne, mais dans la synagogue. Ses pièces ne sont pas des sermons pour la foule. Elle le sent bien et ne lui viendra jamais. Ses pièces sont un régal pour quelques-uns. Dans ce régal, il y a de la moelle de lion, bonne pour les jeunes constitutions, mais il y a aussi de fortes épices, dangereuses pour les débilités. Tant pis pour eux et tant mieux pour l’humanité en marche, qui en sera plus vite débarrassée.

C’est le moment de parler d’Ibsen et de Nietzsche comme de deux agents d’une même force, dont la nature est encore indéterminée et les effets incalculables.

III

Nietzsche ne connaissait pas l’Ennemi du Peuple. Je tiens le fait de bonne source et ce témoignage concorde bien avec un reproche que l’auteur de la Volonté de Puissance fait quelque part à celui des Soutiens de la Société. Le dénouement de cette dernière pièce prend, en effet, une allure quelque peu pédagogique à l’égard d’une société trop vieille pour être régénérée, fût-ce par les moyens les plus radicaux. Nietzsche en fut désagréablement frappé et cette impression se retrouve dans ses notes recueillies et publiées de longues années plus tard. « Que ne laisse-t-il donc tout ce monde marcher à sa perte, dit-il en substance. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. » Comme si cette réflexion, encore inexprimée, s’était mystérieusement communiquée à Ibsen, nous la retrouvons presque mot pour mot dans la bouche de Stockman, qui, de découverte en découverte, en arrive, au dénouement, à proclamer irrémédiablement perdue la race à laquelle il s’adressait tantôt et dont il ne songe plus à entreprendre le salut.

Ce personnage, parfaitement inconnu de Nietzsche, a donc élevé avant lui le drapeau du patriciat humain opposé au drapeau de la plèbe humaine, et il y a inscrit, lui aussi, le principe de l’instabilité morale et sociale, que Nietzsche va bientôt soutenir à son tour, le principe de l’éternel devenir, en vertu duquel toutes les formes existantes, aussitôt qu’elles ont accompli leur œuvre, sont fatalement vouées à la destruction et, jusque-là, se transforment en danger public, la vérité d’hier étant devenue le mensonge d’aujourd’hui. Il est vrai que le lutteur de Christiania concentre avec moins de précision que le lutteur de Naumburg ses attaques contre le point où s’élève l’édifice chrétien. Il semble même, dans Brand, admettre la possibilité de livrer le combat sur le terrain du Christianisme, en en déplaçant, il est vrai, le centre d’action et en ramenant à l’Horeb ce qui avait été transporté au mont des Oliviers. Mais Stockman, lui, n’a pas de ces soucis. Il se contente d’effacer d’un trait le mot d’ordre du Christianisme, la loi de pardon et de mansuétude. Les termes mêmes dont il se sert déterminent bien son attitude à l’égard de la doctrine chrétienne : « Je ne songe pas, comme le recommandait certain personnage, à vous pardonner parce que vous ne savez ce que vous faites. » Voilà un langage qui ne laisse pas de doute sur les dispositions de l’Ennemi du Peuple et qui rappelle bien celles que Nietzsche accentuait avec une insistance parfois pénible. Bref, il n’y a pas à en douter : une impulsion identique et simultanée faisait parler et agir ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas et dont l’un, Nietzsche, avait sur l’autre, Ibsen, des idées erronées, tandis que celui-ci, à l’époque, du moins, où fut écrit Un Ennemi du Peuple, ignorait du premier tout, jusqu’au nom.

Et maintenant reportons-nous un peu en arrière. L’impulsion à laquelle obéit Ibsen, nous la retrouvons suscitant un autre homme encore, qui lui était également inconnu, mais auquel Nietzsche, dans les lettres qui viennent d’être publiées, s’adressait comme à un maître. Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit dans la préface de Brand sur le rapport indéniable qui existe entre l’esprit d’Ibsen et celui de Taine. Contempteurs de la société démocratique, de l’état démocratique et même de l’Etat en général, ils sont, en même temps, l’un et l’autre, ennemis des révolutions restreintes, des révolutions politiques dirigées contre un point circonscrit du système, alors que c’est de tout le système et même, à vrai dire, de tout système qu’il s’agit.

Ibsen et Taine sont nés tous deux en 1828, date fatidique, qui fut aussi celle de la naissance de Tolstoï. Tolstoï déteste Ibsen et méconnaît Taine. N’empêche que son activité, destructrice à l’égard des formes sociales, évocatrice d’un état en dehors de l’Etat se joigne forcément à celle de ces deux hommes dans le mouvement auquel Nietzsche imprima l’allure vertigineuse qui, peut-être, lui convient le mieux.

Vertige des sommes ou vertige de l’abîme, peu importe. Le résultat est le même : c’est l’anéantissement de ce qui est au profit de ce qui doit venir, Tolstoï veut y arriver par l’abstention générale conduisant à l’anéantissement de l’Etat. Taine s’y acheminait par l’analyse scientifique, dont l’esprit dissolvant, s’étant une fois emparé de l’humanité, ne laisse rien subsister en elle des dispositions nécessaires au maintien de l’ordre social. Chacun de ces hommes procède conformément à sa nature, le Slave par la sensibilité, le Latin par l’intelligence. Mais les deux Germains, eux, Ibsen et Nietzsche (celui-ci, comme le lui écrivait Brandes, était, malgré son universalisme, entièrement Allemand de pensée et de langage), les deux Germains agissent plus directement et se montrent plus conscients du principe qui les fait agir. Les deux Germains, chassant de race également, procèdent par la volonté. La loi, pour Taine, est de penser. La loi, pour Tolstoï, est d’aimer. La loi, pour eux, est de combattre. À cette loi, tout se subordonne, tout, jusqu’à la réalité des choses, tout, jusqu’à la vérité. La vérité, pour Nietzsche, est uniquement ce qui sert au combat livré par nos énergies pour l’obtention de la puissance, loi primordiale de notre être. Le mensonge n’est un principe négatif qu’en tant qu’il gêne le fonctionnement de cette loi et devient force positive et vitale du moment où il lui est nécessaire. En rencontrant cette idée dans la Volonté de Puissance, qui donc, s’il a lu le Canard sauvage, ne se rappelle le mensonge vital d’Ibsen ? Dans cette pièce, il ne le proclame encore que nécessaire à la vie d’un homme ordinaire. Mais, plus tard, ce ne sont pas des hommes ordinaires ceux qui, affirmant une chose incertaine, contestable, repoussent violemment la notion de sa fausseté possible, et s’écrient : « Il faut, je veux, je veux, je veux que ce soit vrai. » Ce qui est en œuvre chez ces hommes, chez Solness, chez Rubeck, c’est bien ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance ». À cette volonté, agençant le fonctionnement de nos pensées et de nos volitions conscientes, tout en nous se plie à notre insu. Elle a un caractère suggestionnant et stimulant qu’Ibsen rend sensible par l’intervention, chaque fois, d’une femme qui, tout en agissant sur le héros d’une façon déterminante, n’obéit pourtant qu’à une impulsion qu’elle a reçue de lui-même, sans qu’il s’en fût douté. Être réceptif par excellence, la femme a recueilli ce que l’homme a de plus profond et de plus inconscient au fond de sa nature, elle l’a conservé intact en elle, à l’abri des forces contraires, à l’abri de l’esprit de compromission, et, le moment venu, elle le lui rend impulsivement, irrésistiblement.

Cela est vrai dans la vie. Les choses se passent ainsi. Ibsen a noté les résultats de ses observations psychologiques et peut-être de son expérience personnelle. Si ces résultats se sont ordonnés chez lui en une vision particulière du monde moral, si, conformément à la nature de son génie, ils ont pris, dans ses œuvres, un aspect suggestif, une valeur symbolique, s’ils ont même créé une force impulsive qui, émanant de l’œuvre d’art, se propage sourdement au sein de la société, c’est que cela devait être. C’est que l’œuvre d’Ibsen est arrivée en son temps et que, de l’esprit de ce temps, le poète avait fortement conscience. Encore une fois, il voulait et, comme Nietzsche, il agissait selon sa volonté, sur le terrain que ses aptitudes lui avaient dévolu. Et ce terrain était excellent.

Le destin, auquel Ibsen, dans ses derniers drames, semble parfois en vouloir, lui avait cependant accordé une faveur cruellement refusée à Nietzsche. Malgré le soin pieux avec lequel l’amour fraternel s’attache aujourd’hui à répandre sur l’existence de ce dernier un rayon de sérénité posthume, à y recueillir chaque trace de joie et de réconfort pour que la sœur ait la consolation de pouvoir dire de son frère atrocement éprouvé « Il connut cependant le bonheur », — cette vie ne nous apparaît que comme un long— martyre, caractère qui tient essentiellement à ceci : Nietzsche, dans le monde de la vie intellectuelle, n’avait pas de patrie. Ibsen en avait une : il était dramaturge. Il était solidement établi dans un genre existant. Il n’avait pas et ne voulait pas avoir d’amis, mais il avait un public qui lui en tenait lieu et lui apportait une force que d’autres artistes demandent à l’amitié : la communion des fantaisies. Cet appui, il pouvait toujours se le procurer auprès de son public, en usant des procédés connus et éprouvés que l’art de la scène fournissait à son génie dramatique. Nietzsche, lui, n’avait à sa disposition ni genre, ni procédé connu Il avait tout à créer, son public y compris. Une combinaison de philologie, de philosophie, de poésie et d’art comme celle que son esprit avait à sa disposition était chose inouïe, où personne, tout d’abord, ne se reconnut, si ce n’est quelques esprits originaux et indépendants que leur originalité et leur indépendance mêmes devaient nécessairement lui aliéner tôt ou tard. En/un mot, Nietzsche était un déclassé à qui manquait cette solidarité dans le déclassement qui est un effort vers la création d’un centre nouveau et où la nature retrouve d’ordinaire ses droits. C’était un déclassé condamné à l’isolement, un déclassé dans un pays de classement à outrance. Ses appels constants et désespérés à des amis qui, toujours, finissaient par le fuir, témoignent des souffrances auxquelles il fut condamné et qui causèrent, à n’en pas douter, ses maladies et sa mort précoce. En un mot, « l’homme le plus seul » d’Ibsen ce ne fut pas Ibsen, qui fuyait l’amitié, ce fut Nietzsche, qui la recherchait éperdûment. Demandez plutôt ce qu’il en pense à M. Georges Brandes, qui reçut de l’un et de l’autre des confidences épistolaires dont la publication simultanée a, elle aussi, de quoi frapper les esprits. Demandez-lui qui de ces deux hommes fut réellement le plus seul. Il doit s’y connaître, lui que sa propre destinée a rapproché du type de Thomas Stockman.

Qui sait même s’il ne fut pas pour quelque chose dans la création de ce type, sa figure, je le sais, s’étant à mainte reprise imposée à Ibsen en quête de caractères. Et demandez aussi à M. Georges Brandes qui des deux il juge le plus fort, qui des deux produisit et communiqua à d’autres la plus grande quantité d’énergie. Il a, pour en juger, un excellent dynamomètre à sa disposition : je veux dire la jeunesse qu’il a si puissamment contribué à former au sein de la population à la fois éveillée et réfléchie que lui fournissait son pays natal. Gourant ibsénien et courant nietzschéen, ce dernier créé en Scandinavie par M. Brandes lui-même, sont là en présence. Us sont distincts, comme distinctes, quoique indissolublement associées au même mouvement, les natures des deux grands protagonistes. Lequel des deux est aujourd’hui le plus fort ? Lequel donne le plus d’impulsion au mouvement ? Ibsen, chez qui résonne toujous, à travers les âpretés de sa volonté tendue, une note attendrie, nostalgique, évoquant l’idéal de douceur et d’amour dont force lui fut de se détourner pour faire œuvre de vie ? ou Nietzsche, apportant une fiévreuse ardeur à étouffer cette note et y dépensant le meilleur de ses forces ? Ibsen, qui se dérobe aux particuliers et se livre à tous ? ou Nietzsche, passionnément communicatif envers tous ceux qu’il appelle, et finalement impénétrable à la plupart de ceux qui lui arrivent ? Ibsen qui, pour la dénonciation du pacte social et pour l’exaltation des énergies qu’il étouffe, ne voit pas de meilleur agent que la femme, puisque ce pacte, conclu en dehors d’elle, n’a pas de prise sur sa nature et qu’ainsi, chez elle seule, se retrouvent, à l’état primitif, les énergies à stimuler ? ou Nietzsche, aux yeux de qui la fonction de la femme n’est pas de stimuler ces énergies, mais de leur servir d’épreuve, la femme représentant l’insidieuse nature dont nous avons à triompher ? Ibsen le misanthrope ou Nietzsche le mysogine ? Ibsen demandant que nous soyons nous-mêmes ? ou Nietzsche demandant que nous soyons plus que nous-mêmes ? Ibsen avec sa volonté de constance contre laquelle tout doit se briser ? ou Nietzsche avec sa volonté de puissance qui, elle-même, brise tout ? Ibsen mettant deux ans à composer chacun de ses drames ? ou Nietzsche écrivant en vingt jours les deux premières parties de Zarathoustra ? Ibsen avec sa forme d’art ferme comme la loi ? ou Nietzsche avec la sienne agile comme la guerre ?

Tout cela M. Georges Brandes le sait bien. Il connaît les deux hommes dont il s’agit, tous deux étant XLII PREFACE

venus à lui par sympathie d’effort. Et il connaît aussi lajeunessequilui arrive, attirée par la même sympathie. Laquelle de ces deux natures a le plus de prise non sur les plus nombreux mais sur les plus forts, qui ne sont pas nécessairement les p’ us seuls, mais qui sont capables de l’être ? Est-c ? Ibsen, est-ce Nietzsche qui arrive le mieux à former à son tour des natures de maître ? Ou bien cette question est-elle oiseuse ? Ibsen et Nietzsche sont-ils simplement les deux côtés d’un parallélogramme de forces où peut s’exprimer, sur le terrain littéraire, le mouvement qui nous entraîne vers un nouvel état d’esprit et le monde vers un nouvel état de choses ? Et la résultante n’est-elle pas encore à tracer et à désigner d’un nom nouveau, quand viendra celui chez qui l’effort ne se fera plus sentir et qui, nous prenant par la main, nous conduira sans violence, avec une sérénité olympienne, vers cet état où nous nous trouverons tout à coup à notre aise, comme si nous y avions toujours été ?

Quoi qu’il en soit, ces hommes de volonté n’ont pas réussi à nous faire apparaître la volonté humaine comme une force indépendante. M. Brandes, que je viens de nommer, n’a-t-il pas donné aux plus importantes de ses études littéraires le titre collectif de « Principaux courants de la vie intellectuelle de notre temps » ? Or, obéira un courant, surtout inconsciemment, comme l’ont fait les esprits originaux qu’il ncus explique par la vie autant que par l’œuvre, ce n’est pas être libre, tant s’en faut. Et on ne Test pas davantage en restant, quoi qu’on fasse, soumis à des lois qui, pour porter le nom d’esthétiques, n’en sont pas moins impératives. Que dis-je ? plus impératives mille fois, puisque éternelles, que tous les codes de lois morales, écrits, traditionnels ou tacites.

Ibsen nous en donne une preuve éclatante que je vais relever pour conclure.

IV

Supposons Un Ennemi du Peuple écrit par un de ceux qui parlent d’inaugurer un genre nouveau, le théâtre d’idées. Nous pouvons être à peu près sûrs d’une chose : lors même que la scène de la réunion publique, si superbe de mouvement et de vie, n’aurait pas tourné, chez lui, à la conférence théâtrale, et je ne vois pas trop l’auteur échappant à ce casse-cou, il y en a un autre qu’il lui aurait été presque impossible d’éviter. L’apôtre, une fois déchaîné en lui, n’aurait pas manqué de jeter, à la fin, l’artiste pardessus bord. Emporté par le souffle qui déblaie le monde, il se serait senti prêtre, prophète, que saisje ? Transformant le théâtre en temple, il se serait mis à prêcher, à vaticiner et nous aurions vu,’au dernier acte, le rideau se lever non sur une action scénique, mais sur quelque péroraison dialoguée comme on nous en a servi plus d’une depuis lors.

Au lieu de cela, que voyons-nous chez Ibsen ? Les personnages apparaissent de plus en plus vivants, sous l’action des circonstances amenées par le jeu même de leurs caractères. Ces circonstances exercent sur eux, à leur tour, un effet de réactif qui les oblige à montrer peu à peu le fond et le tréfond de leurs âmes. Le spectacle s’anime graduellement jusqu’au fantastique, jusqu’à une vraie bacchanale de bassesses, de convoitises et de perfidies. En même temps, il se concentre autour d’un même trait et d’une même machination. Le trait qui unit les Hovstad, les Aslaksen, les Pierre Stockman dans l’abjection et dans l’impuissance c’est d’être condamnés par la vulgarité de leurs natures à voir l’âme d’autrui composée des mêmes éléments grossiers que la leur.Delà, pour eux, l’impossibilité absolue de s’élever jusqu’à la connaissance des hommes supérieurs et d’avoir prise sur eux. Leur astuce n’arrive pas et ne peut arriver plus loin que de chercher et de croire trouver le mobile secret qui a fait agir le docteur, d’imaginer ce mobile pareil à celui qui les aurait fait agir eux-mêmes et de tabler là-dessus. On a vu Martin Kùl, de qui les enfants de Thomas Stockman doivent hériter, battre la ville et, profitant de la panique, acheter à vil prix les actions de l’établissement. Nul doute : le tout était un coup monté entre l’oncle et le neveu. Et voici ce dernier excitant, tout à coup, non plus le mépris de ses mirmidons, ce mépris dont ils l’avaient accablé la veille, mais leur admiration, leur envie, leur convoitise. Les voici s’appliquant maintenant à le faire chanter et arrivant enfin à lui arracher les dernières écailles des yeux, et à lui découvrir un abîme de boue plus profond encore que celui qu’il supposait, si profond qu’il en éprouve lui-même un vertige éphémère. Quand, du fond de cet abîme, surgit la figure presque diabolique de Martin Kül, où se concentre toute l’ignorance et toute la ruse de l’esprit du sol terré dans sa fange natale, tout ce qu’il a de grotesque et tout ce qu’il a d’implacable, quand Martin Kül, soupesant son portefeuille, dit au docteur : « Ceci est l’avenir des tiens, persévère et tu l’anéantis, cède et tu le sauves, alors le juste lui-même est ébranlé. C’est la scène de Brand et de l’Esprit de Compromission qui se répète sous une autre forme. Mais il suffit, pour qu’il se ressaisisse aussitôt, de l’apparition des enfants. Là est la pierre de touche : le souci qu’éveille dans une âme vaillante la vue de l’avenir le rappelant à sa responsabilité envers l’humanité nouvelle n’est pas le souci de lui léguer le calme par la soumission, c’est celui de lui léguer l’indépendance par le combat. C’est aussi celui de n’avoir pas à rougir devant elle, en capitulant honteusement. Voilà le dernier geste, le dernier mot, la dernière suggestion de la pièce. Voilà comment Ibsen termine, en nous amenant au point où il voulait en venir, par la voie qu’il lui convenait de prendre, et en faisant converger vers ce dénouement la hardiesse de sa pensée, l’âpreté de sa satire et toute sa verve dramatique. La dernière position est emportée d’assaut et le drapeau que nous y voyons flotter n’est ni celui de Jérémie ni celui de Savonarole : c’est celui de Molière. « In hoc signo vinces, » dit à Ibsen son génie artistique.

Voyez plutôt le comique des scènes, écoutez les mordantes répliques, les boutades savoureuses, et vraiment vous ne vous sentirez pas au temple, vous vous sentirez au théâtre, bien au théâtre, rien qu’au théâtre. Et ce sera tant mieux, même pour l’effet moral à obtenir. Car l’atmosphère que vous aurez respirée là est une atmosphère de fantaisie créatrice de pouvoir souverain, le pouvoir de l’artiste sur son œuvre ; c’est cette atmosphère après laquelle il est si difficile de vivre dans le renfermé des usages et des convenances. Ce n’est pas par persuasion, c’est par vertige que le maître vous aura entraîné dans son orbite et gagné à la cause qu’il sert. Il vous aura montré un Thomas Stockman délivré de toutes les entraves, même de celles du sens commun. Il dit à ses enfants qui lui demandent : « Qu’allons-nous étudier maintenant ? » — « Absolument rien. » Il dit à sa femme qui lui demande : « De quoi vivrons-nous ? » — « Bah ! il me reste la clientèle de ceux qui n’ont rien. » Et vous ne réfléchissez pas que le docteur Henrik Ibsen, qui fait dire ces choses à son héros, a fait de son fils un des citoyens les plus cultivés de son pays, dont il est aujourd’hui le premier homme d’Etat ; ni que la clientèle du Dr Henrik Ibsen, que son public ne lui a pas seulement donné de quoi faire vivre ses idées mais encore de quoi faire vivre sa famille. Vous ne réfléchissez pas à cela parce que vous avez devant vous non pas le docteur Henrik Ibsen parlant par la bouche de son personnage, mais le docteur Thomas Stockman ayant reçu de son créateur une personnalité propre et une existence autonome. Vous ne vous dites pas non plus que cette existence s’évanouira tout à l’heure, le rideau une fois baissé après le dernier acte. Car vous la sentez éternelle, car vous comprenez, sans vous en rendre compte, que Thomas Stockman est une idée vivante et, en le comprenant, vous comprenez, toujours d’une façon irréfléchie et inexprimée, que, vous aussi, vous êtes une idée vivante et que tout l’est autour de vous. La vertu contagieuse de l’art vous fait vivre en cet instant ce qu’il y a en vous de vie impérissable. Vous transportant dans la région des idées, elle vous la fait sentir en même temps comme une région de vie.

Et vous ne pensez pas davantage que l’acteur costumé, grimé et fardé qui est devant vous est parfaitement ridicule de vous dire des choses graves et édifiantes qu’il a apprises par cœur. Garces choses, sur la scène, sont elles-mêmes costumées, grimées et fardées, comme celui qui les dit. Ce n’est qu’en vous qu’elles redeviennent graves et édifiantes, comme elles l’étaient dans l’intime pensée du poète. Quanta la transmission scénique, elle s’est faite selon les règles scéniques. La fiction, la fantaisie ont tout dominé. La vérité a revêtu les apparences du mensonge théâtral, sans quoi ce mensonge vous eût, en effet, choqué par contraste. La disposition créée par la magie de l’art se serait aussitôt évanouie et une volonté rebelle se serait dressée en vous contre la volonté du poète. Pour lui, il ne s’agissait pas de vous convaincre. Il s’agissait de vous entraîner par la griserie artistique. Il ne fallait pas qu’une parole de pure raison, directe et crue, dissipât cette griserie. Pour produire un effet vivant il, faut une œuvre vivante ; une pièce meurt sitôt que la conférence s’y met. Et ce qui disparait en elle ce n’est pas seulement sa force dramatique, c’est encore sa force morale. Ce n’est pas le jeu qui devient vérité, c’est la vérité qui se fait cabotinage.

Voilà ce qu’Ibsen comprend admirablement. Il n’ignore pas que l’idée, pour avoir droit à la scène, doit, plus encore que le sentiment et que la fantaisie, se soumettre aux conditions de l’art qu’elle invoque à son aide. Que ses collaborateurs scéniques le sachent de leur côté. Jouer de l’Ibsen est pour eux un danger d’autant plus sérieux que plus sérieuse est la cause qu’ils servent et qu’ils peuvent trahir. Je ne parle, bien entendu, qu’à ceux pour qui cette tâche est une affaire d’enthousiasme ou, tout au moins, de conscience artistique et qui jouent pour un public capable de subir le vertige ibsénien. C’est le seul public qu’il puisse être question de dégriser et le seul également dont il puisse être question ici.

Je sais combien est difficile ce que je demande aux acteurs à qui je m’adresse. Je sais qu’ils ont pénétré Ibsen non seulement par l’entraînement, mais encore par la réflexion. Ils ont saisi sa pensée, ils sont entrés dans ses intentions morales et sociales, ils ont en eux tout ce qu’il faut pour le comprendre et pour l’aimer, parce qu’ils ne sont pas seulement acteurs, parce qu’ils sont hommes, hommes de leur temps, emportés eux-mêmes par le courant qui nous a donné les Ibsen et les Nietzsche, et qu’il leur faut peut-être se faire violence pour ne pas trahir quelque chose de leurs pensées et de leurs émotions personnelles, pour éviter ce qu’Ibsen a su éviter lui-même, à force d’art.

Heureusement, ils ont à leur disposition un puissant levier : c’est le succès de son effort. Les personnages qu’il a créés ont de quoi les animer et les soutenir. Ils ont de quoi transformer le costume, le grimage et le fard en instruments servant à l’expression de la vie, et cela parce qu’il y a quelque chose à exprimer, parce qu’il y a de la vie employant ces instruments et les empêchant de nous choquer plus que ne nous choquent la couleur et la toile d’un tableau quand la couleur et la toile sont devenues évocatrices de vie. Oh ! mais, pour en arriver là, il faut soutenir cette vie de toute la force de son intuition propre. Il faut la maintenir dans les conditions où elle doit se manifester sur la scène. Il faut lui conserver la fantaisie dont l’a douée le poète. Il ne faut détruire cette fantaisie ni par des effets de prêche, ni par des effets de clinique, ni par des affectations d’intellectualité, ni par des affectations de réalisme. Il ne faut pas de ton doctrinal nous empêchant de sentir ce qui émeut Nora Helmer, ni de hoquet nous empêchant d’entendre ce que dit Oswald Alving. Il faut qu’on saisisse la passion et la souffrance à travers la pensée et il faut qu’on saisisse la pensée à travers la passion et la souffrance. Encore une fois, je sais que tout cela est très difficile. Mais la difficulté, qu’on se le dise bien, a existé avant tout pour Ibsen lui-même. La façon magistrale dont il s’en est tiré a de quoi exalter et inspirer ses interprètes. Qu’ils fassent comme lui. Qu’ils s’effacent partout derrière les personnages, sans rien perdre de l’impulsion qui les soutient dans leur jeu. Qu’ils comprennent aussi profondément que possible et nous conduisent à la compréhension, mais sans jamais avoir l’air de nous dire : « Je comprends. » Qu’ils nous laissent cette satisfaction à nous-mêmes.

L PREFACE

Et puis qu’ils imitent aussi le maître dans son art merveilleux de développer les caractères au courant de l’action. Plus encore que celle-ci, les caractères que nous présente Ibsen nous ménagent des révélations constantes et progressives. Que cette progression soit observée par l’acteur. Il y a, dans chaque personnage d’Ibsen, une admirable unité de nature. Mais elle s’exprime en transformations logiques, non en figures stéréotypées. Grâce à ces transformations et à ce qu’elles ont de nécessaire, nous acquérons de ces personnages une connaissance que nous n’aurionsjamais eue sans cela, quelque soin que l’acteur eût mis à composer son rôle. Ici ce soin doit consister aménager avec une extrême finesse la gradation des effets. Il faut que les êtres se révèlent à mesure que le drame avance. Il faut que nous les comprenions non par ce qu’ils sont dès l’abord, mais par ce qu’ils deviennent et ne peuvent pas ne pas devenir. Il faut que le Thomas Stockman de la fin, provocant et superbe, nous paraisse impossible sans le Stockman du commencement, avec sa folle générosité, mais aussi avec la fière conscience de sa supériorité bienfaisante. Les physionomies doivent être unes, mais non point uniformes. Elles se dessinent sous l’effet des réactifs, — je veux dire, encore une fois, des circonstances, des crises déchaînées, de ces crises qui amènent presque subitement les caractères à maturité et qui, par le raccourci de l’action, aident à produire l’illusion scénique, — raccourci du temps et de l’espace. Sur chaque être le réactif influe d’une façon particulière. La diversité des natures s’accentue. Le développement, chez l’homme, est, malgré sa rapidité, logiquement apparent et régulier. Chez la femme, il se produit en dessous. La logique est plus difficile à découvrir. Elle n’en est pas moins absolue, ses conséquences, apparaissant en traits soudains, doivent nous frapper, mais non pas nous désorienter en nous surprenant trop vivement. Le travail sourd et précipité qui amène les déterminations subites d’une Mme Stockman, par exemple, si sensée, si timorée au début et, tout à coup, par mouvement spontané, se rangeant du côté de son mari attaqué et le soutenant dans sa lutte contre tous, ce travail est toujours le combat de deux instincts. Dans Un Ennemi du Peuple ce combat est remarquablement rendu par la fougue avec laquelle Mme Stockman se précipite sur la scène pour détourner son mari de sa folle équipée et par la fougue non moins grande avec laquelle, exaltée par la situation, elle lui dit ensuite : « Je suis avec toi. » Cela demande à être dignement rendu.

J’ai mentionné à dessein cet épisode pour indiquer l’importance, chez Ibsen, des personnages et des scènes de second plan. Il n’y en a pas qui ne contiennent une force concourant à l’effet général et qu’il faut faire valoir pour que cet effet se produise. Il n’y a pas de trous chez Ibsen. Un mauvais jeu peut seul en produire. En général, il faut se souvenir que l’effervescence amenée par les réactifs dont je parle est, chez les personnages, une effervescence de passion, mais que la passion ne devient visible que lorsque le réactif a opéré. La passion, convoitise, cupidité, amour jaloux du pouvoir, amour-propre blessé, — fait tomber les masques des visages de Hovstad, d’Aslaksen, envenime Billing, surexcite Pierre Stockman. Il faut la faire éclater, mais en son temps. Je n’aime pas du tout les effets préparés d’avance « pour ne pas dérouter le spectateur ». Je n’aime pas les Nora tourmentées dès le début (erreur que commet une des plus grandes artistes de la scène allemande), je n’aime pas les Oswald grimaçants et crispés aussitôt en scène, le tout en contradiction avec ce qu’ils disent et ce qu’ils font, à moins que l’interprète ne donne à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font une expression forcée, qui n’est nulle part indiquée dans le texte. C’est précisément ainsi qu’on arrive à dérouter le spectateur. Il n’y a pas là, d’ordinaire, la moindre psychologue. Il n’y a qu’un acteur ou qu’une actrice préparant visiblement et maladroitement son grand effet du trois, ou du quatre, ou du cinq, grand effet qui, les trois quarts du temps, est lui-même en désaccord complet avec les intentions de l’auteur. Si on veut le faire comprendre, qu’on commence par le comprendre soi-même. Le meilleur moyen, pour cela, c’est de suivre ponctuellement les indications de cet instructeur de premier ordre, à qui le théâtre de Bergen dut jadis des années de prospérité et qui, aujourd’hui, tient à diriger, autant que possible, en caractérisant les personnages, en notant les mouvements, en précisant les jeux de scène, la représentation de ses propres pièces comme il a, un jour, dirigé celles des œuvres d’autrui. Qu’on s’abandonne à lui. C’est l’unique façon de s’assimiler sa pensée. Qu’on ait confiance en Ibsen et confiance dans le public. Le premier est un psychologue sûr, qui n’a pas besoin qu’on lui vienne en aide. Le second sentira toujours le frisson de la réalité quand on la lui présentera dans les conditions strictement fixées par le maître, sans y ajouter je ne sais quel réalisme de son propre crû.

J’ai vu dénaturer dans un sens contraire quelques figures puissamment marquées, telles que celle de Martin Kül, qu’on aperçoit, çà et là, dans l’œuvre d’Ibsen, comme la signature du maître. Chez elles, il n’y pas, à vrai dire, de développement de caractères. Elles apparaissent telles que des forces de la nature fixes et déterminées. Puis, on les voit reparaître, au moment décisif, jouant parfois le rôle du destin tragique. Elles incarnent, en effet, quelque principe fixe qui échappe à l’action du temps, à l’évolution sociale, à l’œuvre du progrès ou de la décadence humaines. Ou bien encore, cette œuvre s’y cristallise d’une façon définitive, si bien qu’aucun réactif n’a plus de prise sur elles. C’est la fatalité des conditions auxquelles s’en prend Ibsen qui produit un Rank, un Ulrik Bramdel ou un Martin Kül. Mais, ces produits une fois formés, rien n’agira plus sur eux, tandis qu’eux agiront sur tout ce qui les approche. Rien ne guérira Rank et ne l’empêchera de communiquer un frisson de mort à Nora et même à Helmer. Rien ne pénétrera à travers l’écorce qui enveloppe l’esprit et l’âme d’un Martin Kûl et ne l’empêchera de troubler jusqu’à l’esprit et à l’âme d’un Thomas Stockmann. D’autre part, tante Julie traversera, indemne, l’atmosphère de la maison Tesman et y répandra un peu de bénédiction que Hedda elle-même sentira un instant. Et la Femme-aux-Rats pénétrant inopinément dans la maison des Almers, agira aussitôt sur le point faible et obscurcira du premier coup le cerveau surmené d’un enfant débile.

Ces forces mystérieuses, nous les rencontrons dans la vie et celui-là aurait fait du monde un tableau imparfait et faux qui aurait néglige d’en tenir compte. Ibsen, en les représentant, n’a pas voulu créer des abstractions, des symboles. Il a reproduit de fortes impressions personnelles en nous laissant deviner tout ce qu’elles ont vaguement suggéré à son esprit de penseur et de poète. Et les figures qu’il a burinées d’après cela doivent être reproduites de la même façon. Ibsen, dans un coin de son être, a gardé intacte la sensitivité et la fantaisie qui le dominaient enfant. C’est cet élément de sa nature qui a produit les figures dont je parle ici. Elles le fascinent, l’effraient et l’amusent. Plus d’un de nous conserve en lui un élément de même espèce, un coin d’enfance dont un artiste penseur interprétant Ibsen arrivera à trouver le chemin. J’espère me faire comprendre de lui en lui disant : « Amusez-nous mais amusez-nous comme on amuse les enfants sensitifs, intelligents et poètes, qui veulent, en s’amusant, penser et aussi avoir peur un peu, avoir peur delà vie, la trouver très intéressante, intéressante jusqu’à les effrayer. Il faut que l’impression que vous nous donnez soit une impression de vie bien intense, d’une intensité d’impression enfantine. Il faut que les idées qu’elle éveille s’éveillent comme les idées d’enfant le font en pareil cas, à demi obscures encore, mais impérieuses et obsédantes. Cette obsession ne peut se produire sans que la figure qui la provoque ait été vue de façon à se graver pour toujours dans la mémoire et dans la fantaisie. Des traits, des attitudes, des tics doivent l’avoir rendue plus individuelle et, en quelque sorte, plus réelle que toutes les autres. Il faut à ces impressions, pour qu’elles soient stimulantes et suggestives, une précision extrême. Vous, artiste, vous, comédien, vous le savez mieux que personne. C’est à des impressions très précises produites par des figures nettement accusées, dans des circonstances nettement déterminées, que se rattache l’éveil dans plus d’un d’entre nous, de certaines idées dominantes auxquelles notre esprit reste à jamais assujetti. Ce fait donne à l’art que vous servez le secret de sa puissance. Pour avoir su utiliser ce secret, Ibsen est devenu le révélateur qu’il est. En l’utilisant à votre tour, vous pouvez attacher votre œuvre à son œuvre et votre nom à son nom. Opérez sur notre esprit comme la vie a opéré sur le sien et comme elle opère sur la vôtre, et vous serez l’artiste qu’il veut que vous soyez, comme nous serons, grâce à vous, ne fût-ce qu’un instant, les hommes qu’il veut que nous soyons ! »

Voilà, dira-t-on, bien des règles, bien des prescriptions, quand il s’agit de celui qui s’est écrié par la bouche de Mme Alving : « Ah ! ces règles et ces prescriptions ! Il me semble parfois que tous les malheurs de ce monde en procèdent. » Oui, mais c’est que, dans son propre œuvre, la règle, la maudite règle finit par dominer, tyrannique, absolue. Il riait, je m’en souviens, de se voir proclamé apôtre en anarchie. « Cela tient simplement, me disait-il, à la bévue d’un interviewer, à qui j’avais déclare que j’étais anarchiste en matière de règles théâtrales et qui n’a pas manqué d’annoncer aussitôt qu’Ibsen se déclarait anarchiste. » Le journaliste en question aurait fidèlement transmis les paroles de son illustre interlocuteur qu’il aurait été démenti non par Ibsen, il est vrai, mais par le théâtre d’Ibsen. Peut-être même ce qu’on a fait dire à l’auteur d’Un Ennemi du Peuple et de Solness le constructeur est-il plus près de la réalité que ce qu’il a vraiment dit. Par un contraste dont il est, d’ailleurs, parfaitement inconscient comme son propos le prouve, plus il s’attache à démontrer la caducité de ce qui fut construit de main d’homme non seulement autour de nos destinées, mais encore au dedans de nos âmes et de nos consciences, la caducité de nos remparts intérieurs comme celle de notre citadelle intérieure, et plus il accentue, comme artiste, le caractère intangible de l’édifice qui l’abrite, lui, de l’édifice, si frêle en apparence, des vieilles lois théâtrales. Non seulement il restaure de plus en plus, à mesure que son art s’affermit, les trois unités matérielles, unité de temps, d’espace et d’action, mais il y ajoute trois unités morales, unité de caractère, d’idée et de volonté, de caractère dans ses personnages, d’idée dans l’ensemble de son œuvre, de volonté en lui-même.

C’est cette dernière, inflexible et puissante, véritable volonté de puissance dans le sens que Nietzsche attachait à cette expression, c’est elle qui, contrairement à sa volonté consciente, l’a empêché, quoi qu’il en dise, d’être « un anarchiste en matière de règles théâtrales ». Elle l’a conduit à la loi non pour se soumettre à elle, mais pour remployer comme un instrument docile et éprouvé.

Il ne s’en est pas tenu là et n’a pas seulement respecté les vieilles lois de son art. Il a fait plus. Jamais Ibsen ne s’est élevé, à l’instar de Dumas et de maint autre dramaturge, contre telle règle, contre telle prescription particulière inscrite dans le code. Nous ne le trouvons nulle part rompant en visière contre un article de la loi, et l’on est, après tout, fondé à ne voir dans le cri d’exaspération poussé par Mme Alving qu’un symptôme de son état d’âme à elle, et non de l’état d’esprit de l’auteur. N’ajoute-t-elle pas aussitôt : « Voyez à quoi j’en suis réduite ? » Ce qui permet de croire qu’Ibsen combat non point les conditions légales qui régissent la société, mais les conditions morales par qui tant d’âmes supérieures sont poussées à la révolte contre l’ordre établi. Ce n’est pas cette révolte qu’il a en vue quand il parle de « révolutionner l’esprit humain », ce qui est, à vrai dire, moins dangereux pour la tranquillité publique que la plus petite grève de cochers de fiacre. Non ! Ibsen a une instinctive répugnance contre tout ce qui trouble la tranquillité publique. Plus qu’un autre, c’est le capitaine Horster qui, dans Un Ennemi du Peuple, est son porte-paroles quand, au mot grotesque de Billing : « Il faut que tout le monde soit au gouvernail, » il répond : « Je ne sais si les choses se passent ainsi sur terre ferme, mais, chez nous, cela ne réussirait guère. » Ibsen sait que, lorsque la tranquillité publique est troublée, elle l’est immanquablement au profit des Hovstad et des Billing. Il sait que son œuvre, à lui, peut et doit même s’accomplir à la faveur de l’ordre extérieur, qui permet au sourd travail des idées de se poursuivre librement, jusqu’à l’éruption finale, après laquelle rien ne subsistera de ce qui appartient au passé et le inonde sera débarrassé des revenants qui le hantent et l’énervent. Et Ibsen, après quelques expériences de jeunesse qui n’eurent d’autre résultat positif que d’alimenter sa satire, est aujourd’hui fermement, radicalement conservateur. L’idée d’être pris pour un anarchiste lui paraît baroque et risible.

Pourtant, quand, au cours de l’entretien que je viens de mentionner, je lui appris que ses œuvres avaient été trouvées parmi les papiers d’un anarchiste récemment exécuté (je crois que c’était Vaillant), je vis, après une expression mêlée de surprise, d’un peu de confusion et d’une visible répugnance, ses traits se tendre tout à coup. Il se fit un silence, pendant lequel de secrètes intuitions purent bien traverser sa pensée. Peut-être cette pensée lui est-elle, autant et plus qu’à nous, dissimulée par la fantasmagorie des rêves artistiques dont elle revêt la forme. Peut-être, à certains moments seulement, a-t-il conscience de sa propre nature et de sa propre force. Peut-être comprend-il alors qu’une pensée vivifiée par l’art se détache, en quelque sorte, de l’esprit qui l’a produite pour vivre d’une vie autonome, pour engendrer des actes que cet esprit n’a ni prévus ni voulus, du moins consciemment. Ces actes peuvent être héroïques et ils peuvent être monstrueux. Une pensée d’énergie s’imposant au monde par des œuvres et par des gestes d’art qu’un courant irrésistible provoque à un moment donné de l’histoire peut créer quelque Julien Sorel, comme elle peut susciter un Napoléon. Les Julien seront broyés par l’appareil social et les Napoléon s’empareront de cet appareil et le feront servir aux fins vers où les pousse irrésistiblement l’impulsion reçue. C’est à l’art de donner cette impulsion. C’est à lui d’alimenter la fournaise d’où sortiront, il faut l’espérer, les natures entières et belles dont nous avons besoin. C’est à lui de fournir le moule. Laissons des mains grossières détruire et balayer les produits avortés. C’est leur affaire. La nôtre est d’attendre l’œuvre parfaite, l’œuvre belle, et celle de l’art est de la préparer. Il a, pour cela, une condition première à réaliser. Il a une fonction à remplir. Il a un but final à atteindre. Il doit être :

Evocateur de vie,

Générateur d’énergie,

Créateur de beauté, de beauté rayonnante et dominatrice, telle qu’un individu de pensée et de force peut seul l’incarner en lui.

Ibsen est venu au moment où tout imposait à l’art ce caractère essentiel. Son théâtre est né d’un effort qui n’est pas seulement son effort. À ceux qui s’y associent d’une volonté réglée et opiniâtre comme la sienne d’être ses interprètes ou d’être ses continuateurs !

Ecrit à bord du paquebot « Prinz Waldemar », entre Lisbonne et Rio-Janeiro. Achevé à Pétropolis le 30 octobre 1904.
M. Prozor.