Un Ennemi du peuple/Acte I
LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, médecin d’une station thermale.
Mme STOCKMANN, sa femme.
PÉTRA, leur fille, maîtresse d’école.
EILIF et MARTIN, leurs fils, 13 et 10 ans.
PIERRE STOCKMANN, frère aîné du docteur, maire, maître de police, président de la société thermale, etc.
MARTIN KIIL, tanneur, père adoptif de Mme Stockmann.
HOVSTAD, rédacteur du « Messager du Peuple ».
BILLING, collaborateur du journal.
HORSTER, capitaine de vaisseau.
ASLAKSEN, imprimeur.
Bourgeois de toute condition, quelques femmes et une
bande d’écoliers, venus à la réunion publique.
un ennemi du peuple
ACTE premier
(Le soir, chez le docteur. Chambre pauvrement mais convenablement meublée et tenue avec soin. A droite, une porte conduisant au cabinet de travail du docteur Stockmann. Plus au fond, du même côté, une autre porte, donnant sur le vestibule. A gauche, en face de cette dernière, une porte conduisant aux chambres à coucher, — plus près, le poële, — vers le premier plan, derrière une table ovale recouverte d’un tapis, un sofa, au-dessus duquel est suspendue une glace. Au fond de la pièce, par une porte ouverte, on aperçoit la salle à manger. Sur la table supportant une lampe à abat-jour, le souper est servi.)
(A table, dans la salle à manger, Billing, une serviette sous le menton.
Mme Stockmann, debout, lui passe un plat de bœuf. Les autres convives ont soupé, leurs places sont vides, leurs couverts en désordre.)
Eh oui ! monsieur Billing, quand on est en retard de toute une heure, on ne trouve plus que des morceaux froids.
Excellent, remarquable.
Vous savez combien Stockmann tient aux heures de repas.
Cela m’est égal. Les plats me semblent presque meilleurs quand je puis les déguster ainsi tout seul, sans être gêné.
Allons, allons, — du moment où ils vous ragoûtent…
C’est, sans doute, Hovstad.
Peut-être bien.
Bonsoir, belle-sœur, — mes très humbles compliments.
Tiens, c’est vous ? Eh ! bonsoir. C’est bien gentil à vous de venir nous voir.
Je passais justement par ici. Alors… (Jetant un coup d’œil vers la salle à manger.) Mais vous avez du monde, je crois.
Pas du tout. Un simple hasard… (Vivement) Ne voulez-vous pas entrer vous-même, prendre un morceau ?
Moi ! Non, vraiment ; je vous remercie. Un souper chaud ? Je n’ai pas un estomac à cela, moi.
Oh ! une fois n’est pas coutume.
Non, non, merci bien, je m’en tiens à mon thé et à mes beurrées. C’est plus sain à la longue, — et puis c’est un peu plus économique.
Il ne faut pourtant pas vous imaginer que nous soyons des paniers percés, Thomas et moi.
Pas vous, belle-sœur. Je suis loin de le prétendre. (Indiquant la porte du cabinet du docteur.) Il est sorti ?
Oui, il est allé faire un petit tour après souper, — avec les enfants.
Etes-vous bien sûre que ce soit bon pour la santé ? (Ecoutant.) C’est sans doute lui qui rentre.
Non, je ne crois pas… (On frappe.) Entrez.
Ah ! c’est vous, monsieur Hovstad.
Oui. Vous m’excuserez, mais j’ai été retenu à l’imprimerie. Bonsoir, monsieur le maire.
Monsieur le rédacteur… Vous venez sans doute pour affaire ?
Oui, en partie. Il s’agit d’un article à publier.
Bien entendu. On dit que mon frère collabore très activement au « Messager du peuple ».
Oui, il ne craint pas d’écrire au « Messager » quand il a quelque vérité à dire.
Mais ne voulez-vous pas… ? (Elle indique la salle à manger.)
Comment donc ! mais je ne lui reproche nullement de s’adresser à un public où il trouve de l’écho. D’ailleurs, je n’ai pas de motif personnel d’en vouloir à votre feuille, monsieur Hovstad.
Il me semble, en effet…
En somme, il règne dans notre ville un bel esprit de tolérance, de bonne combourgeoisie. C’est que nous avons un grand intérêt commun qui nous groupe et nous réunit, un intérêt dont tous les citoyens bien pensants ont un égal souci.
L’établissement thermal.
Vous l’avez dit. Nous avons notre grand et bel établissement tout neuf. Souvenez-vous de ce que je vous dis, monsieur Hovstad : l’établissement de bains deviendra pour la cité une condition d’existence primant toutes les autres. Il n’y a pas à en douter !
C’est aussi l’avis de Thomas.
Quel développement extraordinaire la ville n’a-t-elle pas acquis depuis deux ans ! L’argent a afflué, il y a de la vie, du mouvement. Les maisons, les terrains, montent en valeur de jour en jour.
Et il y a de moins en moins de gens sans travail.
C’est vrai. Là aussi le progrès est réjouissant. Le fardeau de l’assistance publique pèse bien moins sur les classes possédantes. Et il diminuera encore si nous avons un bon été, beaucoup d’étrangers, un beau contingent de malades qui étendront la réputation de notre établissement.
Et l’on peut s’y attendre, dit-on.
En effet, cela s’annonce bien. Tous les jours, on nous écrit pour s’enquérir des logements et de tout ce qui s’en suit.
Allons, je vois que l’article du docteur viendra à propos.
Ah ! il a encore écrit quelque chose ?
Cela date de cet hiver. Il s’agissait de recommander nos eaux, de faire ressortir les bonnes conditions hygiéniques de notre localité. A cette époque, j’ai mis l’article de côté.
Tiens, tiens ! il y avait, sans doute, quelque accroc ?
Ce n’est pas cela, mais j’ai pensé qu’il valait mieux attendre le printemps. C’est maintenant seulement qu’on commence à se remuer, à songer aux villégiatures.
C’est juste, c’est très juste, monsieur Hovstad.
Oui, Thomas est infatigable, quand il s’agit de l’établissement.
Mon Dieu, il est attaché à son service.
Oui, et c’est même à lui qu’on doit en premier lieu la création de cet établissement.
A lui ? Vraiment ? Oui, je me suis laissé dire, en effet, que certaines gens la lui attribuent. Je croyais pourtant que, moi aussi, j’avais modestement contribué à cette entreprise.
Oui, c’est ce que Thomas répète toujours.
Eh ! qui songe à le nier, monsieur le maire ? Chacun sait que c’est vous qui avez mis l’affaire en branle et l’avez appelée à la vie. Je voulais dire seulement que la première idée est venue du docteur.
Oh ! pour des idées, — mon frère en a eu dans son temps, — il n’en a eu que trop ! Mais, quand il s’agit d’exécution, c’est à d’autres gens qu’il faut s’adresser, monsieur Hovstad. Et je m’imaginais que, dans cette maison, du moins…
Voyons, cher beau-frère…
Comment pouvez-vous penser, monsieur le maire… ?
Entrez donc là, monsieur Hovstad, et prenez quelque chose. Mon mari ne peut tarder à rentrer.
Merci. Peut-être bien… un petit morceau.
C’est singulier. Ces fils de paysans n’arriveront jamais à avoir du tact.
Voyons, que vous importe ! Ne pouvez-vous donc, vous et Thomas, partager cet honneur en bons frères ?
Cela semblerait naturel. Il paraît cependant que tout le monde ne s’accommode pas d’un partage.
Allons donc ! Vous vous en tirez si bien ensemble, vous et Thomas. (Ecoutant.) Je crois que, cette fois, c’est lui.
Tiens, Catherine, voici encore un convive, N’est-ce pas drôle, dis ? Entrez donc, capitaine Horster. Débarrassez-vous de votre pardessus. C’est vrai, vous sortez sans pardessus, vous. Figure-toi, Catherine, que je l’ai péché dans la rue. Il faisait des façons pour monter chez nous.
Allons, entrez, gamins. Tu sais, ils ont de nouveau une faim de loups. Venez, capitaine Horster. Vous me direz des nouvelles de ce rôti.
Mais tu ne vois donc pas, Thomas…
Ah ! c’est toi, Pierre ! (Il s’approche de lui et lui tend la main.) Je suis bien content de te voir.
Je n’ai, malheureusement, qu’un instant à…
Des bêtises ! Dans un instant on va servir le toddy[ws 1]. Tu n’oublies pas le toddy, Catherine ?
Non, non, bien sûr. On fait bouillir l’eau.
Du toddy ! Il ne manquait plus que cela…
Viens, mets-toi là. Nous nous paierons quelques bons instants.
Merci. Je ne prends jamais part aux soirées de toddy.
Mais ceci n’est pas une soirée.
Il me semble que si. (Jetant un coup d’œil dans la salle à manger.) Je m’étonne qu’ils trouvent où engloutir toute cette mangeaille.
Oui, n’est-ce pas qu’il fait beau de voir manger la jeunesse ? Toujours de l’appétit ! A la bonne heure ! Il leur faut de la nourriture, des forces ! Ce sont eux, vois-tu, les piocheurs qui remueront le champ de l’avenir et y feront germer les semences nouvelles.
Oserais-je te demander où tu aperçois ce champ à remuer ?
Ma foi, demande-le à la jeunesse. Elle te répondra quand l’heure sera venue. Nous n’y distinguons pas grand’chose, nous autres. C’est bien simple. Deux vieux mulets comme toi et moi.
Là, là ! tu as d’étranges façons de t’exprimer.
Il ne faut pas m’en vouloir, Pierre. Je suis si heureux, si content, vois-tu. C’est avec une indicible joie que je vois autour de moi toute cette vie en germe, en travail. Quelle superbe époque que la nôtre ! C’est comme un monde nouveau que nous voyons se former sous nos peux.
Vraiment ? Tu trouves ?
Oui, je comprends que tu ne puisses pas t’en rendre compte comme moi. Tu as passé toute ta vie sans sortir d’ici et cela amortit les impressions. Mais moi qui ai dû m’enfermer pendant des années, là-haut, vers le pôle, dans un coin perdu, sans presque jamais rencontrer un visage nouveau, entendre une parole de vie, j’éprouve le sentiment que j’aurais eu en me trouvant tout à coup au milieu d’une grande ville pleine de mouvement et d’action.
Hem… une grande ville…
Oui, je sais bien. Tout cela est petit en comparaison de ce qu’on voit ailleurs. Mais il y a ici de la vie, de l’avenir, une quantité de choses qui appellent à l’œuvre, au combat. Et c’est là l’important. (Appelant.) Catherine ! le facteur n’a rien apporté ?
Non. Il n’est pas venu.
Et puis, c’est quelque chose, Pierre, que d’avoir du pain sur la planche ! On apprend à l’apprécier quand on a été, comme nous, réduit à la portion congrue.
En effet…
Mon Dieu, oui. Tu te figures bien que nous n’avons pas toujours été sur des roses, là-haut. Et maintenant, pouvoir vivre comme des seigneurs ! Aujourd’hui, par exemple, nous avons du rôti à dîner. Et à souper aussi, ma foi. Tu ne veux pas en goûter un morceau ? Je vais te le montrer, au moins. Allons, viens…
Non, non. Pour rien au monde.
Viens ici, en ce cas. Tu vois, nous avons un tapis sur la table ?
Oui, je l’ai remarqué.
Et puis, un abat-jour. Regarde ! Tout cela, ce sont les économies de Catherine. Et cela a l’air cossu, gentil. Tu ne trouves pas ? Tiens, place-toi là ! Non, non, non ! pas ainsi. Là ! Tu vois : quand le jour donne en plein… C’est vraiment élégant. Pas vrai ?
Mon Dieu, quand, on peut se permettre ce genre de luxe…
Eh oui ! Je puis me le permettre à présent. Catherine dit que je gagne presque autant que ce que nous dépensons.
Oui, presque…
Il faut pourtant qu’un savant vive sur un certain pied. Je suis sûr qu’un simple chef de district dépense par an beaucoup plus que moi.
Je crois bien ! Un chef de district, un employé supérieur de l’Etat…
Eh bien ! prenons le premier gros commerçant venu. Un être de cette espèce dépense plusieurs fois ce que…
Eh ! c’est dans l’ordre des choses.
Du reste, Pierre, je ne fais vraiment pas de dépenses inutiles. Mais je ne puis me refuser la joie de voir du monde chez moi. C’est, pour moi, un besoin du cœur, vois-tu, une nécessité vitale, retranché, comme je l’ai été pendant des années de la société des hommes, de voir autour de moi toute une jeunesse à l’esprit libre, hardi, actif, entreprenant. C’est elle que tu vois attablée là bas, faisant honneur au souper. Je voudrais que tu connusses un peu Hovstad.
Ah oui ! Hovstad. Justement, il me parlait
d’un article de toi qu’il allait encore publier.Un article de moi ?
Oui, sur l’établissement. Un article que tu as écrit cet hiver.
(Test vrai, je n’y songeais plus. Ah ! mais je ne veux pas qu’il paraisse jusqu’à nouvel ordre.
Vraiment ? Il me semble pourtant que ce serait le bon moment.
Oui, oui, dans des conditions normales.
Qu’y a-t-il donc d’anormal ici ?
Ecoute, Pierre, là ! en vérité je ne puis pas te le dire. Du moins, pas ce soir. Il y a peut-être, ici, beaucoup de choses qui ne sont pas normales. Et peut-être rien. Peut-être n’est-ce qu’une simple imagination.
En vérité, voilà bien des énigmes. S’agirait-il d’un projet qu’on voudrait dérober à ma compétence ? Il me semble pourtant qu’en qualité de président de l’administration thermale…
Il me semble, à moi, qu’en qualité de.... Voyons, Pierre, nous n’allons pas nous prendre aux cheveux.
A Dieu ne plaise. Je n’ai pas coutume de prendre les gens aux cheveux, comme tu dis. Mais j’exige bien expressément que toutes les mesures à prendre suivent la voie réglementaire et passent par l’autorité légalement constituée à cet effet. Je n’admets pas les chemins détournés ni les portes de derrière.
Ai-je l’habitude de les prendre, les chemins détournés et les portes de derrière ?
En tout cas, tu as un penchant inné à aller ton propre chemin. Et, dans une société bien organisée, c’est là également une chose inadmissible. Le particulier doit y être, coûte que coûte, subordonné au général ou, pour mieux dire, aux autorités appelées à veiller au bien général.
C’est possible. Mais en quoi, diantre, cela me concerne-t-il ?
Cette vérité, mon bon Thomas, tu n’as jamais voulu la reconnaître. Mais fais bien attention, tu finiras par l’apprendre à tes dépens, — un jour ou l’autre. Je tenais à te le dire. Adieu.
Mais tu es fou à lier. Tu cherches midi à quatorze heures.
Ce n’est pas mon habitude. Je te prierai, d’ailleurs… (Avec un salut du côté de la salle à manger.) Adieu, belle-sœur. Adieu, messieurs.
Il est parti ?
Mais oui. Et tout en colère.
Mais que lui as-tu fait encore, mon cher Thomas ?
Absolument rien. Il ne peut pourtant pas exiger que je lui fasse mon rapport avant que l’heure soit venue.
Quel rapport as-tu donc à lui faire ?
Hem… Cela, Catherine, c’est mon affaire. — Je m’étonne que le facteur n’arrive pas.
plus tard Eillif tlMartin entrent, venant
de la salle à manger.)Ah ! Dieu me damne, un tel repas, cela vous transforme un homme.
Le maire n’était pas d’humeur de rose, ce soir.
Cela vient de l’estomac. Il a une mauvaise digestion.
C’est surtout nous autres du « Messager » qu’il ne peut pas digérer.
Je crois que vous ne vous en êtes pas mal tiré, pourtant.
Oui, oui. Mais ce n’est qu’une sorte de trêve.
Une trêve, oui, c’est le mot.
Souvenons-nous que Pierre est un pauvre solitaire. Il n’a pas de foyer où s’abriter ; rien que des affaires, des affaires. Et puis tout ce thé clair qu’il s’ingurgite… Allons attablez-vous, mes enfants ! Eh bien, Catherine, et ce toddy ?
Tout à l’heure. Je vais le chercher.
Venez vous mettre ici, près de moi, capitaine Horster. On vous voit si rarement… Je vous en prie… prenez place, mes amis.
sur un plateau, une bouilloire, des verres,
des carafons, etc.)Tenez : voici l’arack, voici le rhum, et voilà le cognac. Que chacun se serve comme il l’entend.
C’est ce que nous allons faire. (Pendant qu’on prépare le toddy.) Maintenant, en avant les cigares ! Eilif ! Tu dois savoir où est la boîte. Et toi, Martin, apporte-moi ma pipe. (Les deux garçons passent dans la chambre de droite.) Je soupçonne Eilif de chiper un cigare de temps en temps, mais je ne fais semblant de rien. (Appelant :) Et puis, ma calotte, Martin ! Catherine ! voudrais-tu lui dire où je l’ai posée ? Tiens, il l’apporte. (Les deux garçons apportent les objets demandés.) Servez-vous, mes amis. Moi, voyez-vous, je m’en tiens à ma pipe. Regardez-la : elle m’a accompagné dans bien des courses, par les bourrasques de Norrland. (Trinquant :) A votre santé ! Bien sûr, j’aime autant être assis tranquillement au foyer.
Allez-vous bientôt appareiller, capitaine Horster ?
J’espère être prêt la semaine prochaine.
Oui, c’est ce qu’on projette.
Mais alors, vous ne prendrez pas part aux élections municipales.
Il y aura donc de nouvelles élections ?
Vous ne le saviez pas ?
Non. Je ne me mêle pas de ces affaires.
Vous n’êtes pourtant pas indifférent aux intérêts publics ?
Ma foi, je ne m’y entends guère.
N’importe. On doit du moins prendre part aux votes.
Même ceux qui n’y comprennent rien ?
Qui n’y comprennent rien ? Que voulez-vous dire ? La société est comme un navire. Tout le monde doit être au gouvernail.
Peut-être est-ce ainsi sur la terre ferme. En mer, cela ne réussirait guère.
C’est étrange comme la plupart des marins se soucient peu des intérêts du pays.
En effet, c’est bien singulier.
Les marins sont pareils aux oiseaux voyageurs. Ils se sentent chez eux au nord comme au midi. Mais cela ne nous oblige qu’à plus d’activité, nous autres, monsieur Hovstad. « Le Messager » de demain parlera-t-il de nos intérêts généraux ?
De nos affaires municipales ? Non. Mais après-demain je comptais publier votre article.
Diantre, c’est vrai !… Mon article !… Non,
écoutez, il faut attendre un peu…Tiens ? Nous avions justement de la place et le moment me semblait bien choisi.
Oui, oui. Vous avez peut-être raison. N’importe. Il faut attendre. Je vous expliquerai cela plus tard.
Bonsoir.
Ah ! te voici ? Bonsoir, Pétra.
Tiens ! on se fait du bon temps ici, pendant que je trime dehors.
Eh bien ! Fais-toi du bon temps, toi aussi.
Faut-il que je vous prépare un petit verre ?
Merci, j’aime autant le préparer moi-même. Vous le faites toujours trop fort. Ah ! c’est juste, père : j’ai une lettre pour toi.
Une lettre ! De qui ?
Le facteur me la remise au moment où je sortais.
Et tu ne me l’apportes que maintenant !
Je n’avais vraiment pas le temps de remonter. Tiens : la voici.
Donne, donne, mon enfant ! (Regardant l’adresse.) Oui, c’est bien cela…
C’est celle que tu attendais, Thomas ?
Précisément. Vite ! Il faut que j’aille lire cela. Où trouverai-je de la lumière, Catherine ? On a de nouveau oublié de poser une lampe dans ma
chambre !Mais non : la lampe brûle sur ton bureau.
Tant mieux, tant mieux. Excusez-moi un instant… (Il passe dans la chambre de droite.)
Qu’est-ce que cela peut être, mère ?
Je n’en sais rien. Tous ces derniers jours, il ne cessait de demander si le facteur était venu.
Sans doute un patient qui demeure à la campagne.
Pauvre père ; il a vraiment trop à faire. (Préparant son toddy.) C’est ça qui va être bon !
Vous avez encore donné une leçon à l’école du soir ?
Une leçon de deux heures.
Et quatre heures d’institut ce matin…
Et tu as encore des devoirs à corriger, à ce que je vois.
Tout un paquet.
Vous travaillez beaucoup, vous aussi, à ce que je vois.
Oui, mais je ne m’en plains pas. On éprouve une si délicieuse fatigue quand c’est fini !
Vous aimez cela ?
Oui, on dort si bien après une journée de travail !
Il faut que tu aies beaucoup péché, Pétra.
Moi ?
Mais oui, puisque tu travailles tant. M. Rœrlund dit que le travail nous a été donné en punition
de nos péchés.Zut ! tu es bien bête de croire à ces choses-là.
Allons, allons, Eilif.
C’est impayable !
Tu n’aimerais pas à travailler, Martin ?
Non, je n’aimerais pas cela.
Mais alors que veux-tu faire quand tu seras grand ?
Moi ? je voudrais me faire viking.
Mais, alors, il faudrait que tu fusses païen.
Eh bien ! je pourrais me faire païen, quoi ?
Quant à cela je suis de ton avis, Martin. C’est précisément ce que je dis.
Pour sûr que non, monsieur Billing. Vous
ne dites pas cela.Dieu me damne si ce n’est pas vrai ! Je suis un païen et je m’en glorifie. Vous allez voir : nous deviendrons tous païens avant qu’il soit longtemps.
Et alors, n’est-ce pas, nous pourrons faire ce qu’il nous plaira ?
Dame, vois-tu, Martin…
Allons, enfants, il faut rentrer chez vous. Vous avez sans doute des devoirs pour demain.
Je voudrais bien rester encore un instant ici, moi.
Non : toi aussi, il faut que tu rentres. Allez-vous en tous les deux.
Croyez-vous vraiment que cela fasse du mai aux enfants d’entendre de tels propos ?
Je n’en sais rien, mais je n’aime pas cela.
Oui, mère, mais je crois que tu as grand tort.
C’est bien possible, mais je n’aime pas cela. Pas ici, du moins.
Il y a tant de mensonge, à la maison comme à l’école. Ici, il faut se taire et là bas nous devons mentir aux enfants qui nous écoutent.
Mentir, dites-vous ?
Croyez-vous donc qu’on ne nous oblige pas à leur enseigner une quantité de choses auxquelles nous ne croyons pas nous-mêmes ?
Oui, ce n’est que trop vrai.
Si j’en avais seulement les moyens, c’est moi qui fonderais une école où les choses se passeraient
autrement !Ah bah ! les moyens…
Mon Dieu, mademoiselle Stockmann, si vous y songez sérieusement, j’ai un local à votre disposition. La vieille maison de mon défunt frère est grande et presque vide. Il y a là, au rez-de-chaussée, une salle à manger très spacieuse.
Oui, oui, merci. Mais je présume qu’il n’en sera rien.
Non, non, je suis sûr que mademoiselle Pétra passera plutôt au journalisme. À propos, avez-vous trouvé un peu de temps pour vous occuper de cette nouvelle anglaise que vous deviez traduire pour nous ?
Non, pas encore. Mais vous l’aurez à temps, je vous le promets.
cabinet de travail, une lettre ouverte à la
main. )Eh bien ! vous pouvez être sûrs maintenant
qu’il y aura du nouveau en ville !Du nouveau ?
Qu’est-ce donc ?
Une grande découverte, Catherine !
Vraiment ?
Que tu as faite ?
Que j’ai faite. (Arpentant la chambre :) Qu’ils viennent dire à présent, comme d’habitude, que ce sont des lubies, des idées de fou. Mais ils s’en garderont bien ! Ha, ha ! ils s’en garderont, bien sûr !
Voyons, père ! Dis-nous, à la fin, ce que c’est.
Oui, oui, attendez un peu, vous allez tout apprendre. Pensez donc ! Si je tenais Pierre, là, sous la main ! Ah ! l’on voit bien maintenant comment nous formons nos jugements, pauvres humains que nous sommes, vrais aveugles, pires que des taupes.
Que voulez-vous dire, monsieur le docteur ?
N’est-ce pas l’opinion générale que notre ville est un lieu salubre ?
Je crois bien.
Extraordinairement salubre même, un endroit qu’il faut chaudement recommander aux malades comme aux gens bien portants.
Mais, mon cher Thomas…
Aussi l’avons-nous recommandé et célébré de notre mieux. J’ai écrit tant que j’ai pu, articles dans « le Messager », brochures…
Oui, oui, eh bien ?
Cet établissement balnéaire qu’on a appelé la grande artère, le nerf moteur de la cité, — et je ne sais quoi encore…
« Le cœur palpitant de notre cité, » me suis je permis d’écrire à un moment solennel…
C’est vrai. J’oubliais. Eh bien ! savez-vous ce que c’est, en réalité, que ce superbe établissement ainsi glorifié et qui a coûté tant d’argent — oui, savez-vous ce que c’est ?
Voyons ! dites-le.
Oui, dis !
L’établissement tout entier est une fosse pestilentielle.
Les bains, père !
Nos bains !
C’est incroyable !
Tout l’établissement n’est qu’un sépulcre blanchi, un réservoir à peste, vous dis-je. Dangereux au plus haut degré pour la santé publique ! Toutes les immondices de Mœlledal, toutes ces puanteurs qui descendent de là haut infectent l’eau des conduites qui mènent au réservoir. Et ces maudites ordures distillent ensuite leur poison jusqu’à la plage…
Jusqu’aux bains de mer ?
Précisément.
Et comment avez-vous pu vous convaincre de tout cela, monsieur le docteur ?
J’ai fait des recherches aussi consciencieuses que possible. Oh ! il y a longtemps que je soupçonnais quelque chose. La saison dernière, il y a eu des cas étranges parmi les baigneurs, —
des affections typhoïdes et gastriques.Oui, c’est vrai.
Nous pensions alors que c’étaient les baigneurs qui avaient apporté l’infection. Mais plus tard, — cet hiver, — il m’est venu d’autres idées. Je me mis alors à examiner l’eau, aussi bien que faire se pouvait.
C’est donc là ce qui te préoccupait tant ?
Ah ! tu peux bien le dire, Catherine, que cela me préoccupait ! Mais ici je manquais de tous les moyens dont dispose la science. J’envoyai donc des échantillons de l’eau à boire et de l’eau de mer à l’Université pour les faire bien exactement analyser par un chimiste.
Et l’on vient de vous envoyer les résultats de l’analyse ?
Les voici ! On a constaté la présence dans l’eau de matières organiques en décomposition. C’est plein d’infusoires. L’usage intérieur ou extérieur en est absolument préjudiciable à la santé.
Dieu soit loué que tu l’aies découvert à temps!
Ah ! c’est le cas de le dire.
Et que comptez-vous faire maintenant, monsieur le docteur ?
Mettre ordre à la chose, bien entendu.
Il y a donc moyen…
Il faut bien. Autrement tout l’établissement est perdu… Il n’y a plus qu’à le fermer. Heureusement, nous n’en sommes pas là. Je me rends parfaitement compte de ce qu’il y a à faire.
Et dire, mon cher Thomas, que tu as gardé le secret sur tout cela.
J’aurais dû, n’est-ce pas, courir la ville et en parler à tout venant avant d’avoir une certitude complète ? Ma foi non, je ne suis pas fou à ce point.
Mais à nous, du moins.
A pas âme qui vive. Mais demain tu iras chez le Blaireau…
Voyons, Thomas…
C’est bien, c’est bien. Tu iras chez grand-père. Ah ! il aura lieu d’être étonné. Il me croit détraqué, n’est-ce pas ? Oh ! il n’est pas le seul d’ailleurs, à ce que j’ai remarqué. Mais ils verront bien, les bonnes gens, ils verront bien !… (Il fait le tour de la chambre, en se frottant les mains.) Tu vas voir, Catherine, le remue-ménage que cela fera ! Tu n’en auras jamais vu de pareil. Il faudra changer toute la canalisation.
Toute la canalisation.. ?
Je crois bien. La prise d’eau est située trop
bas. Il faut l’établir beaucoup plus haut.Ainsi, c’est toi qui avais raison tout de même ?
Oui, t’en souviens-tu, Pétra ? J’ai écrit contre leur projet au moment où ils allaient l’exécuter. Mais, à cette époque, personne ne voulait m’écouter. Eh bien ! vous verrez quelle bordée je vais leur lâcher. Car vous pensez bien que j’ai rédigé un rapport à l’administration des bains. Il est prêt depuis une semaine. Je n’attendais que ceci. (il montre la lettre.) Maintenant, il va être expédié sur l’heure. (Il entre chez lui et ressort avec une liasse de papiers.) Regardez-moi cela : quatre feuilles d’une écriture bien compacte. J’y joindrai la lettre. Catherine ! un journal ! Il faut envelopper le tout. Là, ça y est ! Donne le rouleau à… à… (Frappant du pied.) Comment diable s’appelle-t-elle ? A la bonne, enfin ! Qu’elle le porte immédiatement au maire. (Mme Stockmann prend le rouleau et sort par la salle à manger.)
Que crois-tu que dira l’oncle Pierre, père ?
Que veux-tu qu’il dise ? Il devrait être content, je crois, qu’une vérité de cette importance soit enfin dévoilée.
Me permettez-vous de faire paraître une note sur votre découverte dans « le Messager » ?
Oui, vous m’obligerez beaucoup…
Il est à souhaiter, en effet, que le public soit renseigné aussi tôt que possible.
Assurément oui.
La bonne est partie.
Dieu me damne si vous ne devenez pas le premier homme de la cité, monsieur le Docteur.
Allons donc ! Je n’ai fait, en somme, que mon devoir. J’ai eu de la chance, voilà tout. J’ai trouvé ce que je cherchais : un trésor. N’importe…
Dites donc, Hovstad, ne vous semble-t-il pas que la ville devrait faire une ovation au Dr Stockmann ?
Je vais toujours faire une motion dans ce sens.
Et moi, je vais en parler à Aslaksen.
Non, mes amis, pas de ces parades de foire ! Je ne veux pas en entendre parler. Et si la direction veut m’augmenter mes gages, je refuse. Tu entends, Catherine ! Je refuse.
Et tu as raison.
A ta santé, père !
A votre santé, monsieur le docteur, à votre santé !
Puisse toute cette affaire ne vous causer que de la satisfaction et de la joie !
Merci, mes chers amis, merci ! Je suis si heureux, — Ah ! c’est une bénédiction que d’avoir le sentiment d’un service rendu à sa ville natale et à ses concitoyens. Hourrah, Catherine ! (il lui passe les deux mains autour du cou et la fait tournoyer. Elle crie et résiste. Rires, applaudissements et acclamations. Eilif et Martin passent la tête par la porte entr’ouverte.)
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