Un Mort vivait parmi nous/39

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La Sirène (p. 178-181).


XXXIX



IL n’était plus possible de vivre sur le camp. Les Saramacas hostiles passaient en silence devant nous.

Avec les pluies diluviennes commençait la saison des hautes eaux. Le fleuve charriait d’énormes troncs d’arbres et des amas de détritus provenant des crues dans les criques sèches.

Il faut croire que Pierre Deschamps pouvait vivre sans dormir ou qu’il vivait en rêve, car les propos qu’il tenait le jour étaient en tout semblables à ceux que j’entendais la nuit.

Dans le rêve, c’est une deuxième personnalité qui apparaît. Les images du sommeil sont saugrenues et déconcertent parce qu’elles dépassent le cadre de la conscience à l’état de veille.

Il n’en était pas ainsi de Pierre Deschamps qui poursuivait en rêve exactement la même vie que dans le jour. Il n’y avait pas de solution de continuité dans le mouvement de ses pensées, de sorte que l’une des deux personnalités semblait disparue.

— Je suis, disait-il, un homme différent. N’es-tu pas tourmenté par le besoin de changer ta vie monotone, de te transformer et d’être, non pas dans les fugitives créations du sommeil, mais dans la réalité du temps et de, l’espace tangibles, un être tout-puissant dont les yeux sont ouverts sur la vie intérieure et qui possède la force qui refoule les fleuves, qui déplace les collines et qui permet de voir les esprits ?

— Je croyais, dis-je, avoir trouvé ici, dans la vie végétative, l’oubli qui était le seul bien auquel j’aspirais. Mon âme apaisée n’avait plus d’autre désir que de vivre parmi des hommes simples et des plantes immobiles… je sais maintenant que la paix qui m’environnait n’était qu’un mensonge bienfaisant.

Et tandis que Pierre Deschamps prépare le convoi qui nous ramènera au placer Elysée, je vais, pour la dernière fois, demander au vieillard aveugle un peu de lumière et de force.

Serrant sur mes genoux ses mains ridées et froides, j’écoute sans l’entendre sa prière monotone.

Une voix qui vient d’un monde inconnu murmure à mes oreilles :

— Lève-toi… pars… l’heure est venue. Ne demande pas d’où descend la flamme qui brûle en toi… tu n’étais qu’un mercenaire. Qui t’a affranchi ? Qu’importe… est-ce le désir ?… L’image de Marthe court dans tes veines comme un feu secret. Est-ce le rayonnement de l’Indien et la révélation d’une foi nouvelle ? Lève-toi… la route est assez longue pour user tous les jours de ta vie.

.   .   .   .   .   .   .   .   .

— Ainsi, tu pars, dit le vieux Saramaca… Et tu ne connais rien de la jungle. Tu voyageras sur des cours d’eau et d’étroites pistes qui sont comme des fils invisibles dans un immense marécage… Tu tiens moins de place qu’une fourmi égarée ; tu ne vois rien au-delà du grain de sable qui te barre l’horizon… Tu pars ?… où vas-tu ?

— …

— Moi seul connais les sentiers et les criques. Sur le fleuve où je t’ai conduit l’autre nuit, je voyais librement. Encore un peu et j’aurai, comme autrefois, mes yeux grands ouverts sur le jour.

Sa peau noire et mate prend aux pommettes des teintes grises d’acier et semble ridée davantage. Il balance douloureusement la tête, comme un oiseau blessé.

— Ne pars pas, dit-il, moi seul peux te conduire… où vas-tu ?

— J’irai, dis-je, sur les hauts-plateaux d’où viennent les aigles géants. Il y a, au-delà du dernier saut, un lac encaissé entre des parois cristallines. Le quartz blanc et vitreux contient des colonnes d’or fondu. Comme un marbre précieux décoré de larges zébrures, le plateau qui domine le lac Parimé est rayé de veines d’or pur.

Le vieux Saramaca tremble ; ses yeux sans regard, fixés sur moi, ont pris soudain une étrange lumière.

— Le lac…

.  .  .  .  .  .  .  .  .

Ses bras battent l’air. Il est tombé comme un cèdre atteint par la foudre.

Je le soutiens ; son souffle n’est plus qu’un frisson d’ailes ; ses lèvres blêmes ont un sourire extatique. Je l’ai porté sur le boucan de lianes tressées.

Des lumières vacillantes s’allument çà et là dans la case comme des feux-follets. Le silence est noir et bleu comme une eau profonde, et les oiseaux de nuit ont un vol palpitant, élastique et velouté.

Puis, des lueurs de lune viennent en glissant à travers les arbustes de la brousse ; elles plaquent de feuilles d’argent les objets et les bois de la case. Des ombres fantastiques et des arabesques phosphorescentes dessinent dans l’air la silhouette d’une ville de féerie. La construction aérienne faite d’écharpes de brume et de rayons de lune se transforme à chaque instant, répétant sous des contours toujours nouveaux l’architecture des dômes étincelants, des campaniles et des palais magiques.