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Un cœur vierge/08

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 80-83).


VIII


Quand je reste un jour ou deux complètement seul, sans parler à qui que ce soit, sans voir âme qui vive, j’en arrive à une concentration sur moi-même qui ressemble presque à de l’hébétement. Je fixe longtemps les choses, je deviens sourd à tous les bruits. Je ne m’ennuie pas ; il me semble plutôt que j’approche du non-être, et je conçois l’état du fakir. D’ailleurs, je me suis mis à peindre comme une brute, car précisément je n’ai pas le moindre désir d’écrire, mais j’écrase des couleurs sur ma toile avec un plaisir sauvage. J’ai trouvé un coin superbe : au pied d’une petite falaise, une douzaine de rochers, mouillés par la mer, ronds, noirs et luisants comme des dos de morses qui folâtreraient dans la vague et, plus près de terre, d’autres pierres dont les formes, au contraire, sont infiniment bizarres, et où l’on peut voir tout ce qu’on veut : têtes de lions, sphinx, chiens, suppliants, et même une figure d’Hercule magnifique. L’eau va et vient là-dedans, siffle, bondit, et tire au soleil des feux d’artifice admirables. Je me régale… Devant moi, la mer s’étend jusqu’à l’infini, nue et sublime, sans une terre et sans une voile.

Quand j’ai passé tant d’heures, ainsi, dans la solitude, j’ai envie de crier, de remuer, de rire, de me battre. Il faut que je me dégourdisse. Je descends au village. J’entre à la cantine. J’offre une tournée générale aux bonnes gens qui sont là. Je crois même que je deviendrai vite très populaire. Mon genre a plu. Ils sont flattés que je trouve Houat si bien, et puis mon installation, à la bonne franquette, comme ça, à la place du maître d’école, tout seul dans le grand fort, cela leur va. Je ne suis pas fier, je ne suis pas un étranger comme les autres. En outre, je pense que Toussaint Leblanc, qui est écouté dans l’île, ne me dessert pas. Je sors de la cantine, j’entre chez la bonne sœur pour renouveler ma provision de tabac : causette. Puis je vais voir Germaine, je caresse sa petite Yvonne, je dis bonjour à Mme Leblanc, et si Yvon n’est pas trop occupé, je l’emmène faire un tour avec moi. Nous nous entendons très bien. C’est un brave petit. J’écoute tant qu’il lui plaît ses histoires de l’Océan Indien et du Pacifique, et moi, je lui parle de Paris qu’il ne connaît pas et dont il est curieux : il est le seul visiteur de mon logis. En buvant tranquillement un bol de cidre il regarde mes toiles, et il me dit des choses pas bêtes. Quant à Roudil, le garde-champêtre, je ne le vois plus, il mène paître ses vaches d’un autre côté, elles ne trouvaient plus rien à manger par ici.

C’est une vie paisible, une existence quasi monastique, qui convient assez à mon caractère. Je n’ai jamais été modéré. La passion me domine, les crises se succèdent au cours de mes jours. Il m’est arrivé de me donner entièrement au monde, ou à la débauche, ou à l’amour. Aujourd’hui je me livre sans restriction à la solitude. Vais-je m’incorporer complètement à la nature, vais-je devenir comme un fragment animé de cette île ? Quand je suis devant ma toile et que je peins, il me semble que je deviens pareil au soleil, à la lande, au vent et à la mer.