Un cœur vierge/09

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Ernest Flammarion (p. 84-89).


IX


Je travaillais. C’était le matin. Le ciel était encore doux et pâle ; l’eau était d’une couleur délicate comme un duvet d’oiseau. Je la contemplais avec extase, et j’essayais d’en rendre l’éclat et la finesse. J’étais absorbé, j’étais saisi par mon démon, et rien n’existait plus pour mon esprit, ni pour mes sens. Cependant je perçus derrière moi un bruit léger et je me retournai machinalement… Alors je crus que j’étais devenu subitement fou, ou bien que je rêvais tout éveillé ; je me frottai les yeux. Mon cœur se mit à battre démesurément, mes mains tremblèrent. Sur un rocher, dressée, immobile et toute blanche, et se détachant sur le ciel, elle était là. Elle était là, celle à qui je pensais sans cesse sans me l’avouer ! Celle pour qui j’étais resté dans l’île, et pour qui peut-être j’y étais venu, celle que j’avais à peine entrevue une minute, que je n’avais point approchée, à qui jamais je n’avais parlé, et que j’aimais…

Je n’avais pas bougé. Je m’étais retourné vers la mer que je regardais avec égarement, je poussais des soupirs, j’étais en proie à un grand trouble. Je la sentais derrière moi et elle me regardait silencieusement. Enfin je posai ma palette sur ma boîte. Je me levai et m’élançai. Poussé par une force inconnue, je crus que j’allais tomber à genoux comme devant une Vierge… Cependant elle était devant moi, me dominant, et telle que sur un socle. Les bras levés avec extase, je la contemplais. Je découvrais son visage qui était merveilleusement beau, et dans lequel, tout de suite, deux yeux immenses, clairs et profonds comme le ciel, me frappaient, ainsi qu’une bouche fraîche, puérile, et dont la lèvre supérieure avançait un peu, mobile et sensible. Du chapeau de Fleur-des-Bois, des boucles blondes s’échappaient. Elle ne faisait pas un mouvement, mais elle me regardait avec une attention, une gravité surprenantes.

Enfin je lui tendis la main pour l’aider à descendre. Elle s’y appuya et sauta légèrement sur le sable. Puis elle fit quelques pas dans la direction de ma toile qu’elle examina curieusement, ainsi que mon chevalet, mes pinceaux et toute mon installation. Là-dessus elle reporta les yeux sur moi d’un air intrigué, et demanda vivement :

— Que faites-vous donc ?

Je répondis :

— Je peins.

Elle fronça les sourcils, se mordit la lèvre, parut chercher, et reprit :

— Qu’est-ce que c’est ?…

Je la regardai avec stupeur, en m’écriant :

— Vous ne savez pas ce que c’est ?

— Non…

Je lui expliquai qu’avec mes pinceaux, à l’aide des couleurs qu’elle voyait sur cette palette, j’essayais de reproduire l’aspect des choses.

Elle semblait fort intéressée. Elle réfléchit une seconde, puis elle dit :

— Pourquoi faire ?

Je demeurais interdit, mais elle était penchée, attendant ma réponse :

— Pourquoi faire ?… Pour m’amuser… fis-je.

Elle se mit à rire. Puis elle examina mon tableau, reconnut la mer, mais ne dit mot.

À présent, appuyée contre un rocher, elle laissait ses regards errer sur les eaux. J’avais dans l’oreille le son incroyablement pur de sa voix, je l’écoutais se prolonger en moi, puis je regardais la bouche candide dont cette voix s’exhalait, le cou fragile, d’une blancheur de lait, les roses des joues, teintes par la marche, la grâce infinie de son attitude, et j’étais comme dans un songe.

Cependant elle se tourna vers moi, leva ses grands yeux vers les miens, eut un petit frémissement de la bouche et demanda :

— Mais pourquoi êtes-vous venu à Houat ?

Je lui répondis aussitôt avec feu :

— Ce matin, j’ignorais encore pourquoi. Et je viens de l’apprendre.

Cette singulière réponse ne sembla pas la surprendre ni la troubler. Mais ses yeux devinrent d’une douceur infinie et elle soupira :

— Je savais que vous étiez à Houat, murmura-t-elle enfin. Mon père avait parlé d’un étranger. Aucun étranger encore n’était venu ici.

Elle se tut et parut se perdre dans ses réflexions. Elle regardait fixement le sable.

J’étais adossé à une roche en face d’elle, et maintenant un grand calme, une sérénité délicieuse descendaient en moi. La mer était paisible. Une petite brise fraîche passait sur nous. J’aurais pu me croire seul au monde avec cette jeune fille adorable et d’une innocence si parfaite qu’elle était avec moi telle que si elle m’eût toujours connu. Je ne pus me retenir de prendre sa main dans la mienne et de la presser. Elle sortit alors de son rêve et m’illumina de son regard, et me sourit suavement ; puis, m’ayant adressé un signe de tête gracieux, elle sauta légèrement sur la pierre où elle m’était apparue, et elle s’évanouit.

J’écoutai un instant son pas s’éloigner. Puis je portai à mes lèvres la main qu’elle avait touchée et je la baisai avec ivresse.