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Un cœur vierge/10

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 90-99).


X


J’étais rentré au fort. J’avais gagné ma chambre et m’étais jeté sur mon lit. Aussitôt je m’étais endormi profondément, comme si les émotions inouïes de cette matinée m’avaient épuisé.

Je m’étais éveillé vers le soir. J’avais ouvert une boîte de conserves et j’avais mangé. Puis j’étais sorti un peu dans la cour, et j’avais vaguement contemplé les étoiles, mais j’étais revenu vite à mon souterrain, et je m’étais rendormi.

Le lendemain, un soleil radieux montait au-dessus de l’île. Dès l’aube je marchais à travers champs. J’allais à grands pas, le cœur plein à déborder, dans une puissante allégresse. Le monde me semblait d’une beauté neuve, primitive, innocente. Je sentais voluptueusement glisser mon sang dans mes veines, mon cœur battait régulièrement, ma poitrine se gonflait de lumière. Au centre de la mer sans rides et dans l’île éclatante, j’avançais, jeune, triomphal, immortel.

J’étais allé m’asseoir au milieu des rochers, là où je l’avais vue hier, et maintenant j’attendais. J’attendais qu’elle parût, mais paisible et sans impatience, car je n’en doutais point : elle viendrait. Comme hier, je la verrais tout à coup s’ériger sur cette roche, pareille à une statue dans la splendeur du matin.

Je m’étais remis à ma toile, et, l’œil à demi fermé, j’épiais des mariages de tons délicieux à la surface de l’eau. Il n’y avait pas d’autre bruit que le murmure timide des vaguelettes qui se poursuivaient en jouant sur la mousse des mers. L’Été avait endormi le vieux Neptune qui avait laissé choir son trident dans l’abîme. Je souriais doucement.

Cependant, j’entendis un petit bruit qui me sembla un autre que celui d’hier. Je me retournai. Et sur la roche où je l’attendais, je vis, au lieu d’elle, campée sur ses quatre pattes, et qui me regardait, la barbe ironique, une chèvre, une belle, une satanique chèvre blanche et noire. J’étais interloqué. Après m’avoir considéré, la bête disparut. Mais un pas léger s’approcha, et ce fut elle-même aussitôt, elle-même souriante, rose de la course, agile et gracieuse, qui sauta près de moi, suivie de sa compagne, avant que j’eusse seulement remué, et qui me cria gaiement :

— Bonjour !

Elle ajouta, sa main droite posée entre les cornes de la chèvre :

— Voilà ma favorite. On la nomme : Laouen, parce qu’elle est toujours contente[1].

Je souris à demi, disant :

— Et vous : Laouen ?

Un voile passa sur ses yeux, et feignant de ne pas comprendre ma question, elle répondit :

— Je m’appelle Anne.

Elle s’était assise sur le sable, simplement, et caressait doucement sa chèvre. Comme hier j’avais naturellement posé mes pinceaux et je la regardais. Mon regard la gêna peut-être, car elle dit :

— Voyons, peignez un peu…

Je m’assis sur mon pliant et me remis au travail. Mais je n’y étais guère attentif. Pourtant, à chaque touche sur la toile, elle applaudissait, elle s’exclamait :

— Comme c’est drôle ! comme c’est drôle ! C’est donc ainsi que vous faites !…

Je me retournai de son côté. Elle souriait, de cette bouche charmante d’enfant et qui, entr’ouverte, découvrait des dents éblouissantes. Elle levait sur moi de grands yeux émerveillés, et il me semblait qu’elle me considérait un peu comme un magicien. Cependant je ne l’effrayais point. Et d’ailleurs je le lui demandai.

Elle devint sérieuse et elle répondit : non, en haussant les sourcils, comme si elle n’y avait pas encore songé ; elle trouvait tout à coup étonnant qu’en effet je ne l’intimidasse pas davantage. Puis cette réflexion lui fit baisser la tête, elle était confuse.

Je lâchai décidément ma peinture et je courus m’asseoir près d’elle. Alors, elle releva son visage, et les rubans flottants de son grand chapeau s’agitèrent. Je lui racontai l’histoire de Fleur-des-Bois, qui portait un chapeau pareil au sien, et à laquelle j’avais tant songé quand j’étais un petit garçon.

Elle m’écoutait avec un air de plaisir qui me ravissait. Mais quand je lui dis qu’à côté de la Fleur-des-Bois elle était, elle, la Fleur-de-l’Île, elle remarqua qu’elle n’avait jamais vu de bois. Et elle me confia qu’elle était venue à Houat toute petite, et qu’elle n’en était plus jamais sortie.

En l’entendant, je fus profondément touché. Voilà donc pourquoi, hier, en me voyant peindre, elle ne comprenait pas ce que je faisais… Cette jeune existence s’était toute écoulée entre les limites de cette petite terre. Ah ! quelle âme neuve, que de choses à lui découvrir, et en elle quelle mine vierge de sensations, d’émotions, de vie !… Tout apprendre à ce cœur et lui dévoiler le monde !… Mais, cependant, comme elle était pleine d’élégance native, et combien à cette spontanéité, à ce naturel d’exquise sauvageonne se mêlaient de distinction, de politesse, de souvenirs inconscients d’une race ancienne et raffinée !

Je restais silencieux, je la considérais avec émotion, avec admiration, telle qu’une fleur d’un parfum unique.

Elle, au contraire, s’était mise à parler, d’abondance, et de tout son cœur, comme quelqu’un qui a toujours gardé le silence, et qui s’ouvre un jour, qui s’épanche, et laisse déborder son âme. Je l’écoutais avec délice. Elle me contait sa vie entière, son enfance, et comment elle avait grandi ici, seule à la pointe de l’île entre son père et sa mère… C’est sa mère qui lui avait appris à lire, à écrire et à compter, à coudre, à broder. Quand elle était toute petite, et qu’ils étaient encore sur le Continent, dans un grand château près de Vannes, elle avait une vieille nourrice, une bonne vieille qui lui faisait beaucoup de contes. Et elle avait un livre de contes de fées aussi, dans lequel elle apprenait à lire. D’ailleurs elle n’avait jamais lu rien d’autre, sauf son Atlas et son histoire sainte, car son père et sa mère possédaient des livres, mais ils ne les lui donnaient point. Quelquefois, cependant, il arrivait que M. de Kéras laissât traîner son journal, elle l’avait regardé. Il était question d’une foule de choses qui n’avaient point de signification pour elle. Cela la laissait indifférente. Elle avait, au contraire, la tête pleine de la Princesse Carpillon, de Belle-Belle, de la fée Tulipe, de Finette, du Prince Marcassin. Elle avait lu et relu son livre tant de fois que tous les personnages en étaient devenus les chers compagnons de son existence, et qu’elle parlait d’eux comme s’ils étaient vrais. Elle parlait aussi de ses chèvres qui l’intéressaient et qu’elle aimait… Et puis elle me décrivait la vie dans l’île, les saisons, l’hiver surtout, l’hiver, quand elle était bloquée au Goabren, qu’elle ne pouvait pas sortir, parce que l’île, alors, n’était plus qu’un vaste marécage, les jours courts et sinistres, et la mer méchante, la tempête, le sifflement des vents, les coups de tonnerre de l’eau dans les couloirs des roches, et les nuits effrayantes où, tenue éveillée par l’affreux déchirement de la nature, elle tremblait dans son lit, pensant à tous ceux qui voguaient sur la mer et priant pour eux. On restait sans nouvelles des Houattais, pendant des semaines, on n’en savait rien. Enfin arrivait une éclaircie, le comte pouvait aller jusqu’au village. Quand il revenait, c’était toujours très triste : il y avait eu des barques perdues et des pêcheurs noyés.

Elle me parlait, les yeux levés sur moi, si grands, si purs, si confiants, si sincères que je soupirais d’émotion et que j’avais envie encore de me jeter à ses pieds et de baiser le bas de sa robe. Elle se confiait à moi. J’étais son frère. Cet inconnu, qui était venu dans l’île, était celui à qui elle avait à parler. Il lui semblait qu’il fallait me dire tout, m’ouvrir son cœur. Elle le faisait spontanément, naïvement, et elle me parlait comme jamais de sa vie elle n’avait parlé à personne. Et moi, je l’écoutais comme jamais de ma vie je n’avais écouté personne. J’étais suspendu à ses lèvres, je buvais cette voix pure comme un cristal. Il me semblait entendre le son même de son âme. Ce que j’entendais dépassait les paroles, les objets, le réel. C’était le plus profond d’elle-même qui s’exprimait, qui s’exhalait, dans une musique adorable… Je m’étais déjà donné entièrement à elle ; j’étais transporté ; j’étais élevé au-dessus de la terre et de moi-même. Il n’y avait plus de barrières entre nous : nous étions cœur à cœur. Divinement nos âmes se parlaient, et nous volions en plein ciel, dans l’infini ciel bleu sur l’infinie mer bleue…

  1. En langue bretonne, laouen signifie joyeux, content, heureux.