Un cœur vierge/13

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Ernest Flammarion (p. 113-119).


XIII


Elle arriva ce jour-là toute changée. Elle était pâle et abattue, elle avait la figure défaite. Je fus effrayé… Quoi ? Qu’était-il arrivé ? Est-ce que mon bonheur était déjà condamné ? S’était-il passé une chose grave ? Ses parents l’avaient-ils surprise, confessée ? Lui défendaient-ils ces entrevues qui étaient devenues toute ma vie ? Avais-je fait un rêve, et rien qu’un rêve ? Et allais-je brusquement être précipité des hauteurs où je planais ? Me retrouverais-je seul, désespéré, chassé du paradis que j’avais entrevu ?… J’étais bouleversé.

À toutes mes questions, elle répondait : non, de la tête, l’air triste et boudeur. Qu’avait-elle ? Était-elle malade ? — Non. — Avait-elle éprouvé une contrariété, un chagrin ? — Non. — Redoutait-elle quelque chose, ou ne lui plaisait-il plus de me voir ? — Non, non !

Elle avait une mine singulière. On eût dit qu’elle n’osait plus me regarder. Elle détournait ses yeux des miens. Que signifiait cela ? Serait-elle capricieuse ? Aurais-je cessé de l’intéresser, ou bien, hier, avais-je dit un mot qui l’avait fâchée, qu’elle avait mal interprété ? Je ne savais que penser.

Elle s’obstinait à ne pas répondre. Elle ne me regardait pas. Penchée sur sa chèvre, elle lui tirait machinalement la barbe.

Le temps était radieux. Mais je ne le remarquais pas : je ne voyais plus le ciel pur, ni la mer. Pour moi tout s’était couvert d’un voile noir, je souffrais.

J’osai la prendre dans mes bras, tout doucement, ainsi qu’une enfant. Elle ne se détendit pas. Elle avait fermé les yeux, comme infiniment lasse. Enfin elle les rouvrit, et me regarda avec une expression de douceur et d’anxiété telle qu’elle perçât mon cœur. Je m’écriai, la pressant contre moi :

— Qu’avez-vous, qu’avez-vous, petite Anne ? Dites-le, je vous en supplie. Voyez combien je suis inquiet et malheureux parce que vous êtes triste ? Qu’avez-vous, dites-le-moi, je vous consolerai, Fleur-de-l’Île, délicieuse petite Fleur-de-l’Île…

Alors, enfin, elle sourit, et elle fit d’une voix adorablement enfantine :

— Alors, tu ne vas pas t’en aller ?

M’en aller !… Comment cela ?… Une seconde je restai interloqué, puis j’éclatai de rire, d’un rire énorme, plein de bonheur, d’allégresse, de triomphe. Ah ! que j’étais heureux ! Après ma crainte, après mes alarmes de tout à l’heure, quelle joie ! quelle délivrance !… Je respirais. Tout était redevenu magnifique, le ciel, la mer, la vie !

Anne, en me voyant rire, se mit à rire, elle aussi. J’avais ouvert mes bras, elle s’était redressée, elle prenait sa chèvre par le cou et l’embrassait.

Elle revint s’asseoir près de moi. Elle avait retrouvé son air gai, ses beaux yeux étaient de nouveau remplis de lumière. Je lui pris la main et je lui dis :

— Anne ! Anne ! divine petite enfant, ainsi vous avez cru que je pourrais vous quitter !… Et pourquoi ?

Cette idée que c’était la crainte de mon départ qui l’avait ainsi désespérée, m’enivrait, me transportait.

Elle me raconta alors, peu à peu, tout ce qu’elle avait pensé depuis hier… Parfois, confuse, elle s’arrêtait, et elle couvrait son visage de ses mains, ou bien, par un geste encore plus exquis et qui m’émouvait infiniment, elle se blottissait contre moi et se cachait la face contre ma poitrine… D’abord, quand elle s’était couchée, elle n’avait pas pu dormir. Elle se répétait tout ce que je lui avais dit, elle revoyait toutes les choses que je lui avais montrées et qu’elle ne connaissait pas. Les arbres, les bêtes, une ville, et la montagne et le fleuve… Elle avait mal à la tête. Tout cela dansait autour d’elle et lui donnait la fièvre. Elle avait cru qu’elle allait devenir folle. Elle se tournait et retournait dans son lit, elle était agitée… Ainsi tout cela existait, il y avait tant de choses qu’elle n’avait pas soupçonnées, le monde était si rempli de merveilles ! Elle ne s’en doutait pas, elle vivait paisible, insouciante à Houat, et en même temps tout cela existait aussi sur la terre, et elle en était aussi ignorante, aussi éloignée, que si ç’avait été dans une étoile !

Et puis, elle s’était mise à penser à moi, à moi qui lui avais appris tout cela, qui lui révélais tout cela. Et puis elle s’était dit que moi, qui connaissais tout cela, qui avais vu tout cela, je devais la trouver bien niaise et bien sotte… Et puis… et puis… elle s’était dit (elle se cachait la tête dans ma poitrine) elle s’était dit que je ne pouvais pas rester bien longtemps ici, dans cette île, ici où il n’y avait rien, que je m’en irais, que je retournerais au milieu de toutes ces belles choses, dans ce monde si beau, si beau, si étonnant…

Et alors elle avait commencé à pleurer.

Et elle ne s’était plus arrêtée.

Elle avait pleuré toute la nuit…

Sa mère, pourtant, lui avait dit bien souvent, qu’il ne fallait jamais pleurer, car cela abimait les yeux…

— Mais alors, c’était vrai, je n’allais pas partir ?…

Je m’approchai de son oreille, et tout bas, en la tutoyant tendrement à mon tour, je lui dis :

— Puisque je t’adore, comment, mais comment pourrais-je m’éloigner ?…