Un cœur vierge/16

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Ernest Flammarion (p. 133-141).


XVI


« Je t’aime… Je t’adore. »

Ces mots merveilleux, elle ne se lasse pas de les répéter. Ils débordent de son être. Sa voix pure les pare d’une beauté inouïe : vraiment, c’est son âme qui parle. Quels mots ! Ils me grisent, ils me transportent au paradis. La solitude où elle a vécu, cette existence repliée sur elle-même, l’a dotée d’une sensibilité unique. Un trésor de passion s’est accumulé en elle, il vient au jour, il est d’une incroyable richesse… Depuis toujours, une mine de diamants était enfouie sous terre dans la nuit ; quelqu’un entre avec une lampe, tout scintille, tout éclate, c’est un éblouissement.

Mais qu’elle est belle ! qu’elle est belle depuis que l’amour l’habite !… Sa beauté est surnaturelle. Comme un rayonnement se dégage d’elle ! Elle répand un parfum suave. Je suis à genoux, je joins les mains, je voudrais chanter le plus doux cantique, et je pleure d’adoration tandis qu’elle murmure encore la parole prodigieuse à laquelle son cœur aspirait depuis si longtemps.

Ce mot dont elle est remplie, qui la ravit, qu’elle chérit, quand nous sommes séparés et qu’elle ne peut pas me le dire, elle me l’écrit.

C’est le matin seulement qu’elle se promène, il faut qu’elle reste au Goabren l’après-midi. Alors, si elle est seule, si personne ne l’observe, vite un crayon, du papier, et un griffonnage pour moi. Nous avons convenu d’un creux dans un rocher, où, pouvant s’échapper un instant, elle court déposer son message. Le soir, j’enfonce ma main dans ce trou, je frémis de bonheur si je sens le contact d’un billet.

C’est une ligne, une phrase,… non, c’est un cri, c’est toute sa vie exprimée et, de ce griffonnage, je suis fou !… Je ne me rassasie pas de le lire et de le relire, de le baiser toujours, sans fin, avec transport :

Je t’adore, tu es tout mon bonheur, je ne pourrais plus vivre sans ton amour.

Toute ma vie t’appartient ! Je t’aime ! mon bien-aimé.

Je voudrais te dire combien je t’aime. Je t’aime trop. Je t’aimerai toujours. Et toi ?… Ah ! si seulement je savais que tu m’aimes autant que je t’aime et que tes craintes ressemblent aux miennes !… Je t’adore, mon amour.

Je n’ai jamais aimé, et je t’aime !

Dieu ! que je t’aime ! Je suis fiévreuse. Cette nuit encore, je ne dormirai pas, car je passe presque toutes mes nuits à penser à toi à qui j’ai donné mon cœur. Par la pensée je me blottis dans tes bras.

Je me laisse bercer par un doux rêve qui occupe tous mes instants.

Je m’ennuie aujourd’hui, mon amour. Toutes ces heures perdues, toutes ces heures sans toi. C’était si délicieux, ce matin. Mon chéri, que je t’aime ! je ne cesse de penser à toi ! Ce soir, je vais me coucher de bonne heure, pour que demain vienne plus vite, — si je dors ! Je t’envoie un long, long baiser en attendant demain.

Je t’aime, mon adoré, d’un amour ardent qui durera toujours. Reste pour moi toujours, mon bien-aimé, ce que tu es à présent, je t’adore. J’évoque la sensation délicieuse de tes lèvres sur les miennes, de ton cœur contre le mien, de mes bras autour de ton cou. Sur les petites fleurs qui sont dans ce papier, j’ai posé un long baiser que tu cueilleras.

Je vous aime, mon aimé, de toutes les forces de mon cœur et de ma vie. Je n’ai pas d’autre désir que de vous rendre heureux. Je veux que vous soyez toujours à moi comme je serai toujours à vous. Votre amour est un trésor pour moi. Je vous aimerai jusqu’à la mort.

Que pourrais-je lui dire, sinon que je l’aime, que je l’adore, qu’il est tout mon bonheur et toute ma vie !…

Ces mots adorables, je les baisais cent fois, mille fois. Je les plaçais sur mon cœur. Puis, pour les relire encore, je les retirais. Avec eux, les heures passaient comme dans un rêve. Tout seul, je lui parlais. Je lui parlais sans cesse. En me couchant, je plaçais ses billets sous mon oreiller. Je les relisais dans mon lit. Je songeais qu’elle non plus, sans doute, à présent, ne dormait pas, qu’elle pensait à moi. Quel long temps encore jusqu’à demain, que de minutes, que de secondes !…

Une nuit, ainsi, que je ne pouvais m’endormir, que j’avais lu et relu et baisé passionnément ses billets, que tout occupé d’elle, que l’évoquant, soupirant, je me tournais et me retournais sur mon lit, il faisait un clair de lune admirable, dont je voyais l’éclat par la fenêtre, dans le fossé du fort. Je me levai. À peine vêtu, je sortis. J’avais besoin d’air et de mouvement. Il me fallait calmer ma fièvre.

J’allai. J’allai dans la nuit muette, sans but, sous l’enchantement de la lune. C’était un spectacle de rêve, une vision mystérieuse et surnaturelle. Un silence magique enveloppait l’île. En haut de la voûte profonde, la lune éclatante et pâle brillait silencieusement. Des millions d’étoiles scintillaient. Mon ombre noire marchait devant moi sur le sol laiteux. J’avançais dans un paysage supra-terrestre, dans l’au-delà, dans un songe. L’air me semblait tiède, et je frémissais.

Je gagnai le bord de la mer. La mer immense paraissait dormir d’un sommeil magnétique. De toutes petites vagues se brisaient sur la grève, murmurant à peine.

Cependant, mes pas me portaient vers l’endroit où j’avais pris l’habitude de la rencontrer chaque matin. Je m’y rendais sans le savoir, marchant en somnambule, ignorant vraiment si j’étais éveillé ou si je dormais.

Tout à coup, devant moi, comme si elle était, par un prodige, subitement sortie de terre, une forme blanche m’apparut. Une forme toute blanche sous la lune, une forme toute blanche, qu’une roche jusque là m’avait masquée… Je mis la main sur mon cœur, je poussai un cri, je tombai à genoux. Elle, c’était elle, elle qui, par cette nuit d’été miraculeuse, s’était levée comme moi, était sortie comme moi, m’avait rejoint sans le savoir. Elle se tenait droite, longue, pareille à un lys, dans sa chemise virginale qui tombait jusqu’à ses pieds nus chaussés de sandales. Ses cheveux étaient épars sur ses épaules. Phœbé la douce éclairait ses grands yeux pleins de trouble.

Je m’étais redressé. Je l’avais prise dans mes bras. Nos bouches s’étaient unies dans un baiser ardent, profond, passionné. Je sentais son corps contre le mien, sa forme et sa chaleur. Je respirais son odeur. Sous mon baiser, elle gémissait, elle roucoulait, elle se pâmait. Elle était toute à moi. Et la nuit merveilleuse avait répandu tous ses charmes, distillé tous ses philtres, fait brûler tous ses parfums pour nous, pour le couronnement de notre amour. L’ivresse m’envahissait, ma tête bouillait, j’étais fou, bientôt je n’allais plus pouvoir me dominer…

Enfin, par un effort violent, terrible, je me suis repris, j’ai descellé mes lèvres des siennes, ce corps qui ne faisait presque plus qu’un déjà avec le mien, je l’ai écarté. J’ai repoussé Anne, mon amour, mon adoration, ma bien-aimée !… Elle a soupiré, elle m’a regardé avec stupeur. Dans son innocence, dans sa pureté, elle ne savait pas ce qui se passait en elle, ni ce qu’elle désirait, ni ce qui se serait accompli. Interdite, elle me regardait d’un air d’interrogation et de reproche, de chagrin. Je m’étais ressaisi. J’étais apaisé. Je mis un chaste baiser sur son front, la fis rentrer au Goabren, puis retournai moi-même me coucher.