Un cœur vierge/17

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 142-154).


XVII


Je n’aperçois plus jamais Roudil. Mais aujourd’hui, vaguant aux environs du fort, j’ai fait une autre rencontre. Une petite fille blonde suivait aussi la sente, ses deux minces nattes de cheveux pâles sautant derrière sa tête. Elle était petite, toute petite, elle me venait bien au genou.

J’étais surpris de voir quelqu’un par ici.

— Où vas-tu donc ? lui demandai-je.

Elle gazouilla :

— Au Goabren.

— Tu portes ça ? (Elle avait au bras un petit panier).

— C’est du poisson que mon père m’a dit de porter.

Elle parlait lentement, puérilement, détachant chaque syllabe.

— Et quel âge as-tu ?

— Cinq ans.

— Et comment t’appelles-tu, petite fille ?

— Fran-ci-ne Bi-hic.

— Moi, sais-tu comment je m’appelle ?

Elle me regarda :

— Vous, vous êtes le monsieur du grand fort…

— Qu’est-ce que je fais ?

— Vous allez tous les jours par là…

De sa petite main, elle désignait, en effet, la direction de l’anse où je rencontre Anne le matin.

Ainsi il y a d’invisibles petits yeux qui nous voient, car si cette mignonne m’a vu, elle a dû voir Anne aussi. Et d’autres enfants nous ont vus sans doute comme elle. Ils parlent, ces petits. Le village saura. M. de Kéras saura. Notre secret ne peut pas demeurer toujours gardé.

J’étais contrarié. J’étais inquiet. Je décidai de descendre tout de suite au village. À la mine que me feront les uns et les autres, je verrai bien si l’on se doute de quelque chose.

Courbées dans leurs carrés de pommes de terre, les femmes relevaient la tête pour me dire poliment bonjour. Je voyais de loin les toits rouges et les toits bleu ardoise des maisons basses et bien propres. Une cheminée fumait, une mince colonne s’élevait dans l’air calme du soir. Des voix montaient dans le crépuscule, voix d’enfants, voix de femmes, extraordinairement nettes au milieu de cette paix. Dans un sentier, je croisai une vieille toute cassée, pliée sous un faix de broussailles sèches… J’allais entre deux bas talus de pierres et de terre où poussaient l’épine et le mûrier sauvage. Le sentier serpentait entre les maisons. Je jetais un regard d’amitié sur les petits jardins, m’amusant du porc à l’engrais vautré dans sa bauge, du chapelet de poissons séchant sur le mur, du linge étendu, des filets, du chat noir pelotonné et à l’affût…

La fille de Toussaint, Germaine, était sur sa porte, son poupon sur les bras, comme d’habitude. Je m’arrêtai, je fis un brin de causette avec elle : elle ne me parut nullement changée. Je vis Toussaint et la mère Leblanc. Je passai chez la bonne sœur acheter du tabac. J’emmenai Yvon prendre un verre à la cantine… Chacun avait avec moi exactement les mêmes façons qu’auparavant. Sûrement, on ne savait rien encore au village. Francine Bihic n’avait rien dit. Elle était encore trop petite pour comprendre ; elle n’avait pas encore l’âge de la curiosité et du bavardage. Et le hasard bienveillant avait peut-être voulu qu’elle seule eût surpris quelque chose. N’importe, c’était là un sérieux avertissement, la prudence me paraissait à présent nécessaire. Si écarté et si désert que se trouvât l’endroit où je rencontrais Anne, on y pouvait cependant être vu…

Je remontai au grand fort avec Yvon. J’ai toujours plaisir à le voir. C’est une nature droite, un cœur sincère et spontané. Il m’a plu dès le premier instant, et je crois qu’il m’aime bien, lui aussi. Nous devisions en marchant. Les jours étaient déjà beaucoup plus courts ; mon compagnon parlait de la saison qui allait changer, de la mer qui bientôt deviendrait méchante… Nous portions chacun des bouteilles, du pain, quelques provisions que je ramenais chez moi. Le soleil s’était couché, il faisait presque nuit quand nous arrivâmes.

J’entrai, j’allumai ma lampe, et nous préparâmes le dîner. Puis, dans un angle de la grande salle qui me servait de logis, nous nous mîmes à manger en tête-à-tête, amicalement, fraternellement. J’étais content de partager mon repas avec ce brave garçon, dont la figure honnête me faisait plaisir à voir. Cela rompait pour quelques heures ma solitude qui, sans que je me l’avoue, commençait à me peser, encore que d’une manière presque constante elle fût peuplée par la pensée de mon amour. Mais ce soir, j’étais presque mélancolique. L’incident de la petite Bihic m’avait inquiété. Puis ce qu’avait dit Yvon sur la fin prochaine de l’été, en remontant, à cette heure voisine de la nuit où le cœur est disposé à s’émouvoir, à se serrer…

Je ne sais point ce que j’avais. Je passais par un instant de découragement. Je sentais mon bonheur menacé, tout à coup j’éprouvais que cette idylle en plein ciel ne pouvait pas toujours durer, que maintenant elle demandait une conclusion, qu’il conviendrait bientôt de prendre une résolution. Aussi bien, depuis l’autre nuit, cette nuit où je tenais Anne presque nue dans mes bras, et où les sens avaient parlé, quelque chose de nouveau était né. Ma bien-aimée était devenue une femme, j’étais redescendu sur la terre ; notre dialogue, dès la minute où je l’avais désirée, où j’avais senti la réalité de son corps, avait cessé d’être celui de deux âmes perdues dans l’azur. Nous étions un homme et une femme, nous vivions dans le monde réel, nous étions attachés à la famille humaine, nous faisions partie de la société, il allait falloir y penser… J’avais comme un pressentiment de tout cela, je n’y avais pas encore réfléchi, mais je comprenais que je devrais y réfléchir, que les soucis approchaient.

Yvon mangeait de bon appétit notre humble festin d’œufs et de conserves, et il buvait sec le vin de la cantine. Il avait l’air heureux de son âge. Je crois qu’il était assez flatté de voir que je le traitais tout à fait comme mon ami. Dame ! un monsieur de Paris !… Il est vrai que lui, il n’était pas le premier venu ; il était le fils de Toussaint Leblanc, de l’un des hommes les plus considérés d’Houat, et puis, tout jeune, il avait déjà fait le tour du monde. Il connaissait déjà bien des choses. C’est égal, se voir là mon camarade, sur le même pied que moi, traité d’égal à égal, je crois qu’il en concevait une petite pointe d’orgueil.

Il avait fait le café, je lui avais versé un verre de rhum, et maintenant nous fumions paisiblement tous deux, tandis qu’il me décrivait un typhon que son navire avait essuyé un jour dans l’Océan Indien. Je l’écoutais un peu distraitement, mais il n’y faisait pas attention, parlant autant pour lui que pour moi, cherchant à bien se rappeler tous les détails.

Emporté par son récit, il finit par se lever, et par marcher de long en large dans la pièce en faisant de grands gestes. Comme il longeait le mur contre lequel par terre, étaient posées mes toiles, il les remarqua, et son histoire finie, les porta l’une après l’autre près de la lampe pour les regarder. Il faisait sur chacune d’elles des remarques qui n’étaient pas dénuées de finesse, ni d’un certain goût naturel. Il avait vu ainsi plusieurs paysages, quand il arriva, sans que j’y eusse pensé, au portrait d’Anne :

— Mais c’est la demoiselle du Goabren ! s’écria-t-il étourdiment.

Là-dessus il réfléchit, craignit sans doute d’avoir commis une indiscrétion, n’osa plus regarder le tableau et releva la tête avec un peu de gêne.

Sa spontanéité et sa délicatesse me touchaient. Il m’inspirait confiance. Après tout, quel meilleur confident pouvais-je souhaiter ? Je n’étais pas mécontent qu’il connût mon secret.

Je dis donc lentement, en le regardant bien dans les yeux :

— Oui, c’est elle, Yvon.

Il soutint mon regard sans affectation. Puis s’écoula un assez long silence, pendant lequel nous réfléchîmes l’un et l’autre.

À son air sérieux, je voyais qu’il avait compris.

Et bien que fort jeune, bien que sans doute il n’eût point encore aimé, ce Breton ne pouvait pas envisager avec légèreté les questions de sentiment. Certainement il avait le respect de l’amour comme de la religion. Il avait l’intuition, l’intelligence naturelle des choses du cœur.

Je le regardais, le coude posé sur la table, mais droit sur sa chaise, avec son visage à la fois décidé et rêveur, et son aspect de fraîcheur et de santé, le cou nu sortant du maillot, le profil net, les cheveux drus et bien noirs, et je ne doutais pas de lui.

Je ne lui donnai naturellement aucun détail sur mes relations avec Anne, mais je lui racontai l’incident d’aujourd’hui, ma conversation avec la petite Francine, qui m’avait décidé à descendre au village. Il m’écoutait avec attention ; il saisissait toute l’importance de cette vicissitude. Il se frotta le menton un instant en réfléchissant, puis il me dit :

— Je crois bien que je connais un endroit qui vous conviendra.

— Où est-ce ? On peut y aller maintenant ? demandai-je vivement.

— Si vous voulez…

Je pris ma casquette et mon bâton, et nous sortîmes. Ce diable d’Yvon connaît l’île comme personne, il a passé son enfance à en fouiller tous les coins et recoins. Je l’avais bien explorée ; je croyais l’avoir vue tout entière. Il m’a cependant mené par des creux que je ne soupçonnais pas. La nuit était claire, on y voyait assez. Tout à coup il s’est arrêté.

— C’est là… a-t-il dit.

— Quoi donc ?

Nous étions dans une sorte de cuvette, au milieu de pierres éboulées. Je ne distinguais rien de particulier.

Cependant, arc-bouté contre un gros rocher, il poussait. Et à mon grand étonnement, le rocher tournait comme sur un gond. Derrière il y avait un trou.

— C’est un couloir qui mène à une grotte, dit Yvon. Il y a une ouverture sur la mer. Je crois que personne d’Houat ne connaît cela.

Il remit le rocher en place. Puis il m’apprit à le manœuvrer, en me montrant le point exact sur lequel il fallait peser. L’équilibre de cette pierre avait été calculé par la nature mieux que par le plus habile ingénieur.

Nous nous en retournâmes. Je notai des repères pour retrouver mon chemin au jour. Puis, après une forte poignée de main, nous nous séparâmes, mon brave Yvon rentrant au village et moi au grand fort.