Un capitaine de quinze ans/I/9

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Hetzel (p. 74-81).

CHAPITRE IX

capitaine sand.


La première impression que ressentirent les passagers du Pilgrim devant cette terrible catastrophe fut un mélange de pitié et d’horreur. Ils ne songèrent qu’à cette mort épouvantable du capitaine Hull et des cinq matelots du bord. Cette effroyable scène venait de s’accomplir presque sous leurs yeux, sans qu’ils eussent pu rien faire pour les sauver ! Ils n’avaient pu même arriver à temps pour recueillir l’équipage de la baleinière, leurs malheureux compagnons blessés, mais vivants encore, et pour opposer la coque du Pilgrim aux coups formidables de la jubarte ! Le capitaine Hull et ses hommes avaient à jamais disparu.

Lorsque le brick-goélette fut arrivé sur le lieu du sinistre, Mrs Weldon tomba à genoux, les mains levées vers le ciel.

« Prions ! » dit la pieuse femme.

À elle se joignit son petit Jack, qui s’agenouilla en pleurant près de sa mère. Le pauvre enfant avait tout compris. Dick Sand, Nan, Tom, les autres noirs se tinrent debout, la tête inclinée. Tous répétèrent la prière que Mrs Weldon adressa à Dieu en recommandant à sa bonté infinie ceux qui venaient de paraître devant lui.

Puis, Mrs Weldon, se retournant vers ses compagnons :

« Et maintenant, mes amis, dit-elle, demandons au Ciel force et courage pour nous-mêmes ! »

Oui ! ils ne pouvaient trop implorer l’aide de Celui qui peut tout, car leur situation était des plus graves !

Ce navire qui les portait n’avait plus de capitaine pour le commander, plus d’équipage pour le manœuvrer. Il se trouvait au milieu de cet immense océan Pacifique, à des centaines de milles de toutes terres, à la merci des vents et des flots.

Quelle fatalité avait donc amené cette baleine sur le passage du Pilgrim ? Quelle fatalité plus grande encore avait poussé le malheureux capitaine Hull, si sage d’ordinaire, à tout risquer pour compléter son chargement ? Et quelle catastrophe à compter parmi les plus rares des annales de la grande pêche, que celle-ci, qui n’avait pas permis de sauver un seul des matelots de la baleinière !

Oui ! c’était une terrible fatalité !

En effet, il n’y avait plus un marin à bord du Pilgrim !

Si ! Un seul ! Dick Sand, et ce n’était qu’un novice, un jeune homme de quinze ans !

Capitaine, maître, matelots, on peut dire que tout l’équipage se résumait maintenant en lui.

À bord se trouvait une passagère, une mère et son fils, dont la présence devait rendre la situation plus difficile encore.

Puis, il y avait aussi quelques noirs, braves gens, courageux et zélés, sans doute, prêts à obéir à qui serait en état de leur commander, mais dépourvus des plus simples notions du métier de marin !

Dick Sand restait immobile, les bras croisés, regardant la place où venait de s’engloutir le capitaine Hull, son protecteur, pour lequel il éprouvait une affection filiale. Puis, ses yeux parcouraient l’horizon, cherchant à découvrir quelque bâtiment auquel il eût demandé aide et assistance, auquel il aurait pu, tout au moins, confier Mrs Weldon.

Il n’eût pas abandonné pour cela le Pilgrim, non, certes ! sans avoir tout essayé pour le ramener au port. Mais Mrs Weldon et son petit garçon eussent été en sûreté. Il n’aurait plus eu à craindre pour ces deux êtres, auxquels il s’était voué corps et âme.

L’Océan était désert. Depuis la disparition de la jubarte, pas un point n’en venait altérer la surface. Tout était ciel et eau autour du Pilgrim. Le jeune novice ne savait que trop bien qu’il se trouvait en dehors des routes suivies par les navires de commerce, et que les autres baleiniers naviguaient encore au loin sur les lieux de pêche.

Cependant, il s’agissait d’envisager la situation en face, de voir les choses telles qu’elles étaient. C’est ce que fit Dick Sand, demandant à Dieu, du plus profond de son cœur, aide et secours.

Quelle résolution allait-il prendre ?

En ce moment, Negoro parut sur le pont, qu’il avait quitté après la catastrophe. Ce qu’avait ressenti devant cet irréparable malheur un être aussi énigmatique, nul n’eût pu le dire. Il avait contemplé le désastre sans faire un geste, sans se départir de son mutisme. Son œil en avait avidement saisi tous les détails. Mais si, dans un moment pareil, on eût pu songer à l’observer, on se fût étonné tout au moins que pas un muscle n’eût bougé sur son visage impassible. En tout cas, et comme s’il ne l’eût pas entendu, il n’avait point répondu au pieux appel de Mrs Weldon, priant pour l’équipage englouti.

Negoro s’avançait vers l’arrière, là même où Dick Sand se tenait immobile. Il s’arrêta à trois pas du novice.

« Vous avez à me parler ? demanda Dick Sand.

— J’ai à parler au capitaine Hull, répondit froidement Negoro, ou, à son défaut, au maître Howik.

— Vous savez bien que tous deux ont péri ! s’écria le novice.

— Qui commande donc à bord maintenant ? demanda très insolemment Negoro.

— Moi, répondit sans hésiter Dick Sand.

— Vous ! fit Negoro, qui haussa les épaules. Un capitaine de quinze ans !

— Un capitaine de quinze ans ! » répondit le novice, en marchant sur le maître-coq.

Celui-ci recula.

« Ne l’oubliez pas ! dit alors Mrs Weldon. Il n’y a plus qu’un capitaine ici… le capitaine Sand, et il est bon que chacun sache qu’il saura se faire obéir ! »

Negoro s’inclina, murmurant d’un ton ironique quelques mots que l’on ne put entendre, et il retourna à son poste.

On le voit, la résolution de Dick était prise.

Cependant le brick-goélette, sous l’action de la brise qui commençait à fraîchir, avait déjà dépassé le vaste banc de crustacés.

Dick Sand examina l’état de la voilure. Puis, ses yeux s’abaissèrent sur le pont. Il eut alors ce sentiment que si une effroyable responsabilité lui incombait dans l’avenir, il fallait qu’il fût de force à l’accepter. Il osa regarder ces survivants du Pilgrim, dont les yeux étaient fixés sur lui maintenant. Et, lisant dans leurs regards qu’il pouvait compter sur eux, il leur dit en deux mots qu’ils pouvaient à leur tour compter sur lui.

Dick Sand avait fait en toute sincérité son examen de conscience.

S’il était capable de modifier ou d’établir la voilure du brick-goélette, suivant les circonstances, en employant les bras de Tom et de ses compagnons, il ne possédait évidemment pas encore toutes les connaissances nécessaires pour déterminer son point par le calcul.

Avec quatre ou cinq années de plus, Dick Sand eût connu à fond ce beau et difficile métier de marin ! Il aurait su se servir du sextant, cet instrument, que maniait chaque jour la main du capitaine Hull, et qui lui donnait la hauteur des astres ! Il aurait lu sur le chronomètre l’heure du méridien de Greenwich et en aurait déduit la longitude par l’angle horaire ! Le soleil se serait fait son conseiller de chaque jour ! La lune, les planètes lui auraient dit : Là, sur ce point de l’Océan, est ton navire ! Ce firmament sur lequel les étoiles se meuvent comme les aiguilles d’une horloge parfaite, que nulle secousse ne peut déranger et dont l’exactitude est absolue, ce firmament lui eût appris les heures et les distances ! Par les observations astronomiques, il aurait reconnu, comme le reconnaissait chaque jour son capitaine, l’endroit qu’occupait le Pilgrim à un mille près, et la route suivie aussi bien que la route à suivre !

Et maintenant, à l’estime, c’est-à-dire par la route mesurée au loch, relevée au compas et corrigée de la dérive, il devait uniquement demander son chemin.

Cependant, il ne fléchit pas.

Mrs Weldon avait compris tout ce qui se passait dans le cœur si résolu du jeune novice.

« Merci, Dick, lui dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas. Le capitaine Hull n’est plus ! Tout son équipage a péri avec lui. Le sort du navire est entre tes mains ! Dick, tu sauveras le navire et ceux qu’il porte !

— Oui, mistress Weldon, répondit Dick Sand, oui ! je le tenterai, avec l’aide de Dieu !

— Tom et ses compagnons sont de braves gens sur lesquels tu peux absolument faire fond.

— Je le sais, et j’en ferai des marins, et nous manœuvrerons ensemble. Avec beau temps, ce sera facile ! Avec mauvais temps… eh bien, avec mauvais temps, nous lutterons et nous vous sauverons encore, mistress Weldon, vous et votre petit Jack, tous ! Oui, je sens que je le ferai… »

Et il répéta :

« Avec l’aide de Dieu !

— Maintenant, Dick, peux-tu savoir quelle est la position du Pilgrim ? demanda Mrs Weldon.

— Facilement, répondit le novice. Je n’ai qu’à consulter la carte du bord, sur laquelle le point a été porté hier par le capitaine Hull.

— Et pourras-tu mettre le navire en bonne direction ?

— Oui, je pourrai mettre le cap à l’est, à peu près sur le point du littoral américain que nous devons accoster.

— Mais, Dick, reprit Mrs Weldon, tu comprends bien, n’est-ce pas, que cette catastrophe peut et même doit modifier nos premiers projets ? Il n’est plus question de conduire le Pilgrim à Valparaiso. Le port le plus rapproché de la côte d’Amérique est maintenant son port de destination.

— Sans doute, mistress Weldon, répondit le novice. Aussi, ne craignez rien ! Cette côte américaine qui s’allonge profondément vers le sud, nous ne pouvons manquer de l’atteindre.

— Où est-elle située ? demanda Mrs Weldon.

— Là, dans cette direction, répondit Dick Sand en montrant du doigt l’est, qu’il releva au moyen de la boussole.

— Eh bien, Dick, que nous atteignions Valparaiso ou tout autre point du littoral, peu importe ! Ce qu’il faut, c’est atterrir.

– Et nous le ferons, mistress Weldon, et je vous débarquerai en lieu sûr, répondit le jeune novice d’une voix ferme. D’ailleurs, en ralliant la terre, je ne renonce pas à l’espoir de rencontrer quelques-uns de ces bâtiments qui font le cabotage sur la côte. Ah ! mistress Weldon, le vent commence à s’établir dans le nord-ouest ! Dieu fasse qu’il tienne ainsi, nous ferons de la route, et bonne route ! Nous filerons grand largue, et toutes nos voiles porteront, depuis la brigantine jusqu’au clin-foc ! »

Dick Sand avait parlé avec la confiance du marin, qui se sent un bon navire sous les pieds, un navire dont il est maître sous toutes les allures. Il allait prendre la barre et appeler ses compagnons pour orienter convenablement les voiles, lorsque Mrs Weldon lui rappela qu’il devait, avant tout, connaître la position du Pilgrim.

C’était, en effet, la première chose à faire. Dick Sand alla prendre, dans la chambre du capitaine, la carte où le point de la veille était indiqué. Il put donc montrer à Mrs Weldon que le brick-goélette était par 43° 35′ en latitude, et en longitude par 164° 13′, car, depuis vingt-quatre heures, il n’avait pour ainsi dire pas fait de route.


Mrs Weldon s’était penchée sur cette carte.

Mrs Weldon s’était penchée sur cette carte. Elle regardait la teinte brune qui figurait la terre, sur la droite de ce vaste Océan. C’était le littoral de l’Amérique du Sud, immense barrage jeté entre le Pacifique et l’Atlantique, depuis le cap Horn jusqu’aux rivages de la Colombie. À la considérer ainsi, cette carte, qui se développait alors sous ses yeux, sur laquelle tenait un océan tout entier, elle devait donner à penser qu’il serait facile de rapatrier les passagers du Pilgrim. C’est une illusion qui se reproduit invariablement pour qui n’est pas familiarisé avec les échelles auxquelles se rapportent les cartes marines. Et, en effet, il semblait à Mrs Weldon que la terre devait être en vue, comme elle l’était sur ce morceau de papier !

Et cependant, au milieu de cette page blanche, le Pilgrim, figuré à l’échelle exacte, aurait été plus petit que le plus microscopique des infusoires ! Ce point mathématique, sans dimensions appréciables, eût paru perdu comme il l’était en réalité dans l’immensité du Pacifique !

Dick Sand, lui, n’avait pas éprouvé la même impression que Mrs Weldon. Il savait combien la terre était éloignée, et que bien des centaines de milles ne suffisaient pas à en mesurer la distance. Mais son parti était pris : il était devenu un homme sous la responsabilité qui lui incombait.

Le moment était venu d’agir. Il fallait profiter de cette brise de nord-ouest qui fraîchissait. Le vent contraire avait fait place au vent favorable, et quelques nuages, éparpillés au zénith sous la forme cirrus, indiquaient qu’il tiendrait au moins pendant un certain temps.

Dick Sand appela Tom et ses compagnons.

« Mes amis, leur dit-il, notre navire n’a plus d’autre équipage que vous. Je ne puis manœuvrer sans votre aide. Vous n’êtes pas marins, mais vous avez de bons bras. Mettez-les donc au service du Pilgrim, et nous pourrons le diriger. Il va de notre salut à tous que tout marche bien à bord.

— Monsieur Dick, répondit Tom, mes compagnons et moi, nous sommes vos matelots. La bonne volonté ne nous manquera pas. Tout ce que des hommes peuvent faire, commandés par vous, nous le ferons.

— Bien parlé, vieux Tom, dit Mrs Weldon.

— Oui, bien parlé, reprit Dick Sand, mais il faut être prudent, et je ne forcerai pas de toile, afin de ne rien compromettre. Un peu moins de vitesse, mais plus de sécurité, c’est ce que nous commandent les circonstances. Je vous indiquerai, mes amis, ce que chacun aura à faire dans la manœuvre. Quant à moi, je resterai au gouvernail tant que la fatigue ne m’obligera pas à l’abandonner. De temps en temps, quelques heures de sommeil suffiront à me remettre. Mais, pendant ces quelques heures, il faudra bien que l’un de vous me remplace. Tom, je vous indiquerai comment on gouverne au moyen de la boussole. Ce n’est pas difficile, et, avec un peu d’attention, vous apprendrez vite à maintenir le cap du navire en bonne direction.

— Quand vous voudrez, monsieur Dick, répondit le vieux noir.

— Eh bien, répondit le novice, restez près de moi, à la barre, jusqu’à la fin de la journée, et, si la fatigue m’accable, vous pourrez déjà me remplacer pour quelques heures.

— Et moi, dit le petit Jack, est-ce que je ne pourrai pas aider un peu mon ami Dick ?

— Oui, cher enfant, répondit Mrs Weldon, en pressant Jack dans ses bras, on t’apprendra à gouverner, et je suis sûre que, tant que tu seras à la barre, nous aurons bon vent !

— Bien sûr ! bien sûr ! mère, je te le promets ! répondit le petit garçon en frappant des mains.

— Oui, dit le jeune novice en souriant, les bons mousses savent conserver le bon vent ! C’est bien connu des vieux marins ! »

Puis, s’adressant à Tom et aux autres noirs :

« Mes amis, leur dit-il, nous allons brasser les vergues grand largue. Vous n’aurez qu’à faire ce que je vous dirai.

À vos ordres, répondit Tom, à vos ordres, capitaine Sand. »