Un coin du voile/Ces demoiselles Fjord

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 93-124).

CES DEMOISELLES FJORD

Dans la salle des fiévreuses, l’une des plus grandes de cet hôpital provincial, la nuit des malades commençait. Les lampes électriques qui paraissaient, sous leur large réflecteur en ombelle, comme des gouttes de lumière pendues par des fils au plafond lointain, inondaient de blanc les murs glacés de ripolin bleuâtre. Le parquet nu, ciré chaque matin, les reflétait comme l’eût fait une nappe d’eau. Dans la rangée des lits, on voyait les mouvements lents des draps, agités par des membres lassés qui cherchaient le repos. Rien ne s’entendait, que le souffle des malades endormies, et le froissement imperceptible et doux des couvertures. Sur les oreillers, des visages de femmes posaient, immobiles.

Par la porte vitrée, s’entrevoyait dans l’enfilade des corridors la cornette palpitante de la sœur de garde qui s’en allait, là-bas. Au lit n° 9, une vieille femme était assise et regardait ses compagnes.

Autour du fourneau, dans la cuisine proche qu’une cloison de verre séparait de la salle, des infirmières en sarrau bleu s’étaient massées pour causer à voix basse.

Soudain, à l’autre extrémité, la porte s’ouvrit sans bruit et l’interne de garde parut. C’était une femme, une jeune femme toute blanche dans sa blouse de médecin qui couvrait sa jupe noire. Un nœud de soie rouge, seulement, faisait un large papillon sous son grand col lissé. Elle était blonde et jolie, avec des yeux gris clair. Son nom était Johannah Swordsen, mais dans l’hôpital où elle et sa sœur Fridja étaient internes, les étudiants les avaient surnommées « Ces demoiselles Fjord » parce qu’elles semblaient froides et impénétrables comme les mystérieux golfes de glace de leur pays.

Johannah — dont c’était ici le service — était sagace, fine, et d’un dévouement admirable à ses malades. Mais celles-ci ne l’aimaient pas, à cause de son accent étranger et de sa froideur qui mettaient entre elles et la jeune fille trop de distance. Johannah les soignait avec sa douceur et sa patience de savante que rien ne rebutait.

Elle vint au lit 13 où dormait une petite typhique de seize ans. L’enfant était calme ; un effroi passa dans les yeux de Johannah. C’était pour cette malade qu’elle venait ici ce soir. La fièvre typhoïde qui la terrassait se montrait la plus pernicieuse de la salle, et l’étudiante était entrée en lutte contre la maladie. L’après-midi, à la contre-visite, elle avait prescrit les bains froids, et maintenant il lui semblait voir une morte dans le lit. Mais en approchant, elle reconnut le sommeil le plus paisible, le plus rassurant. Alors, après un regard à la feuille de température, posée au-dessus du chevet, où le crayon dessinait des zigzags brusques, d’effrayantes montées de fièvre, elle reprit la voie du milieu, entre les lits, de son pas tranquille, uni et glissant.

Quand elle passa devant le fourneau, les infirmières et deux hommes de salle qui étaient venus se joindre au groupe, se turent soudain et la regardèrent en la toisant. La tête légèrement rejetée en arrière, elle paraissait hautaine : le chignon grec de ses cheveux de Norvégienne, au blond poudré, tombait sur la nuque. Une femme, les poings aux hanches, demanda :

— Laquelle c’est-il, celle-là ?

L’infirmière de la salle répondit :

— C’est la nôtre, madame Amélie, c’est Johannah, celle du service.

— Sait-on jamais, avec ses sacrées Russes, dit l’un des hommes. Elles sont tellement la même chose, toutes deux, que je ne suis jamais fichu de les reconnaître l’une de l’autre.

— Ce soir, il n’y a pas d’erreur, fit une troisième infirmière qu’on nommait madame Hortense, c’est la jeune, parce que l’autre, l’aînée, Fridja comme ils l’appellent, eh bien, vous savez, elle est pincée par la diphtérie qu’elle a prise dans sa salle. Même elle peut sauter d’un moment à l’autre, à ce qu’a dit M. Vergeas, le chef qui est venu la voir cette après-midi. Je n’invente rien, c’est la sœur Saint-Eusèbe qui me l’a rapporté.

— Pauvre fille, dit l’homme.

— Vous savez, reprit la même, c’est des drôles de créatures. Des femmes dont on ne sait quoi penser. Ça vous a des airs de sainte Vierge, et puis, pour changer…

Elle ricana.

— On dit toujours : Ces demoiselles Fjord par ci, ces demoiselles Fjord par là, reprit Amélie qui fleurait à pleine haleine l’alcool ; moi, je voudrais bien savoir laquelle des deux a eu son béguin pour ce pauvre diable de Benoît, un petit interne comme il n’y en a pas, un garçon si gai, si gentil, si tranquille qui a disparu de l’hôpital comme un obus, tout d’un coup.

Alors madame Hortense, celle qui avait annoncé la maladie de Fridja Swordsen, une méridionale au teint bistré, majestueuse, opulente, presque belle malgré la soixantaine et le petit bonnet de linge qui bridait ses yeux de jais, confidentiellement prononça :

— Écoutez, je sais bien que vous, Amélie, et d’autres encore, opiniez pour la petite des fiévreuses, celles qui vient de passer là, Johannah, comme vous dites, madame Louise. Le diable, c’est qu’elles sont copiées comme des jumelles avec leur éternelle cravate rouge sous leur col blanc et leur tignasse blonde, délavée. Mais pour moi, c’est bien l’autre, Fridja, que j’ai vue s’en aller un soir, deux soirs, et toute une semaine, avec le petit monsieur Benoît. J’étais derrière la fenêtre de la buanderie, quand ils s’en allaient bras dessus bras dessous. Ce garçon-là, ce petit frisé était gentil comme un amour, et, de mon avis, la demoiselle Fjord n’avait pas mauvais goût. Oui, pour moi c’était Fridja. Je n’ai jamais pu voir sa figure, notez bien, car ils passaient vite, clandestinement, comme un couple de souris grises le long d’un mur. Mais cette petite mijaurée avait dans sa façon quelque chose de pas gêné et de fripon sous ses airs de glace, et la vôtre, madame Louise, c’est le contraire. Votre demoiselle Fjord, à vous, c’est un rude petit médecin, mais vous pouvez m’en croire, je connais la jeunesse, cette fille-là pense plus à son métier qu’aux hommes.

— Si c’est pas malheureux ! dit Amélie. Madame Louise, l’infirmière de la salle, prononça :

— J’y mettrais pas ma main à couper, madame Hortense ; mademoiselle Johannah ressemble à l’autre. Si vous aviez trop à faire à la buanderie, vous avez pu vous tromper.

Elle éclata de rire.

Un infirmier dit, sentencieusement :

— C’est des gosses. Faut les laisser s’amuser. Apparemment que dans leur pays, c’est comme chez nous.

Johannah triste et lente continua sa ronde de nuit dans le grand silence sombre de l’hôpital. Elle avait vingt ans. Elle était née à Bergen, et devenue orpheline elle avait voulu venir à Paris, emportée plus encore que guidée par son désir passionné d’être médecin. Et, dans son sillage, elle traînait sa sœur, son aînée de deux ans, la douce et légère Fridja, un enfant, un oiseau, qu’elle avait surveillée, choyée, dominée, bourrée de livres, excitée impérieusement au travail examen par examen, jusqu’à l’avoir fait recevoir interne, ici, dans ce grand hôpital de province, après l’échec de Paris. Fridja était paresseuse, rêveuse et faible. La mâle fermeté de Johannah l’avait maîtrisée. Elle était romanesque et ardente ; Johannah l’avait gardée comme un homme garde sa fille, farouchement, mais naïvement, et Fridja avait aimé ce jeune interne, Benoît, dont parlaient les infirmières.

Johannah restait pure et forte comme le montrait son beau visage, mais depuis l’aventure de Fridja une tristesse sans fond l’accablait. Elle avait usé de son irrésistible domination pour dénouer le lien frivole qui unissait les amoureux, pour faire passer Benoît dans un autre hôpital, et son idée fixe, la préoccupation qui la rongeait était de cacher la faute de sa sœur, d’en étouffer le moindre souvenir. Elle allait, dans son souci de l’honneur familial, jusqu’à s’aveugler elle-même sur le retentissement qu’avait eu l’affaire. Elle se disait : « Qui l’a su ? » — « Qui l’a su ? » répétait l’insouciante Fridja qui se figurait par cette incurie jeter un voile définitif sur ces choses passées qu’elle pleurait encore.

Mais, ce soir, une bien autre torture déchirait le cœur de Johannah. La diphtérie avait pris Fridja ; elle se sentait la perdre de minute en minute. Elle n’avait de repos qu’auprès du lit de la malade. Elle aurait voulu y demeurer constamment. Elle était allée trouver le docteur Vergeas le chef du service des enfants, le seul homme au monde pour qui elle éprouvât une sympathie particulière, et lui avait dit en lui étreignant les mains, en s’y accrochant, affolée du péril : « Vous n’allez pas la quitter, ou tout au moins vous viendrez d’heure en heure ; vous me la sauverez ! » Et Vergeas l’avait retenue ainsi un moment, considérant ces yeux sans larmes et dilatés de terreur.

Quand elle ouvrit la porte de la petite chambre où l’on soignait Fridja, au fond de l’hôpital, elle vit d’abord, dans le creux de l’oreiller, les mèches folles, d’un blond d’argent, autour du visage rougi par les fièvres, les lèvres entr’ouvertes et les grands yeux gris de Fridja, regardant le vague, angoissés. Dans un coin de la chambre, Vergeas en blouse blanche se tenait rigide, sa barbe blonde dorée à la lumière, son lorgnon miroitant, tandis qu’une religieuse surveillait l’ébullition de l’eau dans des vases de faïence neigeuse.

La vue du médecin parut alléger Johannah de toute l’horreur qui envahissait son cerveau. Il avait dans l’École une haute réputation. Elle basait sur cette réputation tout ce qu’elle se sentait dans l’âme pour lui. À peine regardât-elle sa sœur dont l’esprit semblait absent, et elle alla droit à Vergeas.

— Eh bien ? comment la trouvez-vous ? Vergeas hésita. Il la regarda longuement avec émotion, avec douleur.

— L’opération, dit-il à la fin, l’opération sera pour cette nuit. Il faut être prêts.

Alors Johannah se retourna brusquement sur le lit et contempla longtemps la pauvre petite Fridja, sa chérie, sa seule amie, ce doux et bon petit être léger qu’elle aimait d’autant plus pour en avoir tant souffert et qui se mourait, à vingt-deux ans, victime de ce croup à qui elle-même l’avait jetée en proie. Elle allait mourir, la jolie et fraîche Fridja, on ne verrait plus dans les salles sa blouse svelte, froncée à sa taille onduleuse, et le nœud rouge cerise palpitant comme un grand papillon sous son haut col glacé d’étudiante. Elle s’en allait, elle si amoureuse de l’Amour, sans en avoir joui ; elle s’éteignait pleine de vie, ornée du douloureux et immense honneur de tomber blessée au chevet même des petits qu’elle soignait. Et de tous ses yeux sans larmes, Johannah regardait dans la taie d’oreiller blanche ce mince visage en feu dont les fines pommettes émaciées commençaient à saillir. Silencieusement elle se tordait les mains. La religieuse la regarda et fit un geste de compassion qui avouait déjà toute la tristesse mortuaire s’apprêtant.

À ce moment, Vergeas vint à Johannah, il se pencha vers son oreille et dit :

— L’opération va réussir, vous savez.

Elle ne pouvait plus espérer ; elle avait trop bien compris ce que signifiait cette prostration de la malade. L’opérer ? Il était trop tard. Mais pour la première fois, auprès de cet homme qui avait eu pitié de sa souffrance, une faiblesse de femme s’éveilla en elle. Elle eut comme le besoin de voir s’ouvrir ces bras forts, de s’y jeter, de s’y enfermer, d’abandonner son front martelé de douleur à l’appui de cette épaule, d’y cacher des larmes. Ses paupières se fermaient.

Puis elle se ressaisit et le regardant en face :

— Vous me trompez. Ne me trompez pas. Elle est très mal, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Vergeas vaincu, elle est mal.

Et d’instinct, pour diminuer la peine qu’il causait, il saisit la main de l’étudiante qu’il serra furtivement, en cachette de la religieuse qui transvasait des eaux chaudes.

Quand Vergeas eut quitté la chambre, la malade, très oppressée, fit signe à Johannah qu’elle désirait de quoi écrire, montrant sa gorge et son impossibilité de parler. Et sur le papier que sa sœur lui tendit, en des lettres grossières que sa main agitée formait mal, elle écrivit dans leur langue natale :

Il faut prévenir mon ami que je vais mourir.

— Vous ne mourrez pas, mon petit oiseau de bonheur ! s’écria Johannah.

Fridja reprit le crayon et écrivit de nouveau :

Je vous conjure de prévenir mon ami.

Johannah pouvait à peine la lire.

— Et où le trouver, ma pauvre Fridja ?

À Paris, à l’hôpital Laënnec, écrivez, télégraphiez, Qu’est-ce que cela vous fait, à présent que je vais mourir ?

— Je vous promets, Fridja, je vous promets tout ce que vous voudrez.

Et elle sortit pour faire adresser à l’hôpital Laënnec ce télégramme qui devait lui revenir le matin suivant, sous la mention Inconnu : « Fridja va mourir, venez. »

Bientôt la chambre de la malade fut envahie d’internes et de médecins qui sous leur uniforme blanc se mouvaient, s’agitaient sans bruit, parlaient sans troubler le silence, tournaient autour du lit, familiers de la Mort, lévites funèbres experts en ces rites muets ; et l’on n’entendait que le bouillonnement doux de l’eau dans la cuve blanche où trempaient les scalpels, pendant que la sœur déchirait des feuilles d’ouate de ses doigts couleur d’ivoire. Vergeas était l’opérateur et dirigeait tout, assourdissant en marchant le cri de sa bottine. Johannah demeurait debout près du lit, blonde, blême, avec la gaieté tragique de son nœud de soie rouge sous le col blanc. Une odeur violente d’iodoforme se répandit.

— Maintenant, dit Vergeas en la prenant par le bras, venez, mademoiselle Swordsen, vous ne pouvez rester ici.

Il comptait qu’elle protesterait, mais elle se laissa faire, docile et douce, sous le commandement de celui qui la conduisait ainsi, impérieusement, vers la porte. Et tous ses camarades présents, un médecin aide, les internes, ces jeunes hommes qu’elle intriguait avec sa personnalité mystérieuse de femme savante, se détournèrent pour la suivre des yeux.

Dans son cauchemar, elle erra par les corridors de l’antique hôpital, dallés de pavé rouge, rasant les murs, frôlant les portes, allant droit devant elle, guidée par les lumières que les plafonds portaient de place en place. Elle n’entrait nulle part. Puis machinalement, comme une bête blessée revient à son gîte, elle gagna sa salle qui était son plus intime chez-elle, et la traversa de son pas de rêve, inconsciente, avec la seule pensée de sa chérie qu’on martyrisait là-bas. Les malades dormaient. L’une d’elles qui délirait parlait d’une voix forte et indistincte qui vibrait dans la salle. Le vieille aux mèches grises, assise toujours sur son lit, irritée par ses cruelles insomnies, grimaça vers elle et murmura une grossière injure quand elle eut passé. La petite typhique sommeillait paisiblement…

Quand Johannah revint vers sa sœur, Fridja très pâle souriait, son cou blanc tout vêtu d’ouates épaisses où se portait d’instinct sa main, dans un geste de muette. L’espoir de guérir rayonnait dans sa faiblesse. Vergeas était là, toujours. Il dit à Johannah :

— Êtes-vous contente ?

Elle le remercia et tous d’eux s’assirent au chevet de la diphtérique, sans parler, jusqu’à la fin de la nuit où la malade s’endormit.

Les jours qui suivirent furent pleins d’alternatives. Tout l’hôpital s’occupait de Fridja. Aux cuisines, aux buanderies, dans le personnel, parmi les malades, à la communauté et dans toute l’École de médecine, il n’était question que de mademoiselle Swordsen. Le bruit de sa maladie se répandit en ville. Les journaux enregistrèrent ce nouveau cas d’héroïsme médical. L’âge de la jeune interne, sa beauté, la poésie de son origine nuageuse de Scandinave, tout contribuait à intéresser à la malade la ville entière. Un enthousiasme naquit pour elle, une apothéose silencieuse et infiniment touchante de sympathies, qui créait jusqu’autour de son lit une atmosphère glorieuse. Johannah le sentait et le savourait. C’était la réhabilitation de Fridja, c’était l’honneur reconquis. D’avoir sauvé tant de petits enfants du mal horrible, elle en mourait à son tour. Elle était la rançon de tant de vies rendues. La mère d’un enfant guéri vint à l’hôpital et demanda à la voir. On l’introduisit : elle se prit à pleurer devant la détresse de cette belle fille à qui elle devait son enfant. Ses larmes furent aux yeux de Johannah, comme le bain triomphal de la purification absolue, lavant et embellissant le pauvre cœur faible de Fridja. Et elle la couvrait de baisers, ayant désormais oublié le passé, croyant embrasser la petite fille d’autrefois.

Fridja ne pouvait plus articuler la moindre parole, mais sa frivole et légère vie semblait s’empreindre de gravité et on lui avait donné un cahier qu’elle gardait constamment à ses côtés, à l’aide duquel elle tenait au crayon des conversations avec Johannah. Elle y inscrivait ses pensées flottant entre l’espoir de vivre et la peur de mourir. Et comme si l’amour d’autrefois l’eût envahie plus puissamment vers la fin, elle y demandait sans cesse aussi ce jeune interne du nom de Benoît auquel on l’avait arrachée. Et sans courage, Johannah maintenant prêtait sa complicité.

Elle télégraphiait de-ci, de-là, pour atteindre enfin le jeune homme ; mais nulle part on ne savait ce qu’il était devenu.

La broncho-pneumonie s’était déclarée. Le troisième jour après l’opération, il y eut une accalmie dans la fièvre. Vergeas crut à la guérison ; il le dit à Johannah. Pour la première fois, elle eut des larmes devant lui, des larmes qu’elle ne put retenir, qu’elle laissa couler, silencieuse, sans lui répondre. Elle-même s’étonna de cette faiblesse et d’en avoir conçu moins de honte que de douceur. Puis elle se dit que son émoi venait d’avoir trouvé dans sa vie solitaire une noble et forte amitié. Comme cet homme lui paraissait bon d’avoir sauvé Fridja à force de science, de soins, de veilles, de fatigues ! Une joie puissante et nouvelle lui venait. Elle ne pensait ni ne sentait plus avec le sérieux grave d’autrefois. Elle faisait son service avec entrain, obsédée seulement par l’illusion, l’hallucination d’entendre de partout, comme si cela eût résonné dans l’hôpital entier, la toux déchirante de Fridja, étouffée dans les oreillers de sa petite chambre, au fond des grandes bâtisses, là-bas.

Puis le lendemain matin, avant le jour, dans un soupir, dans un souffle léger, Fridja rendit sa petite vie enfantine, mourant inconsciemment, sans le savoir, après avoir dit qu’elle voulait bien mourir pour expier le chagrin fait à Johannah.

Lorsqu’elle vit devant elle sa chérie, la fille de son esprit, son enfant, morte, Johannah, qui était seule près d’elle, tombant à terre se mit à crier de douleur, la bouche écrasée sur les matelas qui assourdissaient le bruit de sa voix. Et elle voyait se dérouler toute cette jeune vie fauchée, depuis le temps où petites filles, elles jouaient toutes deux à la poupée, dans le parc plein de sapins, à Bergen, jusqu’au soir où pour la première fois Fridja ne s’était pas trouvée à l’heure habituelle dans la chambre commune qu’elles occupaient à l’hôpital. Fridja déshonorée ! une Swordsen ! Sa sœur ! Quel supplice Johannah avait enduré ! Elle avait eu des colères terribles et tendres contre la coupable ; elle avait supplié impérieusement, à genoux devant Fridja et lui broyant les mains : Quinze jours, elle avait lutté quinze jours pour arracher sa sœur à cet amour sans issue ! Puis elle était la plus forte ; elle l’avait vaincue. Mais Fridja était demeurée devant elle comme un opprobre qu’elle méprisait et chérissait à la fois. Et quelles angoisses ensuite, dans la crainte que l’aventure ne se fût ébruitée ; quelles hontes, quelles rougeurs soudaines lui venaient parfois en contemplant en public l’insouciante fille. Elle cherchait partout, dans tous les discours, des allusions à la conduite de sa sœur : il lui semblait que tout le monde savait…

Maintenant, au contraire, elle était fière de sa morte. La petite Fridja avait été, sans souci, prendre le mal au plein du danger. Elle s’en était allée bravement, pour ses petits malades. Quand le docteur Vergeas, que Johannah avait mandé, arriva, toute sa force reconquise, dressée, rigide près du lit, elle lui dit, orgueilleusement :

— Quelle belle mort, n’est-ce pas ?

Lui, tout simplement, voyant ce qu’elle endurait, la regarda avec tendresse et reprit :

— Ma pauvre Johannah, ma pauvre Johannah !

On fit à Fridja des obsèques glorieuses. La ville entière semblait y être. De toutes parts, de toutes les castes d’habitants, il venait au char funèbre qui s’en allait par les rues, vêtu de blanc, comme un fluide d’hommages. Le pasteur de la religion réformée qui avait assisté la morte, le directeur de l’École, le doyen des internes, un membre de l’assistance publique, tour à tour, firent sur sa tombe l’éloge si aisément poétique et ému de cette jeune martyre de la science et du bien. Les petits enfants du peuple qu’elle avait soignés et guéris vinrent apporter des brassées de fleurs blanches que le plus jeune d’entre eux, un bébé, jeta sur la terre fraîche remuée. Alors dans la foule qui remplissait le cimetière silencieusement, on entendit des sanglots de femmes. Le ciel était pur et bleu. Le soleil inondait les tombes. Sur un arbre, un petit pinson chantait à plein gosier.

Toute la masse noire des assistants, figée, immobile, vibrait d’émotion. Johannah devant cette gloire se sentit dans l’âme comme le glaive d’un bonheur immense et douloureux.

Tout le monde la regardait, si mince, si invisible sous les crêpes noirs que le soleil lustrait. L’or de ses cheveux s’échappait par derrière, entre deux plis du voile, plus soyeux, plus magnifique. Ses yeux cherchèrent Vergeas : il était auprès d’elle, ne l’ayant pas quittée.

Le soir, quand le jour tomba, elle sentit la solitude glaciale de la chambre où les deux lits jumeaux, accotés au mur, rappelaient la vie d’autrefois. Aux porte manteaux de ce logis grave des étudiantes, pendaient, tristes et lamentables, les deux blouses blanches, semblables, et, en revêtant l’encolure, les grands cols empesés auxquels aliénaient encore, toutes pareilles, les deux cravates rouge cerise, celle que Fridja avait dénouée de sa gorge blessée, le soir qu’elle s’alita, et celle que, huit jours plus tard, Johannah laissait pour prendre le deuil.

De ce couple touchant que l’hôpital avait uni d’un mol : « Ces demoiselles Fjord, » Johannah se sentait demeurée comme une épave. Elle comprenait maintenant que, jusqu’ici, sa raison d’exister avait été sa sœur, et l’amertume d’être seule dans la vie l’abreuva. Elle devait pleurer ici, sans témoin, sans une amie, et personne ne lui avait donné ce dont les femmes ont tant besoin quand elles souffrent : une caresse.

Une caresse ! Pour la première fois, elle en imaginait de suaves, d’adorables, toutes celles que sa fière et pure pensée pouvait concevoir. Elle songeait à des lèvres qui baiseraient ses mains, à des mains qui essuieraient ses larmes, tendrement, sans qu’elle sût quelles seraient ces mains ni ces lèvres. Et elle rêvait ainsi, dans sa chambre mi-obscure, désolée, mais avec l’espoir inavoué, la certitude que bientôt cette porte s’ouvrirait, qu’une personne entrerait et que cette personne serait Vergeas.

Vergeas ! Elle l’attendait, sans savoir pourquoi, avec angoisse et avec tranquillité. La chambre s’obscurcissait lentement ; la blancheur de la fenêtre drapée de calicot blanc, y maintenait un reste de lumière. Johannah tardait à allumer l’électricité. Assise à sa table de travail elle tenait les yeux rivés à la porte qu’il lui semblait voir bouger sans cesse. Sa douleur s’engourdissait en une sorte de somnolence. C’était une langueur presque douce. De longues minutes s’écoulèrent. Le crépuscule de février se prolongeait…

Soudain, il y eut en elle comme une voix étrangère qui l’ébranla, elle et toute sa souffrance, criant : « Fridja est morte, tu ne la reverras plus jamais, jamais !…

Alors elle retomba le front sur sa table, avec cette plainte :

— Oh ! Vergeas, venez, venez, je suis si seule et je vous aime !

Ce fut une extase. Elle avait pensé vivre à côté de l’amour, mais l’amour passant à côté d’elle l’avait prise par des liens si suaves, si forts, qu’elle allait à lui, irrésistiblement, sans regret, plus fière encore d’aimer qu’orgueilleuse d’avoir jusqu’ici maîtrisé son cœur. Elle aimait humblement, dévotement comme les femmes, involontairement comme les enfants, et totalement comme un être jeune qui s’éveille à la vie. Ce fut une ivresse imprévue. Elle ne savait pas ; elle ne soupçonnait pas ces sphères idéales où l’emportait l’amour. Elle restait immobile, figée dans son rêve ; n’osant pas plus bouger que si l’oiseau divin que son cœur avait capté, sur un geste avait pu s’envoler. Ses lèvres laissaient passer des mots, un souffle : « Vergeas… mon ami… »

Le coup à la porte, qu’elle attendait, résonna enfin, sourd et discret. Elle se leva, du toucher de son doigt sur le bouton électrique fit jaillir la lumière, et alla ouvrir.

Ce n’était pas Vergeas, mais une vieille dame dont les vêtements avaient des bruissements de soie. Elle était en noir ; sur ses cheveux gris, son chapeau petit posait un bandeau de tulle blanc qui encadrait son beau visage aristocratique et fané. Elle était grande, d’allure hautaine, mais ses yeux bruns, cernés et vifs, respiraient la droiture et la bonté. Elle dit en entrant, avec une froideur légère :

— Mademoiselle, je suis madame Vergeas.

Et Johannah eut peur.

Étrangère, venue on ne savait d’où, sans famille, inconnue, que ne pouvait-on pas penser d’elle ? Que pensait d’elle cette vieille femme française dont elle chérissait le fils et qui avait droit contre elle à tant de défiance ? Toute la tradition de France dont elle connaissait la rigueur, la répulsion française pour tout ce qui n’est pas français, la subtile caractéristique de cette race fermée, l’âme enfin de ce pays, pareille à une essence qu’on scelle dans un flacon sacré pour le défendre de tout mélange lui apparaissait en cette femme impénétrable, et rigide dont les yeux lui fouillaient l’âme.

Tremblante de timidité, elle lui offrit l’unique fauteuil.

— Mademoiselle, reprit madame Yergeas avec une sincère courtoisie, je sais sous le coup de quelle épreuve vous êtes. Vous avez perdu une sœur charmante. Tout le monde s’est ému de votre douleur, mais moi la première, qui, par mon fils, suivais les péripéties de la maladie. Elle avait vingt-deux ans, n’est-ce pas ? C’est épouvantable. Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes condoléances les plus vraies. Mais votre sœur est morte d’une mort admirable. Elle est entrée dans la phalange de ceux qui tombent pour l’humanité. Je suis vieille, mademoiselle, mais je me suis enthousiasmée depuis huit jours, pour le drame qui se jouait ici, pour cette jeune fille, victime de ses soins aux petits malheureux.

— Je vous remercie, madame, dit Johannah.

— Au cimetière, ce matin, je me suis inclinée sur sa tombe comme devant une sainte, et je n’étais pas seule. Des centaines de personnes l’avaient suivie, vous avaient suivie, comme moi ; femmes du monde, femmes du peuple, hommes même, de toutes conditions… Les discours ont été fort beaux, mais le silence « religieux de la foule avait plus d’éloquence ; il y avait comme un vent d’enthousiasme emportant toutes les âmes vers l’âme de cette jeune martyre. C’était beau !

Johannah jouissait longuement, délicieusement, pour sa chérie…

— … Et puis enfin, mademoiselle, il faut bien avouer que l’égoïsme est le fond de notre nature, l’égoïsme maternel surtout. Mon fils est médecin. Je sais que dans les rangs de cette pacifique et laborieuse armée qui lutte contre le mal, la mort prend sa revanche au hasard, tantôt ici, tantôt là. La mort a choisi votre pauvre sœur ; elle aurait pu me prendre mon enfant. Alors… vous comprenez ce sentiment bizarre qui me remplissait d’intérêt pour cette jeune inconnue, pour vous-même, mademoiselle.

— Je vous remercie, madame, dit encore Johannah toute palpitante.

— Mais ce n’est pas tout. J’entendais parler de vous depuis longtemps, je vous connaissais… et si je viens dans un jour comme celui-ci, mademoiselle, ce n’est pas sous un prétexte léger de seule sympathie. Il y a autre chose…

Elle s’embarrassait. Le cœur de Johannah battait à grands coups. Ses yeux erraient par la chambre qu’inondait sans ombre la grande lumière blanche de l’électricité dont le foyer minuscule se fixait au mur.

— J’ai à vous dire autre chose, mademoiselle, une chose grave. Vous n’êtes assurément pas une femme ordinaire, et je puis avec vous agir comme je le fais, bien que ce soit contre tous les usages. Vous êtes virile et forte, vous êtes une cérébrale, un être de froide discussion, et certes pas l’une de nos petites filles françaises.

— Sait-on qui l’on est ! soupira Johannah.

— Mon fils, mademoiselle, le docteur Vergeas, qui vous voit dans l’hôpital depuis de longs mois… s’est pris pour vous d’une grande passion. Il vous respecte autant qu’il vous aime, et moi je n’ai pu me défendre d’une estime irraisonnée pour la femme qu’il plaçait si haut.

Johannah la regardait froidement, à son tour, comme s’il se fût agi d’une autre. Elle n’entendait pas le sens complet de ce qu’on lui disait.

— J’ignore comment les choses, en pareil cas, se passent en Norvège, mademoiselle. Dans notre pays, une mère s’inquiète de tout ce qui peut concerner le bonheur de son fils ; elle l’entoure de toutes les garanties, elle devient ombrageuse et excessive, peut-être… la conjoncture est si grave !… enfin, mademoiselle… ce que j’ai à vous dire ici devient difficile, pénible même. Pourtant il me faut parler, et j’estime que vous approuverez ma loyauté envers vous.

— Dites tout, madame, répondit la jeune fille qui se sentait mourir.

— Je suis déjà venue à l’hôpital, secrètement, confidentiellement ; je voulais connaître celle qu’aime mon fils, l’apprécier comme elle le mérite ; chasser aussi l’inquiétude qui saisit toujours une mère française à l’idée d’une bru étrangère. J’ai questionné. J’ai fait causer. Vous êtes franche et droite, Mademoiselle, voyez comme je le suis également avec vous. Est-ce que vous me blâmez ?

— Non, madame, dit Johannah, très pâle.

— Alors… le dirai-je ?… Des bruits me sont revenus… si nets, si affirmatifs, que je n’ai pas pu, hélas, les rejeter comme un racontar. Vous ou votre sœur, mademoiselle, — l’aventure est demeurée imprécise sur ce point — vous ou votre sœur avez eu, l’an passé, avec un jeune interne d’ici… je dirai… des légèretés graves. L’une de vous… laquelle des deux ?… s’est enfuie de l’hôpital en compagnie de ce jeune homme… Ah ! mademoiselle, le problème est demeuré bien terrible pour moi. Mais il s’agit de telles circonstances ! L’honneur, vous savez, les vieilles familles françaises, le mettent au-dessus de tout. Vous voyez comme je vous parle. Les yeux fermés, confiante, je suis venue à vous. J’ai pensé : si cette jeune fille est coupable, non pas des tiers, non pas des espions, mais ellemême me le dira. Elle-même jugera si elle peut s’appeler madame Vergeas, ou si elle doit, pour ne pas torturer davantage un cœur d’homme si épris d’elle, s’en aller discrètement, éviter celui auquel elle ne peut lier sa vie, se faire oublier… Vous ne protestez pas, mademoiselle ?… Alors, c’est vrai… Mais laquelle de vous… Je vous regarde… vous me semblez si noble…

Plusieurs minutes Johannah resta muette. Elle revoyait sa chérie couchée si blanche sur son lit de mort, et le char drapé de blanc cahotant par la ville, sous le ciel pur, avec la piété de la foule le submergeant du plus glorieux honneur qu’un être humain puisse recevoir. Sa morte de ce matin, sa chère morte triomphante, restée dans les souvenirs en vision immaculée, enfouie là-bas, au cimetière, sous une neige de fleurs blanches, un seul mot de sa bouche pouvait en profaner la mémoire !…

— Je quitterai l’hôpital, madame, dit-elle à la fin, en rougissant.