Un coin du voile/Friquette

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 125-158).

FRIQUETTE

Pierre à la Baronne.
Pavillon-sur-Marne, 15 janvier.

Vous m’avez demandé, ma chère marraine, de vous avertir chaque fois que nous aurions du nouveau à Pavillon-sur-Marne. Vous m’avez écrit : « Ce n’est pas le moyen d’avoir souvent des lettres, mais c’est peut-être un moyen d’en avoir quelquefois. » Or, voilà qu’il est arrivé cette semaine à Pavillon… Je vous le donne en mille ! Il est arrivé un substitut ! La nouvelle du reste serait maigre, si ledit magistrat avait été seul : un substitut, c’est quelque chose qui se voit tous les jours ; mais ce qui donne à l’arrivée de celui-ci un piquant tout particulier, c’est qu’il amène à Pavillon sa femme, une beauté de reine, et la sœur de celle-ci, une beauté de nymphe.

Ma marraine, je vous dirai peu de chose du substitut ; mais il me serait bien difficile de ne pas vous parler de ces dames. Figurez-vous deux éblouissantes visions féminines, deux sœurs, vingt ans et dix-huit ans, l’une brune comme la reine de Saba, l’autre blonde comme une jeune druidesse, qui, vêtues de damas blanc et de dentelle, firent leur entrée l’autre soir au bal de la sous-préfecture.

On dansait. On s’arrêta pour les voir ; il n’y eut bientôt d’yeux que pour elles ; et pendant ce temps, toutes deux, sans se soucier d’interrompre la fête, de leur pas de sylphides traversaient le grand salon et s’en allaient saluer la sous-préfète.

Aussitôt, il y eut dans Pavillon deux camps, celui de la brune et celui de la blonde ; les amoureux de madame d’Arnoy, et ceux de Friquette ; car le substitut est un M. d’Arnoy, et son adorable petite belle-sœur, la nymphe aux épaules fragiles, au petit nez effronté, à la folle toison blonde, c’est Friquette ! À la réflexion, c’est une chance incroyable pour elle de s’appeler ainsi. Et quand madame d’Arnoy, la sœur aînée, dit ce nom dans un pianissimo vibrant et tendre de la voix, ces deux syllabes : Friquette, prennent une harmonie délicieuse, qui raconte les grâces de cette petite personne diaboliquement jolie.

Ah ! les pauvres toilettes de nos braves Pavillonnaises qui nous avaient semblé jusqu’à présent briller de quelque éclat, comme elles pâlissaient, comme elles s’effaçaient, ainsi que de vieilles robes défraîchies et décolorées, devant le blanc splendide des Parisiennes ! On y voyait comme des palmes de givre et de blanches fleurs fantastiques scintiller à la lumière des lustres. Près de celles-là, les fleurs de Nice, dans les corbeilles où les avait gentiment disposées madame la sous-préfète, avaient l’air fruste ; il ne fallait plus rien regarder quand on avait vu le brocart tissé de lis d’argent que revêtaient les sœurs féeriques.

Elles furent, en un clin d’œil, assaillies d’adorateurs. L’armée, qui est aventureuse, occupait les avant-postes ; le civil restait en arrière. Pour ma part, j’étais au dernier plan : non pas que l’envie me manquât de me faire le cavalier de l’une d’elles, mais, figurez-vous, ma marraine, que j’étais dans la situation d’un homme vers qui s’avanceraient deux déesses, et qui serait autorisé à faire danser l’une ou l’autre. Un bel uniforme peut se permettre des choses interdites au pauvre clerc d’un tabellion de sous-préfecture.

Seulement — la vanité est parfois bien mal récompensée — le bel uniforme ne fut pas si fier, qui s’était avisé d’inviter Friquette, quand celle-ci, dès le premier pas de danse, à brûle-pourpoint, et par une saute de son esprit impétueux, lui demanda s’il connaissait les poètes britanniques, l’interrogeant à la fois de sa parole et de son regard vif.

— Un regard d’Andalouse, nous disait après le malheureux garçon qui n’avait jamais su un mot d’anglais et qui en était secrètement vexé dans l’occurrence. Car, sous sa chevelure de lionne, elle a les yeux d’un noir d’encre, et elle le sait, et elle en accentue la beauté sombre d’un coup de crayon aux cils, cela est positif.

Un peu plus tard, au salon de jeu, les danseurs s’amassaient plus penauds les uns que les autres, et s’entre-faisaient leurs doléances. Du premier au dernier, Friquette les avait tous déconcertés. Elle avait demandé à l’un ce qu’il pensait de Tennyson, à l’autre, s’il était partisan de l’émancipation des femmes ; à un troisième, s’il préférait Descartes à Pascal, sans parler de ses insidieuses questions sur le théâtre grec, sur Corinne, sur Pythagore… et sur tout.

Aussi belle, mais moins étourdissante, moins tourbillon, moins tapageuse que sa sœur, madame d’Arnoy poursuivait ses conquêtes comme les reines gagnent des victoires. Et toute la nuit, jusqu’à l’heure où les bougies des lustres s’éteignirent dans la lueur du jour, je me demandai : laquelle ferai-je danser, la blonde ou la brune, la reine de Saba ou la druidesse, la déesse ou la nymphe ?

Grands dieux ! Quelle lettre, ma marraine !

Un mot pourtant encore… Si, pour plaire à Friquette, il se mettait à apprendre l’anglais, votre incorrigible et soumis filleul,

PIERRE.

La Baronne à Pierre

Paris, 20 janvier.

Mon cher enfant,

Quand, votre droit fini, vous avez quitté Paris, souvenez-vous que je vous ai dit : « Là où le choix est restreint, l’amour est aisé ; prenez garde ! » Eh bien ! mon filleul, je vous lance encore une fois l’avertissement, prenez garde !

Une belle nuit, dans les lumières d’une fête, vous est apparu un petit être féminin très étincelant, très caquetant, très attirant. Vous avez éprouvé un peu de surprise d’abord, le charme de l’inattendu ; mais défiez-vous du sentiment que vous couvez pour cette écervelée de Friquette qui ne me plaît pas du tout, à moi. D’abord, franchement, mon ami, est-ce qu’une jeune fille s’appelle Friquette ? C’est un nom « mal élevé », qui vous craque sous la dent, en évoquant mille choses de mauvais ton.

Enfin, passons sur le nom. Mais, que direz-vous de la pédanterie de cette petite personne qui, devant des hommes étrangers, dans le seul but de les confondre, s’en va causer de choses qui la regardent bien moins que les ravaudages et le ragoût ? Sait-on seulement ce qu’est ce Tennyson dont elle parle ? Un auteur, probablement ; encore faudrait-il s’assurer si c’est le fait d’une jeune fille de le connaître.

Oui, je le répète, cher enfant, prenez garde ; vos parents vous ont légué une belle aisance ; vous ne me paraissez pas mal tourné, ni vilain garçon ; vous avez autant d’esprit qu’un autre, toutes choses qui vous rangent dans la catégorie des jolis partis. Les Friquettes le savent bien. Celle dont vous me parlez me paraît fort coquette…

Je sais que je suis une vieille grondeuse. Mes dissertations doivent tenir bien peu devant les yeux de gazelle, la toison d’or et les grâces de votre nymphe ; mais j’ai voulu, au nom de votre pauvre chère maman dont je tiens la place, vous supplier seulement de veiller sur votre cœur.

Votre marraine,
baronne de c.
Pierre à la Baronne.
28 février.
Chère marraine,

À les bien considérer toutes deux, c’est décidément Friquette que je préfère. Madame d’Arnoy, c’est le lac charmant et paisible, près duquel on vient songer ; mais Friquette, c’est le jardin enchanté aux allées capricieuses, aux ombrages magiques, aux fruits capiteux. La chance m’a permis de les revoir, en visite cette fois, à la sous-préfecture. Vêtues, encore toutes deux pareillement, d’un drap clair assorti aux cheveux de Friquette, un drap blond d’où ne se détachait pas cette ondulante soie d’or et qui moulait sa svelte personne aux lignes frêles, elles sont entrées, dans cette élégance qui écarte d’elles toute comparaison. Madame d’Arnoy s’est assise près de la sous-préfète ; sa sœur s’est trouvée ma voisine.

Comme je ne lui adressais pas la parole pour toutes sortes de raisons, dont la première était que je ne trouvais rien à dire :

— Vous devez vous imaginer ce que nous nous ennuyons ici, me dit-elle, en tournant vers moi, d’un air protecteur, sa petite tête fière, coiffée d’un volumineux chapeau excentrique ; ma sœur et moi, nous n’avions jamais quitté Paris. Connaissez-vous Paris, monsieur ?

— J’y ai été élevé, mademoiselle, répondis-je, chez une amie de ma mère, la baronne de C…

— Vous alliez souvent au théâtre alors, je pense ; je ne parle pas des théâtres classiques, mais des théâtres nouveaux ; ceux qui ont leur piquant de modernité, et des affiches aux femmes blêmes, vous savez ? Moi, j’adore ces affiches-là et le théâtre ; seulement… pas le vieux.

Elle bavarda longtemps sur ce ton, et me fit miroiter à plaisir la diversité de ses goûts inquiétants pour m’étonner ou me divertir, je ne sais. Elle réussit d’ailleurs quel que fut son dessein, car, si j’étais surpris, je m’amusais énormément. Quel dommage qu’elle soit si… en l’air, cette jolie petite Friquette ! Quand elle récite ses balivernes, quel bon regard limpide elle pose sur vous ! Et quand elle sourit silencieusement, après son rire d’artifice, que ses lèvres tendres, un peu longues, un peu pâles et anémiées, mais d’une délicatesse de fleur, lui font donc une expression charmante ! Et puis, quand la visite finie, elle sort avec madame d’Arnoy, et qu’elles traversent les rues de Pavillon, quelle câlinerie dans son geste de prendre le bras de sa sœur !

Seulement, voilà, elle est trop riche. Il est clair que ces gens-là jettent l’argent par la fenêtre, qu’ils sont heureux d’être millionnaires et qu’ils le montrent, et que Friquette se croit tout permis.

Et je me dis, marraine, que Friquette est une enfant gâtée et qu’il faut l’excuser.

pierre.
La Baronne à Pierre.
10 mars.

Vous voyez bien, méchant enfant, que vous n’avez plus que ce nom-là sous la plume : Friquette, Friquette ! et que vous ne pouvez plus parler d’autre chose, ni de votre étude, ni des cancans de Pavillon, ni de nos vieux souvenirs communs. Si vous croyez, mon pauvre bon Pierre, pouvoir cacher à votre marraine que chez vous, la tête et le cœur sont pleins d’elle…

Allons, mon petit filleul, raisonnons. Vous êtes en passe d’un amour sot et maladroit qui va faire la désolation de votre existence. Car, je le vois dès aujourd’hui, si vous n’obtenez pas Friquette, vous vous estimerez le plus malheureux des hommes ; mais si vous l’obtenez, grands dieux !… j’ai bien peur que ce ne soit mille fois pire. Eh bien ! avant de vous laisser envahir par ce beau et grand sentiment, détaillons un peu cette jeune fille qu’un esprit malveillant a placée sur votre route.

Sous votre plume, elle m’est apparue telle qu’elle doit être en réalité, cette Friquette : grande, amincie par ses robes serrées, flexible, le teint délicat, l’œil ardent, sous le chapeau tapageur, auréolée par la chevelure étrange dont j’exigerais, moi, l’authenticité. — La femme qui sait refaire après Dieu les yeux qu’il lui a donnés, peut prendre pour ses cheveux la couleur excentrique que bon lui semble. Passons.

Je la vois, dans sa jaquette à la mode devancée, audacieuse et garçonnière, pérorer chez votre sous-préfète ; je vois les hommes, les jeunes hommes qui l’écoutent et font semblant de la courtiser, se détourner pour rire, et, moins respectueux que vous de ce pauvre caractère inculte, en faire des gorges chaudes. Je la vois, avec son orgueil ridicule de Parisienne, taquiner d’ironie et de dédain vos tranquilles femmes de Pavillon ; je la vois s’exalter, s’aventurer trop loin, et dire, pour surprendre ces dames, des choses qu’elle voudrait prétendre savoir, et qu’elle devrait paraître ignorer.

Et c’est vous, mon bon Pierre, si sincère et si loyal, si plein de réserve et de bonnes manières, qui courez irrésistiblement à cette jeune fille qui n’a rien de vrai en elle, pas même sa beauté physique, pas même ses opinions qu’elle fausse par affectation, pas même son laisser-aller qui n’est que factice, j’aime à croire ! Était-ce là votre idéal, mon enfant ?

Hélas ! je sais combien je puis peu dans la circonstance. Mais j’éprouve une peine infinie à voir s’évanouir en rêve la compagne que j’avais imaginée pour vous, modeste, souriante, silencieusement tendre, la vraie femme de la maison, celle dont on eût pu dire, comme de la pauvre et charmante Desdémone : « Les adorateurs la suivaient en foule ; elle n’a pas détourné la tête pour les voir. »

votre marraine.
Pierre à la Baronne.
13 mai.

Marraine, je ne devrais pas vous le dire, je vous donne, en vous avouant la vérité, des verges pour me battre, comme on dit, mais j’espère que vous ne tirerez pas de ma franchise le droit d’être sévère.

Friquette était hier à la sous-préfecture, vêtue d’une idéale étoffe Liberty qui semblait une robe de songe, avec ses pâles teintes, ses fleurs effacées, estompées de couleurs mourantes, ses grandes fleurs irréelles, étranges, qui sont bien du jardin de Friquette, l’étincelante et fantasque Friquette !

On prenait le thé ; je m’étais instinctivement rapproché d’elle, plein d’une angoisse invraisemblable et tremblant d’entendre sa première parole qui allait être folle ou sage. Comme les propos couraient le salon sur le futur petit d’Arnoy qui va, paraît-il, d’ici quelque temps, faire son apparition dans le monde, Friquette, qui gardait depuis un grand quart d’heure le silence, lança tout à coup cette boutade :

— Des enfants, s’il vous plaît, préservez-moi, Seigneur !

Adossée au chambranle de la cheminée, elle avait parlé d’une voix haute et claire ; et comme toutes les têtes se retournaient, elle profita de l’attention pour continuer :

— Je sais que, si pour mon malheur j’en avais jamais, ils ne m’embarrasseraient guère. Je ne connais qu’une chose, la nourrice ! Mais s’affubler de ces êtres encombrants, qui sont obstacle à tout, qui vous absorbent et vous annihilent, c’est absurde !

— Voyons, mignonne, lui dit la sous-préfète, c’est pourtant gentil à croquer, un poupon rose mailloté de dentelles blanches.

Friquette fit la grimace.

— C’est affreux, madame ! L’amour maternel est d’ailleurs un instinct tout à fait animal, au-dessus duquel les intellectuelles peuvent et doivent s’élever.

— Allons, allons ! je suis sûre que vous adorerez vos enfants, et que pour commencer vous raffolerez de votre neveu.

— Mon neveu ? Je ne daignerai pas jeter les yeux sur lui, soyez-en persuadée. Les charmes de l’enfance, voyez-vous, les grâces innocentes, les mains potelées, les quenottes, les frisettes, tout cela c’est si vieux jeu, si usé !

Ces dames et ces messieurs faisaient cercle autour d’elle et s’entre-regardaient en riant. Moi, je ne riais pas, marraine, je sentais un singulier malaise, comme si Friquette m’eût touché de très près, et que la réprobation générale m’eût blessé avant de l’atteindre. Je levai les yeux sur elle, et je ne sais quelle expression passa dans mon regard de surprise, de chagrin, de déception, mais je sais que le ton de Friquette se modifia légèrement, et qu’elle reprit, avec le rire forcé dont je vous ai parlé :

— Vous avez l’air étonné tous, d’entendre une jeune fille causer de la sorte. Vous ignorez qu’il viendra une époque où ce sera le langage de tout le monde, où les femmes ne seront plus astreintes et humiliées à la triste besogne de mère de famille, mais où elles partageront les plaisirs cérébraux et les droits de leurs maris, pendant que l’enfant, le grand gêneur, le tyran de la femme, s’élèvera par…

Elle hésita une seconde, puis ne sachant comment terminer sa tirade :

— … s’élèvera par la mécanique.

Il y avait là un ingénieur de grand talent. Il l’interrompit, assez gouailleur.

— Pardon, mademoiselle, quelle mécanique ? Je vous assure que j’aimerais connaître le système auquel vous faites allusion.

Friquette rougit légèrement ; les diamants noirs de ses yeux flamboyèrent, et si je puis bien comprendre les subtiles sensations de cette âme insaisissable, elle dut chercher dans le salon, à la lueur violente du grand lustre, l’allié qui serait avec elle contre l’hostilité qu’elle rencontrait. Nous vîmes ensemble qu’il n’y avait personne. Hommes et femmes, tous ennemis de Friquette malgré leurs beaux sourires ! Alors, je pris la parole, bien que ce me soit d’ordinaire, vous le savez, marraine, une charge assez laborieuse.

— Mademoiselle Friquette n’est pas forcée de pouvoir expliquer le mécanisme dont il s’agit, monsieur, dis-je vertement à l’ingénieur, quoiqu’il m’en coûtât d’être désagréable à un homme qui a toute mon estime et toutes mes sympathies. Elle a confiance dans la force de la science, elle a peut-être raison. Nous en sommes tous à ce point quand nous parlons des ballons dirigeables ou du service domestique fait à l’électricité, tout en étant fort embarrassés de savoir comment cela manœuvre ou manœuvrera.

— Mon Dieu ! me dit en souriant l’ingénieur, si l’époque des ballons dirigeables nous a donné des femmes qui ne le sont plus, on a eu tort de hâter les progrès de la science, je vous l’objecte en passant, cher monsieur.

Et Friquette :

— Voilà bien ce que j’ai toujours rencontré en abordant ces questions-là. On les esquive, on ne les discute pas ; je n’ai jamais pourtant refusé de combattre mes idées, et je n’ai pas besoin pour cela de l’indulgent secours de ceux qui ne partagent pas mes opinions.

Ces dernières paroles, elle me les cingla en plein visage, de son air querelleur et dédaigneux. Ainsi, du même coup, par mon intervention malheureuse, j’avais blessé un galant homme, je m’en étais attiré une leçon, et, à la face d’une assemblée nombreuse, je m’étais ouvertement montré le chevalier servant d’une petite personne qui s’en est vengée en me faisant tenir un rôle ridicule.

Et pourtant, je ne regrette rien si elle a compris l’hommage discret de ma conduite. Telle qu’elle est, avec ses défauts, ses hardiesses, sa pose et l’exagération de ses paroles dont elle ne pèse pas la moitié, je l’aime, marraine, et je n’aurai point d’autre femme qu’elle, ce qui revient à dire que je ne me marierai jamais sans doute.

Être malheureux avec Friquette, ce serait encore le bonheur !

pierre.
La Baronne à Pierre.
30 mai.

Vous me forcez à revenir, mon pauvre Pierre, sur un sujet que j’avais juré de n’entamer plus. Mais vraiment, mon pauvre enfant, je vous trouve tant à plaindre, avec ce malheureux amour dont vous sentez instinctivement le danger, et auquel vous vous laissez aller sans énergie, que je ne puis m’empêcher de prendre la plume et de vous envoyer un suprême conseil.

Votre grand aveuglement dans ceci, c’est que, tout en soupçonnant le danger, vous ne savez pas au juste ce que vous redoutez. Friquette vous fait peur, il n’est que trop aisé de s’en apercevoir. Vous avez peur, c’est bon, mais peur de quoi ? D’être malheureux avec elle, n’est-ce pas ? et vous affirmez que ce sera encore le bonheur, ce malheur-là. Ah ! mon cher ami, vous vous illusionnez complètement. Quand je vous ai prédit qu’avec une femme de ce genre vous seriez le plus malheureux des hommes, je n’ai pas voulu dire que Friquette laisserait en désordre son livre de comptes, qu’elle fonderait des clubs de femmes pendant que son mari se morfondrait au logis et que le linge de monsieur en souffrirait. Non, je n’ai fait allusion ni aux heurts de caractères, ni à l’inconfort dans lequel elle laisserait sa maison. Avec toutes ces choses, j’admets que vous seriez encore heureux si elle restait pour vous la Friquette adorée, l’idole frivole et pétrie de défauts que vous aimez aujourd’hui. Mais voici, mon enfant, où vibre le nerf délicat de la question ; voici ce que je vous supplie de considérer : lorsque, dans le long seul à seul du mariage, votre cœur aimant n’aura rencontré dans ce jeune être, incomparablement séduisant, qu’une âme sèche, toute au dehors, sans fond, sans dévouement, sans tendresse, qui fera fi, sans le comprendre, du charme et du délice du foyer, l’enfant, j’ai bien peur, moi, que vous ne sentiez se flétrir douloureusement en vous cet amour trop vite conçu qui empoisonnera votre vie, toute !

Voilà ce qui me tenait encore au cœur, et que je voulais vous dire, Pierre, pour que vous sachiez bien de quel ordre sont les soucis que vous me donnez. Maintenant, je vais vous proposer quelque chose. Tant que vous serez à Pavillon et que le voisinage de Friquette exercera sur vous sa latente influence, vous ne serez capable d’aucune réflexion sensée. D’un autre côté, il y a tantôt un an que je ne vous ai vu, mon enfant, et votre vieille marraine s’ennuie. Venez. Vous savez, quand la main d’une jeune femme a blessé le cœur d’un homme, il faut la main d’une vieille femme pour le panser. Je vous attends.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
1er juin.

Chère marraine,

J’ai relu vingt fois votre lettre, bien que, à chaque fois, il me semblât que la pensée s’en infiltrât en moi comme un filet d’eau glacée.

Je vais aller vous voir… À bientôt.

Votre filleul,

pierre.
La Baronne à Pierre.
1er juillet.

Ainsi, mon cher enfant, la pensée de revoir la vieille amie qui vous a servi de mère, la pensée de la réconforter par votre présence, d’apporter un peu de joie à son foyer vide, rien de tout cela n’a pu vous décider à franchir la distance qui sépare Paris de Pavillon, et votre marraine de Friquette ?

Vous m’avez causé déception sur déception. Votre chambre était prête ; je commençais à savourer les délices de l’attente, quand votre première dépêche est venu arrêter l’élan trop vif de ma joie. « Attendez encore un peu », disiez-vous. J’ai fait alors transporter dans ma chambre les fleurs dont j’avais orné la vôtre, et j’ai attendu.

Dès la seconde : « Une affaire imprévue me retient », j’ai soupçonné la vérité. La présence dangereuse à laquelle je voulais vous soustraire est justement l’irrésistible lien qui vous retient à Pavillon, le lien auquel celui des vieilles affections vient s’user. Hélas ! que nous comptons peu dans le cœur de nos enfants quand les jeunes prennent notre place !

Enfin, lorsque le troisième télégramme m’est arrivé, et que vous me fixiez le mois prochain pour délai, je suis allée tristement dans votre chambre, défaire moi-même ce que j’avais préparé en pleine joie d’attente, et j’ai décidé, comprenant la vanité de mes conseils, de vous donner cet avis : demandez au plus tôt la main de Friquette.

Oui, mon bon Pierre, hâtez-vous. Puisque c’est vraiment un amour indéracinable qui est dans votre cœur, il vous faut savoir de suite si cette petite main impérieuse et conquérante de Friquette condescendra à se mettre dans la vôtre, selon la sainte soumission du mariage ; car il serait affreux de vous entretenir plus longtemps dans ce rêve pour aboutir à un brisement final. Je sais que vous êtes un très séduisant garçon que beaucoup de jeunes filles ne dédaigneraient pas… Mais Friquette est si…

Allons, je ne veux plus dire de mal d’Elle maintenant. Sachez que je me fais faire une belle robe neuve, et que dans deux semaines je serai à Pavillon, toute à votre disposition pour les démarches nécessaires.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
5 juillet.

Merci, marraine. Votre lettre m’aurait donné le bonheur si en même temps qu’elle une épouvantable nouvelle n’était venue bouleverser ma joie et m’atterrer. La pauvre petite madame d’Arnoy est morte hier en donnant naissance à une fille. Le substitut est fou de douleur. Friquette est dans un désespoir navrant, paraît-il. Je sens intimement le contrecoup du malheur abattu sur cette maison. Les idées de mariage sont loin maintenant, mais ne reculez pas votre voyage, marraine ; quoi que vous en pensiez, votre filleul vous aime aujourd’hui plus que jamais.

pierre.
La Baronne à Pierre.
10 juillet.

Mon vieux cœur, à moi aussi, s’est ému, mon cher filleul, au désastre que vous m’apprenez. J’ai pleuré la pauvre jeune femme que je ne connaissais pas, mais que vous m’aviez dépeinte si pleine de charme, de grâce mélancolique et de beauté. Quand, sous l’évocation de vos lettres, les deux sœurs passaient devant mes yeux, ce n’était pas à Friquette qu’allaient mes sympathies et mon intérêt. Et pourtant, malgré mes principes sévères de vieille femme, je ne puis me défendre pour celle que vous aimez d’un sentiment étrange, mêlé de défiance, d’appréhension et d’affection ; son chagrin m’a touchée. Depuis que je sais qu’elle pleure, c’est surtout l’affection qui domine. Enfin, le pauvre jeune mari est si à plaindre, et le malheureux bébé !

La mort des jeunes est une chose atroce, Pierre. La volonté de Dieu est un mystère auquel on se soumet malaisément.

Je suis de cœur avec vous et avec ces pauvres gens.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
20 juillet.

Je ne sais, marraine, quelle chaîne me retenait depuis une semaine d’aller donner à ma pauvre Friquette le témoignage de ma sympathie.

J’étais pris d’une inconcevable timidité. La douleur de cette enfant folle me semblait quelque chose de sacré, en dehors de quoi je devais me tenir, et pourtant, vous ne pouvez savoir combien je souffrais à la pensée de lui paraître indifférent.

Enfin, hier soir, me sentant un peu de courage, je me suis mis en route.

Le deuil qui plane dans cette maison m’étouffait quand je suis entré. Les fleurs meurent le long des plates-bandes du parc, les volets des fenêtres sont fermés comme des paupières de morte ; les domestiques assourdissent leurs pas sur les galets du jardin, et la somptuosité des perrons est quelque chose de lamentable, quand on songe au désespoir que recèle la maison où l’on entre.

On m’introduisit dans le premier salon en me prévenant qu’on ne savait si M. d’Arnoy me recevrait. La pièce était complètement obscure du fait des fenêtres closes et des lourds rideaux baissés. La tristesse mortuaire était toujours là. Elle imprégnait le luxe de ce salon, que les tentures assombries paraissaient tapisser de longs draps noirs. C’était le royaume de la douleur s’implantant chez des riches, et déployant mieux là qu’autre part ses pompes ténébreuses.

Une porte s’ouvrit, je pensais voir le veuf. J’eus le serrement de cœur de l’homme non éprouvé devant son semblable qui souffre.

Mais c’était Friquette qui était là.

Rien ne survivait, dans cette triste apparition de jeunesse, de la Friquette connue jusqu’ici. Son long corps fluet et souple, enveloppé de la robe de chambre noire mise en hâte, glissait sur le tapis, participant du silence de deuil de la maison. Sa chevelure soyeuse avait le sans-soin qui, chez les femmes, accuse si bien le découragement. Le chagrin avait fléchi le port orgueilleux de sa tête ; et ses yeux si gais, alanguis maintenant, cernés, brûlés par les larmes, se fixèrent sur les miens avec un intraduisible regard de désolation.

— Pardonnez à mon beau-frère, me dit-elle, il ne peut voir personne et n’a pas voulu se décider à descendre.

— Mademoiselle Friquette, lui répondis-je, ému comme une femme, je sens bien que je suis indiscret, et c’est moi qui vous demande pardon d’être venu. C’était mon seul moyen de vous montrer que je pensais à vous.

Je m’en allais vers la porte, elle m’arrêta.

— Restez un peu, restez ; si vous saviez comme cela fait du bien de voir un visage ami au milieu de cette solitude, de cette tristesse !

Elle avait dit ces derniers mots en marchant devant moi, me menant ainsi vers la pièce voisine, un second salon, aussi sombre que le premier, où je la suivis sans réflexion. Rendu là, elle me fit asseoir près d’elle.

— Vous êtes la première personne que je vois, me dit-elle. Aucun n’est venu de tous ceux qui nous fêtaient tant, elle et moi. Je suis seule ; seule avec cela !

Du doigt, elle me montrait dans un coin de la pièce ce que je n’avais pas encore aperçu dans l’obscurité : le berceau ! Le berceau que, redevenue vraie femme, elle couvait de regards étrangement tendres.

— C’est ma fille, à présent, ajouta-t-elle. pendant que de grosses larmes lui montaient aux yeux.

Elle parlait sans réponse. J’avais la gorge serrée, les yeux humides je ne pouvais desserrer les lèvres. Elle continua :

— Je l’ai prise pour moi toute seule ; mon pauvre beau-frère ne peut se résigner à voir l’enfant qui lui a coûté sa femme. Pour moi, tout au contraire, elle est l’héritage vivant, tout ce qui me reste de ma sœur. Je m’en occupe jour et nuit, comme elle aurait fait. Je n’aurais pas cru l’aimer tant : pauvre mignonne ! C’est elle qui me console, qui me distrait. C’est si triste, monsieur Pierre, quand on a du chagrin, de se sentir abandonnée par tous ceux sur lesquels on comptait le plus ! On ne m’aimait pas ici, voyez-vous. C’était ma sœur que l’on choyait, que l’on appelait, que l’on désirait. Ce n’était pas étonnant ; elle était si jolie et si bonne : une créature de grâce, de douceur, de perfection ! Moi, j’étais irréfléchie ; j’ai causé un peu à tort et à travers ; j’ai blessé certaines femmes, je me suis amusée à choquer les autres ; vous-même, monsieur Pierre, je suis sûre que plus d’une fois vous vous êtes dit que j’étais bien mal élevée. Mais vous, au moins, vous ne m’avez pas laissée dans ma peine sans me montrer de l’amitié. Tandis que les autres se vengent, maintenant qu’ils me savent horriblement triste… Enfin, cela est peu de chose, à côté du reste !

Je l’écoutais toujours, mes lèvres demeuraient fermées, j’entendais sa voix vaguement, comme dans un rêve.

Cependant, le rideau blanc du berceau s’agita faiblement ; des cris d’enfant m’éveillèrent. Friquette se leva, courut, prit dans son bras la toute petite fille, et revint près de moi, la dorlotant d’un geste adorable. Elle pleurait aussi maintenant, sans doute de se voir si près d’un étranger, avec cette enfant dans la fragile vie de laquelle palpitaient tant de souvenirs douloureux ! On aurait dit qu’une longue camaraderie lui permettait ces larmes en ma présence.

Depuis un long moment nous gardions tous deux le silence. Enfin, marraine, mes lèvres s’ouvrirent, et d’une voix si basse que je ne sais comment elle l’entendit, je murmurai :

— Friquette…, je vous aime !

Elle eut, dans ses larmes, un pâle sourire loyal et tendre, délicieux. Nous n’en étions pas aux longs entretiens ; ce sourire fut sa réponse. Elle y ajouta, en me montrant le bébé d’un air craintif :

— Et l’enfant ?

Je ne sais pas, marraine, comment les jeunes gens à marier font d’ordinaire leur cour et se fiancent. Notre colloque d’amour presque muet, était plein de religion simple et de gravité. Je répondis seulement à Friquette :

— C’est justement avec l’enfant que je vous aime…

… Nous vous attendons, marraine ; il faut venir vite, vite. J’ai tant à vous dire, et vous avez tant à savoir !

Votre filleul,
pierre.
La Baronne à Pierre.
22 juillet.

Je pars demain pour Pavillon ; mais je veux que vous sachiez de suite ma joie de vous voir heureux, mon pauvre bon Pierre.

Dites à votre bien-aimée, Friquette que vous avez une marraine ; que cette marraine l’avait vue souvent en rêve, unie à son filleul, mais qu’elle vient seulement de la reconnaître, quoique le filleul la lui eût depuis longtemps dépeinte.

Mon Dieu ! pourquoi faut-il que ce soit une chose si triste qui ait dépouillé de son masque cette bonne et sympathique petite Friquette ! Son rôle a bien changé, Pierre ; j’ai oublié ses enfantillages passés ; je ne pense plus qu’à la sensibilité délicate de son âme que vous m’avez révélée. Je suis maintenant en paix, mon cher enfant, mes désirs seront dépassés ; vous connaîtrez un autre genre de bonheur que celui d’être malheureux avec Friquette.

C’est très beau, ce que vous faites là tous deux, mes chers petits : l’adoption de l’enfant. Vous en serez récompensés.

Je ne sais ce que j’ai dans les yeux qui m’empêche d’écrire. Adieu… à demain. Je vous envoie deux gros baisers ; un pour vous, Pierre, l’autre pour ma chère petite filleule Friquette.

baronne de c.