Un coin du voile/Reliures riches

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 159-198).

RELIURES RICHES

Lorsque Claudia passa sous le lustre des cent bougies qui éclairait la salle du bal, elle paraissait vraiment vêtue de lumière. Sa robe affectait une simplicité de forme qui s’associait à sa grâce de jeune fille, mais on sentait, aux chatoiements de l’étoffe d’un blanc de givre, à la pureté de la coupe dessinant le corps gracile, qu’une fortune flottait dans ses plis. Bien qu’elle ne fût pas absolument jolie, sa personne elle-même participait de la somptuosité de son costume et en tirait une spéciale beauté. Ses cheveux étaient d’une nuance ordinaire ; leur attrait venait seulement de leur abondance et de l’habileté avec laquelle ils étaient relevés autour de la nuque et du front, de façon à encadrer la rondeur juvénile des joues et aviver l’éclat des yeux. Elle n’avait pas de bijoux. Cependant tout le monde détaillait sa personne, depuis son visage rieur, jusqu’à son pied, strictement moulé dans sa pantoufle de peau blanche.

Elle était accompagnée par son père, le banquier de Vauges, l’homme d’affaires attitré de la noblesse ultra-noble, des vieux hôtels aux fonds de cours, et de tout ce qui reste à Paris des Croisades — celui dont on disait qu’au rebours de bien d’autres il avait fait fortune par l’honnêteté. Il avait lui aussi cet air d’opulence que les hommes, eux, mettent dans leur stature et dans leur port de tête. Et pendant qu’ils traversaient le salon, côte à côte, Claudia regardait de droite et de gauche, cherchant dans le scintillement des soies, des brocarts, des diamants, des visages qu’elle paraissait désirer anxieusement rencontrer.

Mais on ne les laissa point parvenir jusqu’à la maîtresse de maison. C’était entre deux danses, au moment où le flot des robes claires s’oriente vers le buffet. À la faveur du désarroi qui règne toujours alors, Claudia fut aussitôt entourée et forcée de commencer sa distribution de sourires et son partage de poignées de mains. Sept ou huit jeunes gens — tellement semblables sous leur frac, leur chevelure cirée et leur rigidité de même école, qu’on aurait dit une douzaine de frères jumeaux — commencèrent à s’empresser autour de mademoiselle de Vauges. Elle souriait toujours et recevait leurs hommages, aimablement, avec plus d’indulgence que de coquetterie. Elle sentait bien, quand elle prenait la peine d’y réfléchir, ce qu’il fallait penser de cette courtisanerie, mais elle n’était pas fâchée pourtant de cette adulation perpétuelle à laquelle nulle femme n’eût pu être insensible.

Bientôt elle fut entraînée vers le buffet où ses adorateurs la comblèrent de friandises. Elle était épanouie et joyeuse ; on voyait bien alors qu’elle se laissait faire la cour sans arrière-pensée. Mais tout d’un coup, elle revint dans la grande salle du bal en disant à mi-voix :

— Mon Dieu ! je n’ai pas encore vu mes cousines !

Alors, sur une des banquettes rangées le long du mur, trois dames, qu’elle n’avait pas aperçues tout à l’heure, frappèrent ses yeux maintenant que la salle était vide. L’une, la mère, était assise au milieu en robe de soie noire ; ses deux filles étaient de chaque côté d’elle, vêtues de petits costumes en lainage rose qui étaient assez frais, mais dont l’éclat s’éteignait auprès des autres.

C’étaient les demoiselles de La Croix-Jacques. Elles n’étaient pas allées au buffet, parce que personne ne les en avait priées : elles n’avaient aucune relation dans ce bal, et c’était Claudia qui les y avait fait inviter pour distraire un peu ses cousines.

— Bonjour, mes chéries, dit-elle, en les embrassant de toutes ses forces, sans façon ; j’ai cru ne jamais vous découvrir !

— Nous t’avons bien vue arriver, lui répondirent-elles, et nous écoutions ce qu’on disait de toi : tout le monde te trouvait ravissante.

Les de La Croix-Jacques étaient beaucoup plus jolies que Claudia ; l’aînée, surtout, était très belle, mais il n’y paraissait pas, et dans une assemblée tous les yeux allaient à mademoiselle de Vauges, tandis que personne ne regardait ses cousines. C’étaient deux types délicats ; leurs cheveux étaient de la soie blonde, mais le chignon qu’elles en avaient formé à la hâte n’avantageait pas leur figure, et il leur semblait qu’il eût été contraire à la simplicité de leur position de se coiffer avec autant d’élégance que Claudia. Elles n’étaient pas gauches, leur naissance leur permettait de n’être pas déplacées dans la plus haute société, mais à force de compter pour rien, là où elles passaient elles s’étaient résignées peu à peu à être oubliées, à n’être pas vues, à se laisser tomber comme une branche morte de cet arbre héraldique auquel leur être affiné tenait encore par tant de fibres ! Et elles marchaient sans bruit, ne liaient conversation avec personne, et choisissaient inconsciemment les dernières places.

— Avez-vous un fiacre retenu pour le retour, au moins ? leur demanda Claudia.

Les jeunes filles répondirent que non, qu’elles n’avaient pas besoin de voiture, qu’elles étaient venues par l’omnibus, qu’elles s’en retourneraient à pied et qu’aucun passant noctambule ne pourrait deviner sous leurs manteaux de pluie leurs robes de bal. Alors mademoiselle de Vauges se récria et déclara qu’elle et son père les reconduiraient en auto.

Aussitôt la bande à laquelle elle venait de fausser compagnie la rejoignit, et l’on commença à l’inviter pour des danses. Elle ne pouvait suffire à toutes les demandes. Bientôt elle fut entraînée dans le tourbillon, le cœur battant, palpitante de fatigue et de plaisir ; elle perdit encore de vue ses cousines. Deux ou trois fois, cependant, au cours d’une valse, ses yeux rencontrèrent les leurs, toujours fixés sur elle, et elle vit qu’on les avait laissées à leur place, qu’elles ne dansaient pas, que personne ne les avait invitées.

Alors, au milieu de sa joie, elle eut des ombres de tristesse, qui bientôt l’empêchèrent de s’amuser davantage. Elle s’affectait pour les deux jeunes filles, regrettant presque de les avoir fait inviter. Dès qu’elle en eut la liberté, elle vint les retrouver et fit signe à M. de Vauges, qui dansait encore quelquefois, d’inviter sa cousine aînée. Mais celle-ci se récusa en faveur de sa cadette. C’était, à son avis, un événement si extraordinaire qu’il fallait, pensait-elle, en faire bénéficier la plus jeune. Pendant que les deux sœurs se faisaient ces politesses, on vint de nouveau solliciter, pour une danse, Claudia, dont on avait découvert la retraite ; elle n’eut pas le courage de refuser.

Durant l’une des pauses de cette danse un jeune homme, qu’elle avait déjà rencontré dans le monde, vint lui demander s’il pouvait compter sur elle pour le cotillon. Ce jeune homme, dont elle connaissait l’origine plébéienne, ne lui plaisait pas. C’était le préparateur d’un grand maître de sciences à la Sorbonne. Elle avait entendu parler de son intelligence, mais elle le croyait ambitieux, et elle ne pouvait songer à sa basse extraction sans lui attribuer toutes sortes de vilains calculs et de féroces convoitises.

Elle aimait mille fois mieux les sots compliments de ses élégants admirateurs que le respect correct et un peu froid de ce jeune savant.

— Merci, répondit-elle avec embarras, mais j’ai déjà promis. Seulement vous me feriez grand plaisir en invitant à ma place l’une de ces jeunes filles que vous voyez là-bas auprès d’une dame en noir.

Et ses paupières eurent un battement léger dans la direction des demoiselles de La Croix-Jacques qui vraiment, vues ainsi de loin, avec leurs épaules un peu infléchies par la fatigue et l’immobilité, leurs robes ternes, et leurs yeux rougis par la lumière et le besoin de sommeil, éveillaient bien une idée d’humilité définitive, insurmontable.

Claudia crut qu’elle en agissait ainsi pour procurer un cavalier à ses cousines : en réalité, son impulsion secrète avait été le désir d’évincer ce danseur antipathique, et elle le suivait des yeux pour jouir du plaisir de celle des deux sœurs qu’il allait choisir. Mais elle eut contre lui un mouvement de souverain mépris quand elle vit qu’il décrivait une courbe au milieu des couples de la danse et qu’il disparaissait sans avoir obéi. Cet acte fut la confirmation de son jugement contre le jeune homme, et sa rancœur lui monta aux lèvres dans un mot qui lui semblait condenser toutes les cupidités et les bassesses de cette âme vulgaire.

— Le lâche, oh ! le lâche !

Elle trouvait que ce dédain de roturier, c’était à la noble misère de ses cousines la suprême injure. Elle pardonnait aisément à ces beaux mondains qui la fêtaient de n’avoir pas vu leurs jolis visages de pastels ; mais ce fils du peuple qui, grossièrement, leur faisait l’affront de leur marchander une danse parce qu’elles n’avaient pas de dot à convoiter, c’était exorbitant et cela la révoltait. À partir de ce moment, elle refusa toutes les demandes et s’en alla s’asseoir à côté de ses cousines, avec une envie folle de les embrasser, de les cajoler, de leur demander pardon pour ce vilain personnage.

À les regarder ainsi, tendrement elle se prit à les admirer. Elles avaient un col étroit de race dont la blancheur se fondait avec les flots de dentelles de la collerette. Les yeux de Fanny — l’aînée — étaient délicieusement pailletés d’or. Et Juliette possédait la bouche la plus spirituelle du monde ; une bouche qui, dans l’intimité, avait de si fins propos, de telles boutades, que si la jeune fille eût osé parler ici, on aurait pu faire cercle autour d’elle, comme jadis au temps des exquises Précieuses.

Claudia sentait dans ces deux filles charmantes un parfum de plantes rares, cette valeur de l’être physique et moral qui fait dire d’une femme : « Elle est remarquable. » Remarquables ! Hélas ! si peu de gens les avaient remarquées jusqu’ici ces pauvres enfants ruinées, dans qui s’incarnait cette allure singulière, cette distinction de violette des grandes dames pauvres ! Claudia s’apercevait maintenant qu’elle ne les valait pas. Elles étaient plus instruites qu’elle. Elles avaient plus d’esprit ; et en outre, d’une manière indéfinissable, Claudia se sentait près d’elles, une gentillesse vulgaire, un charme commun qui ne tirait son éclat que d’un prestige étranger.

Alors l’image lui vint de ces livres à la mode, ridicules ou ineptes, qu’on habille de peaux étranges, de vélins peints à l’escargot, de maroquineries à coins d’or, de façon qu’ils attirent même l’œil artiste par ce déploiement d’opulence extérieure, par leur reliure riche. Ils pullulent chez les libraires à côté du safran dédaigneusement simple des œuvres de talent, brochées ; ils les heurtent, les écrasent, les dissimulent.

Claudia comprenait douloureusement à présent que cette apparence dont la revêtait sa fortune était à sa personne la reliure riche du livre vide, cette magie qui attirait invinciblement les hommages, les sympathies, les amitiés. Et elle s’interrogeait, mortellement curieuse de savoir si elle méritait vraiment ses succès ou si, dépouillée comme ses cousines de cette parure irrésistible, elle plairait encore, pour le seul charme de son être, pour son visage, son regard, pour son âme !

Les couples tournoyaient toujours devant elle, les couleurs tièdes et chatoyantes des jupes soyeuses ondulaient dans un flot perpétuel. Elle percevait le grand piétinement du bal qui imprimait au plancher des vacillements, mais, sous l’influence de sa pensée profondément grave et triste, elle comparait maintenant ces danseurs à des fous, et ce divertissement lui semblait stupide. Silencieuse près des demoiselles de La Croix-Jacques, volontairement solitaire comme elles, Claudia élaborait un projet mystérieux, pendant qu’à ses yeux montaient les larmes du désenchantement et de l’expérience.

À quelque temps de , M. de Vauges vint trouver madame de La Croix-Jacques, et lui dit :

— Ma cousine, pourriez-vous, pendant quelques mois, me rendre un service ? J’ai depuis longtemps besoin d’aller en Amérique ; la pensée de ma fille me retenait, mais Claudia a levé la difficulté en songeant à votre complaisance, et elle veut vous demander l’hospitalité, le temps de mon voyage. Consentiriez-vous à prendre cette charge ?

Madame de La Croix-Jacques hésita :

— Mais, mon cousin, Claudia connaît notre existence. A-t-elle réfléchi à la vie qu’elle mènerait chez nous, si différente de la sienne ? Certes, ce sera pour mes filles et moi un bonheur extrême de posséder chez nous votre chère Claudia, et nous ferions tout ce qu’il nous serait permis pour adoucir…

— Permettez ; voilà justement ce que Claudia n’entend pas. Elle m’a nettement posé ses conditions avec une vigueur que je ne lui connaissais pas. Venant chez vous, elle veut partager votre existence dans ses menus détails, devenir votre troisième fille ; pas moins — mais pas plus. Et l’idée d’être traitée chez vous en riche étrangère, parce que Dieu nous a départi des fortunes différentes, couperait son projet dans sa racine.

— Cependant, mon cousin, nous travaillerons beaucoup de nos mains.

— Claudia travaillera avec vous.

— Nous menons une vie de recluses.

— Elle vous tiendra compagnie.

— Mais ses fêtes, ses dîners, ses bals, ses concerts ?…

— Je vous avoue, ma cousine, que je suis charmé en la voyant en passe de s’en lasser un peu. La vie austère de vos filles sera d’un grand effet sur elle. Nos enfants s’aiment tendrement : laissons-les s’enlacer encore d’un lien plus intime ; ce sera tout à fait charmant.

Madame de La Croix-Jacques soupira avec cette résignation amère de ceux qui ont beaucoup souffert et qui pèsent, dans leur moindre joie, ce qu’elle contient de peine. Elle n’osait se réjouir de la venue de Claudia dans leur petite maison, prévoyant le regret continuel où elle serait de ne pouvoir donner à la jeune fille son confortable ordinaire. Soudain, des éclats de rire dans la pièce voisine, qui servait à la fois de salon et de salle à manger, vinrent l’égayer ; puis Claudia entra avec ses deux cousines, mais on la reconnaissait à peine. Mademoiselle de Vauges s’était habillée dans l’étroite robe noire que Juliette portait à la maison, et elle avait, comme ses cousines, relevé ses cheveux à la Chinoise. Son père la regarda longuement et fut frappé de ce qui ressortait de ce changement de costume : elle n’était plus la même ; dégagée de toute parure, elle laissait voir sa vraie beauté, son cachet propre, moins éblouissant que l’autre, mais plus personnel et d’une saveur plus franche. Les demoiselles de La Croix-Jacques s’amusaient énormément de cette idée ; pour Claudia, elle riait aussi, mais plus doucement, dissimulant sous sa gaieté la profondeur de l’acte qu’elle venait d’accomplir.

— Décidément, ma pauvre Claudia, lui dit madame de La Croix-Jacques, tu veux donc devenir la sœur de tes cousines ?

— Oh ! oui, être pareilles, toutes trois pareilles ! s’écria la jeune fille avec une résolution mystérieuse ; que rien ne puisse plus nous distinguer !

Toutes trois pareilles, elles l’étaient en effet, quelques semaines après, la première fois que Madame de La Croix-Jacques conduisit les jeunes filles à la grand’messe de Saint-Thomas-d’Aquin. La maman, pour faire honneur à Claudia, portait la robe de soie noire du bal. Les jeunes filles se ressemblaient sous leurs trois toques simplettes d’astrakan, quoique les tresses cuivrées des demoiselles de La Croix-Jacques, les lourds écheveaux blonds, tassés, pressés sous le rebord trop étroit de la fourrure, prissent un air de magnificence que n’avaient pas les cheveux châtains de Claudia. Toutes trois serrées dans de minces jaquettes sombres, elles s’inclinèrent sur leur prie-Dieu, du même mouvement souple d’arbrisseau, et Claudia, comme ses cousines, prit son front dans ses mains épaissies par de gros gants de laine, qui cherchaient vainement sur ses tempes ses frisons de brunette.

Seulement, quand elles se redressèrent ensemble, se copiant toutes, d’instinct, Fanny et Juliette gardèrent cet abattement moral que trahissaient le fléchissement à peine visible des épaules et le port fatigué de la tête, tandis que Claudia se relevait fièrement, entraînée par l’élan intime de l’héroïsme qui l’exaltait, et qui transparaissait physiquement.

Ce n’était pas, en effet, sans une énergie amère qu’elle s’était imposé l’épreuve actuelle ; et dans cette résolution de renoncer fictivement à tout ce qui l’avait faite adulée et heureuse, pour se présenter dans la seule parure de sa jeunesse et de son attrait moral, il y avait plus qu’un caprice d’enfant riche. Il y avait le désir d’opérer enfin dans les hommages qu’on lui offrait, une sélection, en écartant les serviles, les cupides, ceux qui s’adressaient à sa fortune, ceux qui allaient à la magie de son opulence, irrésistiblement, comme la limaille de fer se rue à l’aimant ; ceux enfin qui ne l’atteignaient pas, elle, Claudia, qui sous son manteau de richesse cachait un cœur tendre, affamé de sympathies vraies et de sincérité. Dans cette résolution, il y avait surtout l’anxiété de savoir ce que valait sa stricte personnalité, ce qu’on allait penser d’elle quand elle n’aurait plus pour plaire cet éclat d’emprunt de sa richesse et de son élégance. C’était pour tout cela que, surmontant ses instincts féminins, ses impulsions vaniteuses, les mille liens qui retiennent une femme à ce qui la fait belle et admirée, elle avait, d’un effort douloureux, secoué les épaules et fait tomber le manteau somptueux.

À la sortie de l’église, sur les marches du porche, deux ou trois amies intimes, seules, vinrent lui serrer la main. Les autres connaissances la saluèrent de loin, et Claudia s’éloigna entre ses deux cousines, d’un pas hâté, gênée par la simplicité de sa mise et par l’attention dépourvue d’indulgence qu’elle sentait peser sur elle.

Dans la rue, elle fit l’expérience décevante que les regards s’arrêtent plus volontiers aux jolies toilettes qu’aux visages sympathiques ; et à constater, pour la première fois de sa vie, qu’elle passait inaperçue elle se dit tristement : « Je ne suis pas jolie : personne ne m’a regardée ! »

C’est qu’en effet la jeune fille modestement vêtue qu’on voyait passer, estompant sa silhouette dans l’uniformité de trois costumes pareils, ne ressemblait plus à l’éblouissante Claudia du bal, et l’on ne pouvait exiger des passants qu’ils distinguassent cette âme héroïque, que rien d’extérieur ne signalait.

À partir de ce jour, elle n’eut plus envie de sortir et resta volontiers des journées entières dans le petit appartement que les dames de La Croix-Jacques habitaient à un quatrième de la rue du Bac. C’était l’assemblage de quatre à cinq petites pièces resserrées, où s’entassaient des bibelots princiers, des pendules de musée qui semblaient battre le temps d’un autre âge, des chaises aux bois ouvragés dont les tapisseries usées montraient leur canevas, des rideaux de damas, dont les teintes s’évanouissaient dans un lent décolorement. On y sentait planer l’âme d’une auguste vétusté, qui dormait au fond des glaces aux ors brunis, qui soupirait dans les sons de clavecin du vieux piano à queue, qui parfumait les tiroirs des lourdes commodes ventrues, et qui s’incarnait dans les deux blondes figures de Lancret qu’étaient Fanny et Juliette.

Claudia respirait avec délice cette odeur d’aristocratie, renfermée et concentrée là, comme une essence dans un sachet. Ses cousines, de grand matin, commençaient les travaux du ménage et ne les terminaient qu’à la nuit. Mais la vulgarité de leurs occupations manuelles entachait bien moins la noblesse de leurs personnes que ne l’eussent fait les fréquentations mondaines, et l’influence des manières parisiennes, relâchées. Claudia prétendait en riant que Juliette balayait comme une reine et que Fanny allumait le feu avec une façon de vestale. De fait, en leur moindre occupation, se révélaient un souci involontaire de distinction, une grâce un peu hautaine, qui paraient leur labeur grossier d’un geste de discrète élégance — soit que Juliette, gracile et cambrée, poussât son balai ; soit que la main fine de Fanny fourrageât dans les braises du foyer.

Le principe substantiel de ces vies de travail nourrissait fortement l’âme de Claudia. Elle y perdait le peu de frivolité que son existence affolante avait laissée en elle : elle se refaisait et se complétait.

Parmi les amis de Vauges, les uns s’étaient dit, voyant la retraite de Claudia coïncider avec l’absence de son père : « Le banquier est dans une mauvaise passe. » Les autres ne s’étaient rien dit du tout, mais Claudia leur inspirait maintenant le même effroi répulsif que ses parentes pauvres. L’expérience allait être concluante et le résultat dépasserait encore la durée de l’épreuve. Quand le dimanche, à Saint-Thomas, la jeune fille sentait les regards autour d’elle, elle éprouvait un âpre sentiment de résignation à voir les yeux fuir les siens, les visages contraints, les poses détournées, un large mouvement de recul instinctif s’étendant à la paroisse entière dont elle était connue.

« Mon Dieu, pensait-elle, je savais bien qu’on changerait à mon égard, mais de cette façon criante et brutale, cela dépasse tout ce que j’avais supposé. Que suis-je donc pour qu’il ne reste plus rien de moi, l’argent ôté ? »

Mais elle voulait aller encore plus loin dans cette triste expérience. Puisque à part deux ou trois amies intimes qui étaient venues la chercher jusque dans le logis pauvre des dames de La Croix-Jacques, elle avait vu se détacher nettement d’elle toute la société dont elle était naguère l’idole, elle voulut tenter la décisive épreuve, poursuivre ceux qui la fuyaient et se mêler de nouveau, telle on la croyait désormais, réduite aux seuls attraits de ses vingt ans, au cœur même de ce monde qui la réprouvait.

Un jour, elle pria madame de La Croix-Jacques de la conduire à des leçons de danse qu’elle négligeait depuis longtemps, expliquât-elle, et qu’elle ne voulait cependant pas abandonner.

Elle ajouta :

— Fanny et Juliette viendront avec moi, n’est-ce pas ?

Car ce n’était pas assez de son humiliation propre, il lui fallait encore s’abreuver de celle de ses cousines, épouser leur pauvreté, goûter avec elles à l’indifférence dédaigneuse de son propre milieu. Et toutes trois, dans leur robe étroite de mérinos noir — l’uniforme de la simplicité — elles firent irruption un beau soir dans le salon tout de glaces et de lumières du grand professeur à la mode : les deux sœurs très intimidées de voir leur image reflétée partout autour d’elles, Claudia au contraire le marcher ferme, l’énergie au cœur.

Le professeur, — un très bel homme à la chevelure noire, bouclée — ne reconnut pas tout de suite Claudia. Il fallut qu’elle se nommât, en lui expliquant qu’elle lui amenait pour élèves ses cousines. Alors il les regarda toutes trois du même air protecteur et s’en retourna vers un groupe de jeunes gens auxquels il enseignait à glisser les pieds sur le parquet. Ils étaient tous rangés devant une glace, tous les mains aux poches relevant les pans du smoking. Un peu plus loin, huit jeunes filles ensemble dansaient le menuet, silencieusement, très préoccupées de la cadence et de l’harmonie de leurs révérences. Juliette mourait d’envie de rire en les regardant, mais Fanny était agitée d’un petit tremblement nerveux et se demandait ce qu’elle deviendrait si on la priait d’exécuter en public quelque chose de semblable.

Au bout d’un moment, comme les demoiselles de La Croix-Jacques et leur cousine étaient demeurées au milieu du salon sans que personne parut remarquer leur présence, et que Claudia commençait à sentir le malaise de cette situation ridicule, le professeur revint vers elles et se souvint à la fin que mademoiselle de Vauges était sa meilleure élève l’an passé. Alors il lui demanda si elle voudrait essayer avec un de ces jeunes gens un pas nouveau, qu’elle dansait mieux que personne. Sur l’affirmative de Claudia, il s’en alla trouver son élève auquel il eut l’air de murmurer quelques mots d’excuse. Lorsque Claudia se trouva en face de son danseur, ils se reconnurent. C’était précisément l’un de ses adorateurs du dernier bal. Ils se saluèrent cérémonieusement, et la jeune fille devina à son air embarrassé qu’il avait appris sur son compte d’alarmantes nouvelles. Alors, quoique naturellement très bonne, dominant ce futile garçon de toute la supériorité du rôle qu’elle jouait, le dépassant surtout par la virilité de son caractère féminin, elle savoura jusqu’au fond le plaisir de peser cette légèreté mondaine, de mettre à nu la fragilité de cet esprit d’oiseau, et de voir le pauvre oiseau se prendre en effet au piège que son dilettantisme malicieux lui tendait. Et l’image fuyait au long des glaces de ce couple étrange où lui, découpé dans son habit correct, comme une illustration anglaise, cherchait à se dégager de cette rencontre malchanceuse, où elle, aisée, caustique, animant toute sa mise triste du seul éclat de son sourire, le retenait et le torturait.

— Connaissez-vous mes cousines ? lui disait-elle. N’est-ce pas qu’elles sont charmantes ? Vous savez que je suis maintenant chez elles.

Et elle faisait une pause pour laisser à l’imagination du jeune homme le loisir d’évoquer les pâles visions de la médiocrité où elle vivait désormais. Elle se plaisait alors à suivre sur son visage l’instinctif sentiment de retrait qui le saisissait. Puis elle recommençait :

— Vous souvenez-vous du dernier bal ?

— Mais oui, répondait-il avec un soupir de contrainte, je m’en souviens ; vous avez été merveilleuse ce soir-là ; cela se disait…

Il avait l’air de penser :

« Mais, que ce temps est loin ! »

Ensuite le silence reprenait. Évidemment il ne trouvait rien à lui dire. Cette jeune fille nouvelle qu’il avait devant lui n’était plus de celles auxquelles il réservait son attention. Il était présentement aussi gêné devant Claudia qu’il l’eût été devant ces pauvres demoiselles de La Croix-Jacques s’il avait été forcé de se présenter devant elles, avec son respect obligé et contempteur.

« Et dire, pensa Claudia, dire que je n’aurais qu’à passer ma robe de bal en criant : « rien n’est changé, je suis toujours la grande héritière, pour qu’il tombe à mes genoux ! »

En même temps elle observait ses cousines à qui le maître de danse apprenait à poser le pied de travers, semblant leur donner des leçons de maintien. Elle souleva imperceptiblement les épaules. Il lui paraissait absurde que cet homme apprît le charme des mouvements à ces grâces personnifiées qu’étaient les demoiselles de La Croix-Jacques.

Et pendant que son pied gracieux dessinait sans une erreur, infatigablement, le pas de la danse nouvelle, son esprit s’envolait dans la région supérieure où l’on juge de haut choses et gens. Elle comprenait, tout à coup, ce qu’elle n’avait pas encore senti, jusqu’ici, la différence qu’il y a entre la vie intérieure et l’autre, la superficielle, la visible, la seule que le monde connaisse, et combien est petit le nombre de ceux qui pratiquent la première. Ses cousines, que la solitude avait gardées de toute dissipation, la lui avaient vraiment apprise. Elle savait aujourd’hui ce que c’est que de s’enfermer en soi-même et d’explorer son âme, et de cultiver son jardin secret, en n’accordant à la vie extérieure que le nécessaire. Les demoiselles de La Croix-Jacques avaient ainsi vécu, apparemment diminuées par une existence commune et terne, mais en réalité enfermées dans le château de leurs âmes dont personne ne connaissait les richesses. Tendres et pensives, elles avaient développé leurs facultés de cœur et d’esprit jusqu’à devenir des femmes incomparables, et il y avait un charme même dans le mystère qui enveloppait leurs perfections.

Comme la vie du monde dont elle s’était contentée si longtemps semblait à Claudia vaine et même un peu risible aujourd’hui ! Le culte de l’apparence qui jette les hommes à genoux devant l’argent, devant tout ce qui éblouit, était ce qui lui avait valu les adulations de naguère. Combien peu ses vrais trésors, ceux de sa vie intérieure, comptaient maintenant pour tous ces gens préoccupés seulement du luxe, de la mode ou du désir de paraître !

— Vous êtes fatiguée, mademoiselle ? lui demanda soudain le beau danseur.

En effet, malgré son air enjoué, Claudia n’avait pu retenir un soupir de tristesse, de désillusion suprême. Oh ! si elle avait pu savoir qu’en un coin de la société se trouvait une élite dédaigneuse de ce qui est illusoire, vivant dans le recueillement, nourrie de pensée, éprise de méditation et de rêve.

Et Claudia, à ce point de ses réflexions, vit clairement, sans s’expliquer pourquoi, l’image du jeune savant plébéien qu’elle avait évincé le soir du bal. Il s’appelait André Bertrand. Son nom lui revenait aux lèvres. Était-il digne d’estime ou de mépris ? Elle n’aurait su le dire, mais aujourd’hui elle lui était reconnaissante de lui avoir montré un visage énergique, stigmatisé du travail cérébral, au milieu de toutes ces faces d’hommes blêmies dans le désœuvrement.

Elle se tourna vers son cavalier et lui dit :

— C’est vrai, je suis un peu lasse, très lasse même, monsieur.

Et comme elle connaissait quelques jeunes filles parmi celles qui s’évertuaient là-bas à finir leur menuet dans une quadruple révérence de marquise, elle s’en fut leur présenter ses cousines.

Il était dix heures. Le bal recommençait semblable à l’autre, fait des mêmes visages, des mêmes glissements, des mêmes bruissements d’étoffes, du même murmure de causeries à mi-voix. On se reconnaissait et l’on s’abordait, comme si depuis la dernière réunion on avait cessé d’exister. C’était de nouveau la fête de la soie, de la lumière et des parfums. La soie surtout ! Elle ruisselait en vagues irisées depuis les brocarts mauves des aïeules jusqu’aux robes mousseuses, couleur d’absinthe pâle, des adolescentes : robes de rêve, robes de fées ; robes couleur de lune ou couleur du temps, comme les poètes en tissaient autrefois dans leurs songeries, comme on en tisse maintenant en Angleterre, dans les grandes usines sombres.

Quelqu’un prononça le nom de Claudia.

Alors ce furent des chuchotements plus vifs et plus mystérieux. Les soupirs légers et frivoles d’une pitié superficielle voltigèrent sur des lèvres qui n’en cessèrent pas de sourire. On parla de revers et de catastrophe ; on parla de réclusion et même de prise de voile, quand la maîtresse de maison dit :

— Chut ! Claudia de Vauges ? mais elle est ici. Elle a rencontré l’autre jour mes filles, au cours de danse, et elle s’est fait inviter sans façon, avec des parentes qui l’accompagnaient. Elle aimait tant le monde, la pauvre petite, qu’elle s’y rattache encore, c’est bien naturel.

Il était bien naturel en effet qu’elle fut venue, mais pas au sens où l’entendait la maîtresse de maison. Si Claudia avait voulu venir, personne ne pouvait deviner son idée secrète. On ne l’avait pas même vue. C’était elle qui entre les deux demoiselles de La Croix-Jacques, habillée d’une robe copiée sur la leur, se cachait à demi — un peu plus pâle seulement que de coutume — derrière le battant d’une porte ouverte. Pour que ses adorateurs vinssent ici chercher Claudia, il fallait qu’ils eussent bien grande envie de la faire danser, et jusqu’à présent rien de semblable ne se manifestait. Animée d’une gaieté nerveuse, Claudia babillait avec ses cousines, pendant que madame de La Croix-Jacques, résignée, employait son temps comme elle le pouvait, soit à compter les couples, soit à dénombrer les bougies.

Cependant, à la longue, on découvrit mademoiselle de Vauges et la maîtresse de maison vint échanger quelques mots avec elle. Cette dame parut fort contrariée de ce que personne n’eût invité Claudia, car c’est une des vanités raffinées de la réception, de vouloir que chez vous le dernier des invités jouisse pleinement. Quand elle s’éloigna, Claudia la suivit des yeux, et la vit s’approcher de deux ou trois jeunes gens qui causaient dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle observa avec un redoublement d’attention et comprit qu’une légère discussion s’engageait. Puis tout à coup, l’un des jeunes gens se détacha du groupe et vint s’incliner devant elle en lui demandant une valse, de l’air dont on accomplit un devoir ennuyeux.

Ainsi dans ce même salon où quelques mois auparavant elle recevait à foison les flatteries et les hommages, Claudia n’avait maintenant pour tout succès que la carte forcée de ce pauvre garçon auquel la maîtresse de maison avait imposé cette invitation comme une pénitence aux jeux de société ! Elle sentit l’aumône qu’on lui faisait à contre-cœur et la refusa fièrement. Après, il en vint deux ou trois autres, des inconnus, mais Claudia ne voulait plus danser ; elle était remplie de pensées trop graves ; elle aurait trouvé le moindre divertissement ridicule. On aurait dit que le vent de dix années d’expérience avait passé tout d’un coup sur cette jeune tête et l’avait mûrie.

Soudain, ses yeux qui posaient indifféremment dans le vague de cette foule mouvante, rencontrèrent un visage tourné vers le sien. Et aussitôt une intuition l’avertit que si ce regard pouvait percer son secret et lire l’amertume de son âme, il la comprendrait, s’y associerait, la partagerait. C’était le visage aux traits un peu durs d’André Bertrand. Lui ne dansait pas non plus. Sur son front ravagé par le travail, une tristesse de plus devait s’être imprimée : on la devinait plus qu’on ne la voyait. Toute sa personnalité était ainsi, profonde, puissante, et ne se décelant pas de prime abord. On s’y méprenait d’ordinaire, et le vulgaire le méconnaissait. Mais la lumière de son intelligence devait forcément émettre un rayonnement qui n’échappait pas aux âmes subtiles. Claudia avait ce soir la perception trop aiguisée pour être insensible à ce magnétisme que deux esprits apparentés exercent l’un sur l’autre. Elle comprit qu’il allait venir à elle, et il vint en effet la chercher pour une danse. Cette fois elle se leva joyeuse, et le suivit.

Il ne lui adressa pas de parole. De son côté Claudia ne pouvait s’expliquer comment, malgré ses préventions, elle avait si vite consenti à passer près de lui le long instant d’une danse. Leur propre silence les gênait l’un et l’autre ; ils étaient anxieux de se connaître mutuellement davantage, mais les raisons de convenance les empêchaient de se dire rien de sérieux, et quant aux phrases banales, il leur eût répugné d’en prononcer une seule. Pourtant, quand il la reconduisit à sa place, André dit à Claudia :

— Mademoiselle, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait.

Et à la façon seule dont il prononça ces mots : « l’honneur que vous m’avez fait », Claudia comprit que lui aussi la pensait dépossédée de sa fortune. Alors elle se dit :

— S’il ne danse pas ce soir avec une autre jeune fille, je croirai en lui.

Croire en lui, signifiait pour Claudia se fier à cet attrait moral qu’elle découvrait pour la première fois dans André Bertrand, s’abandonner à cette sorte d’entraînement réfléchi qu’elle éprouvait vers lui et qui venait bien plus de son propre fonds que de la personne du jeune homme, en ce sens qu’André Bertrand réalisait pour cela toutes les idées qu’elle caressait depuis quelque temps, dans sa solitude. C’était enfin avoir confiance dans ce caractère encore inconnu, sur le seul gage de l’acte délicat qu’il venait d’accomplir.

— Quel est donc ce jeune homme qui t’a invitée ? demanda malicieusement Juliette.

Et tant il semblait à Claudia qu’elle ne pouvait rien dire de vague sur André sans diminuer sa personnalité qui se prolongeait bien au delà de son aspect d’homme ordinaire, elle répondit :

— Mais, ma chère, je ne le connais pas, moi !

Bientôt tout son intérêt se concentra sur ce point de savoir s’il allait choisir une autre jeune fille, ou s’il reviendrait la prier de danser avec lui le cotillon. Ces mêmes danses qui tout à l’heure lui semblaient stupides, prenaient pour elle une importance presque sacrée puisqu’elles allaient la réunir encore une fois à cet homme qu’elle désirait si avidement de connaître mieux.

Un officier vint inviter Fanny. Claudia le vit distraitement et se réjouit de ce qu’on eût distingué sa cousine. Juliette mourait d’envie de danser aussi ; ses jolis yeux pétillants et tendres le disaient. Il passait un jeune homme qu’une vieille dame venait d’envoyer au buffet. Il la vit à la volée, se retourna, et revint vers elle.

Cette fois c’était au tour de Claudia de n’avoir pas de cavalier.

Elle ne voyait plus André Bertrand, et elle pensa qu’il avait quitté le bal. Elle aurait alors désiré s’en aller aussi, mais c’était impossible, maintenant que ses cousines espéraient tant s’amuser dans la dernière partie de la fête. Le cotillon allait commencer. Un ami de M. de Vauges, qui se trouvait à ce bal, la remarqua et, sans dissimuler la pitié que lui inspiraient les prétendus malheurs de la jeune fille, vint lui demander de l’accepter comme danseur. Alors Claudia eut tout à coup la certitude si précise qu’André était là et qu’il allait venir, qu’elle répondit :

— Merci, monsieur, je regrette bien, mais j’ai promis ce cotillon.

Et au même instant, elle aperçut André qui s’avançait vers elle.

Il avait entendu son dernier mot, et il questionna vivement :

— Vous avez promis ?

Elle leva sur lui son regard triomphant et consolé, débordant de confiance, et répondit :

— C’est à vous que j’avais promis.

À ce moment, elle se vit dans une glace ; elle vit son visage rougi par la chaleur, ses cheveux relevés sans grâce sur son front, sa robe qui lui seyait mal, toute sa ruine fictive s’incarnant dans sa figure de fille pauvre, et elle se trouva presque laide. Alors elle comprit que, pour la première fois, elle était aimée vraiment, à la façon de ces livres aux reliures nulles, qui n’ont ni luxe, ni beauté, et qu’on recherche avec passion, pour le savoureux mystère qui dort en eux. Elle se sentit elle-même ce livre vivant qu’elle avait rêvé d’être, dépouillé de sa reliure riche, dépouillé de tout attrait extérieur et qu’on feuillette avec délice, quand même, pour son âme.

« Ma chère Claudia, écrivait huit jours après le banquier de Vauges, j’ai reçu ce matin, dans mon courrier de France, des nouvelles bien extraordinaires. D’abord une lettre de mon secrétaire qui me presse de revenir, « parce que, me dit-il, tout marche au plus mal ». Il paraît que mon absence a discrédité complètement nos bureaux et que les clients épouvantés les emplissent du matin au soir, suppliant qu’on les renseigne sur le mauvais état de mes affaires. Le mauvais état de mes affaires ! comprends-tu cela, Claudia ? Mon malheureux secrétaire ne sait où donner de la tête et se sent incapable de rassurer à lui seul tout ce monde. Mais voici qui est bien plus fort. À côté de cette lettre-là il y en a une autre, signée ma foi d’un nom que je vois souvent, en bonne place, dans mon journal de sciences, André Bertrand. Ce garçon-là ne s’imagine-t-il pas de m’écrire deux pages durant, avec le tact et l’habilité d’une vraie femme en pareil cas, les condoléances les plus délicates sur les circonstances douloureuses que je traverse et qui seules — tu ouvres tes yeux, Claudia, et tu lis bien — qui seules peuvent l’enhardir…

Au fait, mon enfant, je te dirai que je l’ai bien trouvé un peu hardi, tout d’abord. Il se permet, vois-tu, de t’aimer à la sourdine depuis deux années. Quand on s’appelle Bertrand, c’est beaucoup oser, m’a-t-il semblé. Je crois que s’il te plaisait et que tu l’agrées, nos connaissances trouveraient cela bien roturier. Seulement, son nom c’est André Bertrand, c’est-à-dire un nom qui compte déjà dans le monde savant, un nom qui exprime au dernier point l’énergie et l’intelligence. Et puis, il faut bien se le dire, Claudia, il n’y a plus de roture. Ou plutôt, il y a une nouvelle noblesse aujourd’hui, qui fleurit un peu partout, à l’aventure, comme les pâquerettes dans les champs. La nouvelle roture c’est nous, les oisifs, les inutiles. Les vrais nobles, ce sont les aristocrates de l’intelligence, du talent, de l’action ; monsieur Bertrand en est un.

Enfin, ma chère petite, on ne se mésallie pas quand on épouse un homme qui vous aime et dont l’amour éclate dans le superbe dédain de l’argent qu’a montré ce jeune homme. Car ce sont les bruits absurdes courant sur notre compte qui ont décidé son aveu. Il te croit ruinée à plates coutures, ma pauvre Claudia. Je te montrerai sa lettre, elle est admirable.

Je pars demain, Claudia ; je tiens à mettre, au plus tôt, fin à cette aventure inouïe, une fin qui sera bonne et heureuse si, comme je l’espère, tu partages mes idées et penses avec moi qu’il sera très noble de s’appeler madame André Bertrand. »