Un coin du voile/Le Passé

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 199-220).

LE PASSÉ

Ce fut au printemps que le jeune juge arriva dans la jolie sous-préfecture. Elle le charma tout de suite avec sa ville haute et sa ville basse où deux rivières se mêlaient. Le soleil dorait l’église d’en haut et la coupole romane de l’église d’en bas. Alentour, la campagne verdoyait. Il confia ses bagages à l’omnibus et descendit à pied jusqu’à l’hôtel, place de la Sous-Préfecture. Ce jour-là même, pour la première fois, il rencontra Hélène.

C’était une belle fille mince et grande qui paraissait bien déjà ses vingt-huit ans. Mais son allure avait tant de grâce, sa robe de drap noir l’habillait si parfaitement, et ses yeux superbement intelligents possédaient tant de bonté que le jeune juge se dit sans songer : « Voilà une femme exquise. »

Elle soutenait à son bras un grand vieillard qui lui ressemblait. Il était beau comme elle, marchait péniblement. Elle en prenait mille soins.

Il la revit presque chaque jour promenant le vieillard, tantôt sur le quai de la petite rivière, tantôt sur la place de la Sous-Préfecture, qui était entourée de sycomores en rectangle. Elle allait à petits pas. Le vieux monsieur demeurait toujours silencieux. La jeune fille regardait loin devant elle, les prunelles mélancoliques et désabusées. Le juge s’informa d’elle. C’était la fille de ce grand vieillard, un industriel ruiné que la perte de ses biens avait si cruellement atteint qu’il en était demeuré hémiplégique. Ils habitaient un second étage près de l’ancien château, dans la ville basse. On les disait dans une situation précaire.

Ces renseignements attristèrent le jeune homme. Il rêvait d’un bel avenir, désirait un train de vie que seul un riche mariage lui permettrait, et regretta de ne pouvoir épouser une femme qui lui plaisait si fort.

Cependant, il continuait de rencontrer Hélène et son père. Il la voyait le matin faire son marché en compagnie d’une jeune bonne en coiffe. Quand il se rendait au tribunal, à midi, il la croisait sous les sycomores. À l’heure du frais, s’il sortait avec le greffier, il apercevait le couple au bord de la rivière ; les jours de grande chaleur, il le retrouvait sur la haute ville, après souper. Il saluait alors, avec une sorte de gêne, mordu par le chagrin de ne pouvoir fixer en cette belle fille tous ses rêves inassouvis d’homme de trente ans.

Un jour, il lui parla. Ce fut dans la rue, à l’occasion d’un attroupement formé autour d’un homme malade dont il s’informa près d’elle. Il ne l’avait jamais si bien vue, ni de si près. Le charme nuageux de la passante se précisait presque brutalement. Il lui sembla retrouver la réalisation d’un songe dans ce chignon noir pesant sur la nuque, dans ces beaux yeux qui se posaient sur lui limpidement, avec cette ironie inconsciente des femmes supérieures que les hommes ont toujours dédaignées, pour leur pauvreté.

— Ne vous tourmentez pas, monsieur, dit-elle en riant ; c’est un paysan ivre que le garde va ramasser.

Il lui sembla que tout son air, à cette minute, signifiait :

« Je suis belle et noble comme une reine, je suis une intellectuelle raffinée, et je ferais une compagne très tendre ; mais les joies de l’amour ne sont pas pour moi et, bravement, je m’y résigne. »

Pour quelques mots qu’elle avait dits, il la comprit souverainement spirituelle et gaie. Il se laissait aller parfois à penser : « Quelle charmante épouse j’aurais eue ! »

Il la revit en visite à la Sous-Préfecture, où elle conduisait son cher vieux qu’elle appelait : « mon petit ». Celui-ci, ne s’exprimant qu’avec difficulté, écoutait les conversations et gardait le silence. Ç’avait été une très belle intelligence, disait-on. Aujourd’hui, sa fille parlait pour lui. Très Parisienne d’allures, avec un rien de provincial qui retenait légèrement sa jovialité naturelle, elle éclipsait tout le monde dans le salon, sans le savoir, à force de simplicité et de bonne humeur.

Et de ce jour-là, le jeune juge l’aima de toute sa jeunesse, de toutes ses aspirations anciennes qui se satisfaisaient enfin dans cette délicieuse vision de femme.

Ce fut un roman exquis dont la jeune sous-préfète fut chargée de tramer les fils légers. Elle alla trouver Hélène dans le modeste second étage voisin de l’ancien château, à la basse ville. Le salon y avait conservé le meuble des jours opulents. On y voyait des consoles précieuses, des canapés empire, des brocarts jaunes, des vases inestimables remplis de fleurs des champs.

En robe de chambre de toile grise, une main posée sur la tête d’une chimère, à l’appui du fauteuil, très pâle et masquant son émoi sous son beau sourire de bravoure, Hélène écouta l’aveu. Depuis dix ans, confusément, avec des forces secrètes dont elle voulait ignorer la puissance, elle attendait cette minute.

Elle l’attendait sans se l’avouer, sans le savoir, dans ses accès de gaieté et dans ses accès de mélancolie, dans ses vagues désirs de bonheur imprécis, et chaque fois qu’autour d’elle, parmi ses amies, avait fleuri l’amour. Et par raffinement, elle voulut entendre encore plus sûrement le message. Il fallut lui redire qu’elle était aimée, que le beau garçon sympathique tant de fois rencontré par les rues rêvait d’elle, l’attendait, l’appelait, la choisissait entre toutes pour être l’amie de sa vie entière, sa compagne, sa femme. Alors elle ferma les yeux et dit sourdement :

— Je me croyais trop vieille pour cela. Elle avait cessé de sourire. De son air de bravoure et d’énergie, rien ne lui restait plus ; elle était infiniment grave et recueillie.

— Je m’étais toujours dit, prononça-t-elle très bas, que j’aimerais beaucoup celui qui m’aimerait.

Le moment vint d’expliquer la chose au cher papa. Hélène lui fit mille cajoleries, l’embrassa au front : « Écoute, mon petit, je m’en vais te dire une grande nouvelle. » Et elle lui raconta tout au long son roman. Il comprit parfaitement, mais les mots lui manquèrent pour exprimer sa joie. Ses yeux, pleins encore du feu d’autrefois, disaient ce qui se passait au fond de son âme mystérieuse, tombeau muet de sa pensée, mais sa langue embarrassée ne put qu’articuler avec un accent d’enthousiasme indicible :

— Ah ! voilà… voilà… petiote…

Et il contemplait sa fille orgueilleusement, lissait du doigt ses beaux bandeaux, l’admirait, fier qu’on l’aimât enfin.

Elle le regardait, glorieuse elle aussi.

— Tu es content, hein, mon petit ?

— Ah ! voilà !… voilà !

Et une larme de joie sortit de sa paupière, coula lentement sur sa joue fripée, et vint se perdre dans sa grande barbe grise.


Un soir d’août, Il vint. Elle le reçut dans le salon aux consoles précieuses, aux canapés empire, parmi les chimères montrant partout, sur l’acajou des meubles, leurs ongles d’or. Les lourds rideaux de brocart jaune assombrissaient la pièce. Ils causèrent très bas. Hélène disait peu de chose ; un souffle fort soulevait son corsage ; ses yeux s’étaient faits divinement doux.

Lui se montra très franc, dit ses défauts ; il se sentait un peu lâche devant la vie ; il se confiait à elle, la compagne forte qu’il admirait. Elle éprouvait comme il est bon d’être aimée pauvre. Sa belle main, faite aux gestes caressants et protecteurs, se posa sur celle de son fiancé, et il sentit tant de puissance dans cette tendresse qu’il en frémit de bonheur.

Ils se revirent deux fois la semaine, puis trois fois, puis quatre. Lui, chérissait de plus en plus cette belle promise. Mais elle, âme rêveuse et ardente, aimait en secret le plus fort. Toute sa jeunesse triste, sans espoir, murée dans le sacrifice, s’épanouissait soudain. Elle avait vingt ans ; elle en avait seize ! Elle était si reconnaissante au Prince Charmant qui lui montrait enfin la vie et l’y conviait !

Selon la coutume de certaines petites villes, ils se voyaient à l’après-dînée. On allumait dans le salon une grosse lampe empire, au globe diaphane semblable à une lune. Tous deux dans la pénombre causaient à voix basse, le plus souvent se taisaient. Et le vieux monsieur, rigide dans son fauteuil, les bras croisés, son beau visage très noble en pleine lumière, illisiblement suivait son rêve mystérieux.

Le jeune juge hasarda un jour, au milieu de leurs projets d’avenir, la question pénible :

— Et votre pauvre papa ?

— Mon père ? répéta Hélène vivement.

Puis elle se tut. Une angoisse affreuse lui serrait le cœur.

Elle n’avait pu imaginer jusqu’ici que son mari la prît sans son père ; elle se sentait inséparable de son « vieux », trop nécessaire à cette pauvre vie dévastée. En toute sincérité, elle aurait trouvé très simple de l’amener avec elle dans son ménage, son grand enfant, son « petit ». Mais soudain en rougissant, elle comprenait son erreur. Comment, ce garçon brillant, à l’avenir prometteur, qui la prenait sans dot, assumant à lui seul les charges lourdes du foyer qu’on crée, devrait, en outre, recueillir un infirme. Qu’avait-elle pensé !

Lui, surprit les yeux de détresse qu’elle eut tout à coup :

— Je l’aime bien aussi, croyez-le, Hélène ! Je veux lui faire une vie bienheureuse, bien tranquille.

Par délicatesse, Hélène, la fierté même, n’osa pas dire ce qu’elle avait espéré. Le fiancé esquissa plusieurs combinaisons. On aurait pu conserver au vieux monsieur l’appartement, avec la jeune bonne, qui paraissait dévouée. Il y avait aussi la Maison de Santé. Mais ce qui lui souriait le plus, c’était la Pension de Famille de la petite ville, où un vieux ménage fort convenable recevait les personnes âgées, et leur prodiguait tous les soins requis.

Hélène ne répondit pas. Sa gorge se serrait. Les larmes lui montaient aux yeux. Une amertume lui vint contre ce fiancé qu’elle trouvait si cruel. Elle crut cesser de l’aimer. Ces choses s’étaient dites imperceptiblement, et sous la lampe, là-bas, le grand vieillard placide poursuivait son rêve insondable.

Le jeune homme, trop intelligent pour ne pas discerner que sa fiancée souffrait beaucoup, comprit la raison de sa peine. Il partit fort troublé. En son absence, Hélène pleura. N’était-il pas de son devoir de briser ce mariage ? Elle avait lu des exemples d’héroïsme pareil, mais ce qui la remplissait autrefois d’enthousiasme la glaçait de peur, aujourd’hui, jusqu’à la racine des cheveux. Le lendemain, quand à l’heure de la promenade, elle noua la cravate de son cher vieux, elle le prit aux épaules dans un geste de passion, et l’embrassa si longuement qu’il en riait de plaisir et d’orgueil paternel.

Elle sentait que dans sa vie une cassure nette allait se faire. Sous son voile de mariée, s’ensevelirait pour toujours son passé, et une existence différente commencerait, distincte de celle d’autrefois, une vie nouvelle où l’attendraient une atmosphère nouvelle, une âme nouvelle, un cœur nouveau.

Alors, que ce long passé de vingt-huit années fût pour elle une chose finie, elle n’y pouvait souscrire. Trop de souvenirs chers, de réminiscences puériles et tendres habitaient son cœur, l’emplissaient encore de ce passé toujours vivant, pour qu’elle pût les rejeter à l’oubli. Changer d’être, devenir une femme nouvelle, sa personnalité de fille mûrie qui se voulait survivre s’y refusait. Aimer l’étranger à qui elle allait se donner, certes oui, éperdument et comme elle n’avait jamais aimé personne ; mais comment se détacher de l’autre qui représentait toute son affectivité passée, ce vieux compagnon qui l’avait tant chérie, jadis, dans sa belle lucidité d’homme supérieur, qui s’accrochait à elle aujourd’hui dans sa débilité d’infirme !

Le fiancé revint, l’enlaça doucement ; elle fut reprise.

— Hélène, lui dit-il, trop loyal pour permettre une ombre entre eux deux, je sens en votre âme un grief contre moi. Je lis en vous, mon amie. Vous pensiez que nous aurions pris votre père chez nous. Il ne le faut pas. Je ne crois pas être un homme méchant, mais je veux notre bonheur ; j’ai le devoir de le construire avec tous les soins qu’on apporte à l’architecture la plus frêle, la plus menacée, la plus précieuse. En vérité, Hélène, je vous aime passionnément et vous ne devez pas me soupçonner de vous faire de gaieté de cœur une grande peine. Mais celle-là, je vous l’inflige, souffrant terriblement d’y être forcé. La loi, c’est que les jeunes bâtissent leur foyer seuls, s’arrachent au nid de l’enfance, sans mêler ce qui est ancien à ce qui est nouveau.

— Ah ! gronda-t-elle, oppressée, la poitrine gonflée de révolte, voilà bien ce que je pensais ; vous voulez tuer mon passé.

— Non, mais je vous transplante dans l’avenir.

— Vous me déracinez cruellement.

— Avec l’amour, rien n’est cruel, Hélène. Si vous m’aimez, vous comprendrez. Nous devons être tout l’un pour l’autre. Je vous veux toute à moi. Certes, je me donne entièrement à vous, mais je me demande ce qu’il adviendrait de ma constance si je vous voyais sans cesse occupée, dans notre propre maison, de celui qui vous était tout avant que je ne fusse dans votre vie. Vous ne voudriez pas lui diminuer votre tendresse. Je sens que je le jalouserais, et ce serait affreux. Puis il tomberait dans le rôle atroce du vieux parent gêneur. Nous serions coupables… Croyez-moi, mon amie, il est plus décent et plus noble d’établir dès maintenant sa vie séparée de la nôtre. Nous le ferons avec toutes les précautions possibles. Nous ne le délaisserons pas. Son bien-être sera notre souci. Nous l’aimerons…

Et Hélène commença de sentir peser sur elle l’éternel et angoissant mystère de ce scalpel fatal qui ne recrée partout et à toute heure la famille humaine qu’en déchirant implacablement dans la substance des âmes.

Éternellement le vieil arbre humain gémira de se sentir arracher ses rameaux, et les boutures, étourdies de sève nouvelle, transplantées au loin, y pousseront leurs racines, sans pouvoir jamais revenir au vieux tronc où elles puisèrent la vie.

Indignée tout d’abord, la jeune fille cependant se laissa prendre aux puissances de cette loi qui l’asservissait en la révoltant. Elle suivit la fatalité et crut celui qu’elle aimait.

— Mon petit père, dit-elle un matin, câlinement, maintenant que je vais être mariée, ne serais-tu pas content de vivre dans la maison de la bonne madame Lethuillier. Tu sais, dans la ville haute, ce jardin où l’on voit de si beaux espaliers, c’est là que tu te promènerais, mon petit père chéri, et j’irais te voir tous les jours.

Le vieillard avait un caractère exquis. Tout le satisfaisait. Qu’envisagea-t-il de précis dans cette perspective ? On ne le sut pas. Mais souriant, de bonne humeur, il prononça :

— Oui, oui, certainement…

Alors, libérée d’un grand poids, Hélène conclut dans la Pension de Famille les arrangements définitifs. Le mariage aurait lieu à la fin d’octobre. Il fut convenu que le vieillard serait installé dès le commencement du mois pour s’habituer doucement à sa vie nouvelle avant le voyage de noces des jeunes gens.

Une fièvre brûlait les fiancés. L’angoisse sacrée de l’amour les oppressait chaque jour davantage, à mesure qu’ils approchaient de l’union. Déjà Hélène était entrée dans son « avenir ». La brisure était accomplie, son passé mort, et la pensée de celui le synthétisait s’atténuait en son esprit, comme un visage qui se ternit sur les vieux daguerréotypes. Elle s’arrangea fort bien de la mise en pension du vieillard, et l’émotion qu’elle ressentit lors du départ fut toute superficielle. L’amour la possédait trop. L’être qu’elle aimait l’avait vraiment conquise ; son cœur était plein de lui.

Dès que le sort du vieux monsieur fut ainsi établi et remis aux soins de la « bonne madame Lethuillier », Hélène alla passer quelques jours au chef-lieu, pour les toilettes. Ce fut une période d’agitation et de hâte. Le satin blanc craquait en pièce ; les dentelles moussaient ; on aunait le tulle du voile. C’étaient des courses pour les pantoufles, les gants, le trousseau ; puis chez le tapissier, chez l’ébéniste. Les cadeaux arrivaient dans des écrins vert-olive, doublés de moire blanche où des objets d’argenterie ciselaient leurs formes. Elle essayait des peignoirs de jeune mariée, les dessous de broderies anciennes. Et vaguement, en une vision vaporeuse figée dans un brouillard au-dessus de ce tourbillon, elle voyait celui auquel bientôt elle allait être, et leur vie future qui semblait tenir toute dans une étreinte, un baiser éternel…

Quand elle revint à la petite ville, l’approche de l’hiver se faisait sentir. Des feuilles jaunes dansaient furieusement sous les sycomores en rectangle, place de la Sous-Préfecture. Un vent aigre soufflait sur le quai. Les collines lointaines prenaient des couleurs de brique et d’ocre fondues.

Hélène, à peine arrivée, gravit la grand’rue pour gagner la haute ville et voir son vieux.

C’était un vrai jour d’hiver, humide et froid. Dans le jardin de madame Lethuillier, le long des espaliers mouillés, la chair des poires mûres embaumait. Les tomates rouges luisaient dans leur feuillage ; quelques-unes étaient demeurées vertes faute de soleil. Sous un parapluie, relevant leur jupe et montrant leurs bas blancs, deux vieilles dames suivaient les petites allées en déblatérant à voix basse contre le régime de la maison. La bonne conduisit Hélène par l’escalier de carreau rouge ciré, à la chambre que le vieillard occupait au second.

En ouvrant la porte, elle l’aperçut.

Par crainte du froid, les fenêtres était fermées, les rideaux clos ; et il était assis, face à la porte, les bras croisés sur l’estomac, les pieds chaussant deux de ces petits tapis en forme de semelle, bordés de rouge, qu’on place dans les chambres carrelées où manquent toutes carpettes. Il avait du demander du feu, car un tison fumait encore dans la cheminée, vestige d’une flambée rapide attisée le matin. Et il était, immobile, infiniment morne et navré, sans qu’on pût savoir quel drame s’accomplissait secrètement dans le mystère de cette âme muette.

Hélène, arrêtée dans son élan joyeux, envisagea une seconde l’aspect de cette chambre d’hôtel, étrangère, banale, et l’image de désolation qu’y était ce vieillard tant choyé par elle jadis.

À ce moment, les yeux du vieux se relevèrent sur elle, ternis, lassés, pitoyables, et deux atroces larmes, sans paroles, sans plaintes, sortirent de ces yeux tristes, où toute gaieté semblait morte.

Elle courut à lui, l’enlaça, couvrit de baisers ses beaux cheveux blancs, son grand front de penseur, ses yeux naguère encore si vivants. Mais il semblait avoir perdu dans l’ennui, la désespérance de ces huit jours de réclusion, le souvenir même des seuls mots qu’il sût encore balbutier. Il ne disait rien. Un froid intérieur l’avait envahi ; aucune caresse ne pouvait plus le réchauffer.

Alors, à cette plongée dans son passé, Hélène comprit que la fin de tout avait été, pour son père, le renoncement à la vie exquise qu’elle lui faisait : les petits repas fins, la lecture du journal, et ces promenades à deux, ces promenades incessantes que réclamait la vitalité de ce vieux corps demeuré sain, en dépit du désarroi de la pensée. L’ennui serait désormais son supplice, avec l’abandon et la solitude. Elle n’avait pas attendu qu’il fût mort pour lui préparer un tombeau. Prisonnier dans cette pension, trop usé pour s’habituer aux nouveaux visages, alors que l’été de sa fille s’ouvrait radieux, il s’ensevelissait pour toujours dans l’hiver de sa vie, cet hiver sans soleil et si bref des infirmes solitaires…

Et Hélène revécut tout son passé : son enfance et les tendresses de ce pauvre père, qui la faisait doucement danser sur son genou lorsqu’elle avait trois ans, cinq ans ; les courses faites avec lui quand il quittait les bureaux de la filature pour l’entraîner par la main, dans la campagne, écoutant son babil, la portant dans ses bras, déjà lourde à faire peur, si elle traînait trop visiblement ses petites jambes ; et le labeur continu de l’industriel dans ces bureaux de la filature, d’où il sortait la tête alourdie de migraines, anxieux, inquiet, fiévreux, mais fier de lui gagner une dot pour la marier un jour bellement. Tout ce dévouement secrètement passionné des pères s’évoquait en images poignantes. Et quand après vingt-huit années d’affection, vieux, débile, terrifié devant la solitude, il avait d’elle, de ses soins, de sa protection, un besoin éperdu, elle fermerait les yeux, le laisserait tout seul dans cette chambre froide et courrait au bonheur !

« Je ne ferais pas mal pourtant ! gémit en elle son égoïsme torturé ; c’est la loi ! »

Elle était haletante. Des perles de sueur naissaient à son front. Elle faisait des calculs implacables et durs comme ceux de la Nature même, supputant les années de vie qui restaient au vieillard et celles qui s’ouvraient si joyeuses devant elle. Sacrifier le déclin d’une existence à l’aurore d’une belle vie n’était que justice. Mais le passé rentrait en elle, la reprenait, lui devenait ineffablement cher, s’identifiait avec son moi dont elle était orgueilleuse. L’emprise de son amour n’était pas encore la plus forte. Elle s’en libérait, reprenait la domination de son cœur. Un instant, les délices auxquelles s’initiait depuis des semaines son âme amoureuse l’appelèrent. Elle revit son fiancé, sentit l’étreinte de ses bras, se rappela la suavité de leurs entretiens. Elle revit la maison choisie, les meubles jolis, leur chambre ; puis la robe des noces essayée la veille, les souliers de satin, et les peignoirs de jeune épousée et la vie à deux, et le rêve magnifique qu’ils avaient fait elle et lui.

Puis tout à coup, reprenant le masque brave et fermé porté durant les longues années passées, alors qu’elle promenait son vieux sans espoir ni songeries sous les sycomores de la place :

— Viens, va, mon petit, je t’emmène avec moi.

Il se réveilla de sa stupeur à ces seuls mots :

— Ah ! oui, oui, certainement…

Et lui renouant sa cravate, l’aidant à enfiler son pardessus, elle lui répétait, très pâle, les dents serrées :

— Sois tranquille ; on ne se quittera plus.