Un esprit non prévenu/II

La bibliothèque libre.
Éditions Kra (p. 47-67).
◄  I
III  ►

II

On a beaucoup écrit ces temps derniers (1922) à propos de Flaubert, sur à son style et discuté si vraiment il écrivait si bien. Quand chacun parle il ne me prend envie que de me taire ; c’est après que chacun s’est tu qu’il me prend envie de parler. Il ne m’a point paru (mais peut-être n’ai-je point lu tous les articles) que ni M. Souday, ni M. Thibaudet, ni M. X…, ait dit le plus essentiel ; en tout cas je sais bien que, malgré le vif intérêt que je pris à les lire, je ne trouvai satisfaction parfaite dans aucune de leurs affirmations[1], et c’est bien pourquoi maintenant j’ai souci d’entrer dans la ronde à mon tour.

Que Flaubert ne soit pas un grand écrivain, c’est ce qui me paraît ressortir non seulement de ses médiocres écrits de jeunesse, ainsi que l’a fort bien montré M. Thibaudet, mais des propres déclarations qu’on relève au cours de ses lettres. Sans cesse il y revient : près d’un Montaigne, d’un Voltaire, d’un Cervantès, il se sent écolier. Ce n’est qu’à force de travail et par cette patience que Buffon si spécieusement faisait équivalente du génie, qu’il supplée les dons qui lui manquent. Où ces écrivains nés se jouaient, il peine ; on sent, de phrase en phrase, ahaner laborieusement son effort. Sans chercher au loin, si l’on ouvre la correspondance ou les Memoranda de Barbey d’Aurevilly par exemple, quelle aisance à la fois et quelle carrure ! quelle cambrure ! quel retournement des périodes, quelle abondance, quel bonheur dans le choix des mots, et quel amusement dans les images, quelle sonorité, quel nombre ! D’où vient donc que, pourtant, Flaubert garde pour nous tant d’importance ? qu’il demeure pour nous, ou du moins qu’il soit demeuré si longtemps, un compagnon, un maître, tandis que Barbey d’Aurevilly, malgré tant de prestance, nous ait toujours paru de si mauvais exemple, de si déplorable conseil ? N’est ce point parce que ces dons, que d’Aurevilly par orgueil et par suffisance, employa si mal, sont essentiellement inacquérables, tandis que cette méthode, cette discipline à quoi se soumettait Flaubert, chacun de nous, fût-ce pour des fins différentes, est à même de l’adopter ?

Non, je ne méjuge point d’Aurevilly. Des brillants écrivains comme lui, on les compte. Il est parfois prestigieux. Dès qu’il cesse de l’être, il tombe fort au-dessous du médiocre. Il ne consent jamais au naturel. Il est guindé. Son meilleur livre reste indiciblement prétentieux. Il a tout à la fois le mépris d’autrui et le souci d’autrui, de sorte que tout à la fois il dédaigne de séduire et cherche constamment d’étonner. Ses jugements sont d’un niais. Rien ne rend plus sot les intelligents, que l’orgueil.

Aucune infatuation chez Flaubert. Sans cesse il se craint au-dessous de sa tâche. Il s’applique. On ne le voit jamais passer outre et le mot admirable du père Ingres (je crois qu’il est de Poussin) : « Je n’ai jamais rien négligé » trouve dans son travail une constante application. Il est assidu jusqu’à prétendre, et peut-être pas si paradoxalement qu’on le croirait d’abord, que l’inspiration consiste à se mettre devant sa table chaque jour à la même heure. Il dit aussi cela par réaction contre l’école romantique qui croit que l’inspiration ne va point sans désordre et ivresse. L’exaltation qui l’anime, maints scrupules viennent à l’encontre, et la tempèrent aussitôt.

— Mais l’œuvre ? direz-vous. Car, en art, les résultats seuls importent… Eh bien, il me faut l’avouer : les œuvres de Flaubert, je ne les admire plus beaucoup. J’ai peine à écrire ceci, qui me paraît un sacrilège… Oui, je sais, il n’est pas un de ses livres qui ne soit d’une tenue exemplaire. Il y a dans la Tentation des suites de phrases d’une sonorité inépuisable. L’Éducation Sentimentale reste, malgré lui peut-être, l’épopée de la médiocrité. Et certes, je pourrais trouver en moi de quoi louer chacun des autres. Pourtant il me paraît que si son œuvre entière devait être mise en balance, sa seule Correspondance jetée dans l’autre plateau, l’emporterait en poids ; s’il ne m’était permis de conserver que l’une ou l’autre, c’est celle-ci que je prendrais.

Le long article de Pierre Gilbert, réimprimé dans la Forêt des Cippes, m’indigne, car il me paraît indécent de parler avec aussi peu de respect de Flaubert ; mais, malgré mon indignation, je suis souvent forcé de lui donner raison.

Les raisons qui font ces étoiles pâlir sont peut-être celles mêmes qui les reliaient, selon Bourget, à la génération qui précédait la mienne. Car les dispositions morales d’une génération ne sont point celles de la génération qui la suit. Bourget prônait les apôtres du pessimisme. Et c’est vers la constellation du Lion qu’aujourd’hui nous nous sentons emportés. Rien à faire à cela ; et ce que nous cherchons dans nos maîtres ce n’est point le découragement. Si Stendhal et Baudelaire aujourd’hui se maintiennent très haut dans notre ciel, c’est que les rayons émanés de leur œuvre ont encore d’autres vertus que celles que leur reconnaissait Bourget. C’est, à vrai dire, que, de toute cette pléïade citée dans les Essais de Psychologie, seuls ils sont de parfaits artistes, et que seul l’art parfait reste à l’abri du vieillissement.

Le sage Sainte-Beuve dénonce, je ne sais plus où, ce fréquent travers de l’esprit de se pousser de préférence et chercher des incitations du côté où déjà par nature il penche le plus. Et c’est là ce qui me fait si souvent déplorer qu’aux parents soit confiée la garde des enfants qui déjà naïvement leur ressemblent et qui trouvent en eux l’exemple et l’encouragement de leurs secrètes dispositions ; ce qui fait qu’à vrai dire l’éducation familiale bien rarement les redresse, mais qu’elle aide à les incliner, et que les fils de parents butés sont butés plus avant encore, enfoncés de droite ou de gauche, et ne pouvant le plus souvent retrouver la verticale que par un regimbement plein de risques. Si je n’aimais le bref j’écrirais tout un livre là-dessus, mais qui ferait crier au scandale ; car, enfin, sur une quarantaine de familles que j’ai pu observer je n’en connais peut-être pas quatre où les parents n’agissent point de telle sorte que rien ne serait plus souhaitable pour l’enfant que d’échapper à leur empire. Certains s’indignent de l’alcoolique enseignant à son fils à boire, qui, selon leur biais, n’agissent pas différemment.

Gardez-vous de confondre art et manière. La manière des Goncourt, par quoi ils paraissaient si « artistes » de leur temps, est cause aujourd’hui de leur ruine. Ils avaient des sens délicats ; mais une intelligence insuffisante les fit s’extasier sur la délicatesse de leurs sensations et mettre en avant ce qui doit être subordonné. On ne lit point une page d’eux où n’éclate entre les lignes cette bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; ils cèdent infailliblement à cette complaisance qui les fait penser : Ah ! que nous sommes donc artistes ! ah ! que les autres écrivains sont épais ! — La manière est toujours l’indice d’une complaisance, et vite elle en devient la rançon. L’art le plus subtil, le plus fort et le plus profond, l’art suprême est celui qui ne se laisse pas d’abord reconnaître. L’art véritable se moque de la manière qui n’en est que la singerie. Et, comme « la vraie éloquence se moque de l’éloquence… »

Le charme des vers est parfois de qualité si subtile et tient à si peu de chose qu’il peut être rompu sans même qu’aucun mot soit changé de place.

Ces vers ailés de Moréas chantent à ma mémoire ; toute ombre intérieure cède à leur enchantement musical :

Je naquis au bord d’une mer dont la couleur passe
En douceur le saphir oriental ; des lys
Y croissent dans le sable ; ah ! n’est-ce
Ta pâle face les lys de la mer natale ?

Sans en changer un mot, les imaginé-je un instant distribués comme suit :

Je naquis au bord d’une mer
Dont la couleur
Passe en douceur
Le saphir oriental
Des lys y croissent dans le sable
Ah n’est-ce ta face pâle
Les lys de la mer natale.

le charme aussitôt est rompu. Et nous les eussions vus originairement imprimés ainsi, ils nous eussent paru des plus médiocres, et nul de nous, si musicien fût-il, n’aurait imaginé leur rythme natif, qui les soulève et les délivre de tout poids.

Valéry fait trop bon marché des Contemplations de Hugo, et de toutes les pièces de vers où certain intérêt sentimental semble risquer de compromettre à ses yeux la pureté du verbe et la splendeur de la forme. Certains poèmes des Contemplations ne le cèdent en rien même à ce poème pour le Tombeau de Gautier que Valéry met au-dessus de tous les autres. Je sens bien que ce qu’il croit que j’y admire (dans les poèmes des Contemplations) c’est précisément cette sentimentalité qui l’y gêne, et qui risquerait, en effet, de compromettre la beauté du vers sans l’extraordinaire maîtrise de Hugo ; mais au seul point de vue du métier, peut-on citer rien de plus habile (et j’emploie ce mot pour plaire à Valéry) que les Paroles sur la Dune, et trouvera-t-on dans toute l’œuvre de Hugo un plus extraordinaire emploi des e muets que dans le troisième vers de l’avant-dernière strophe :

Comme le souvenir est voisin du remords !
Comme à pleurer tout nous ramène !
Et que je te sens froide en te touchant, ô Mort…

Ces trois e muets successifs « Et que je te », après les deux admirables vers qui les précèdent, revêtent d’un mystère funèbre ce mot « froide » qui les suit ; c’est vraiment, ces trois pas muets, une avancée vers la tombe[2].

Et dans les premières strophes de ce même poème, l’un de ceux de Hugo que je me remémore le plus volontiers, quel emploi magistral du que ; considéré par certains comme gênant, et de nature à alourdir insupportablement les phrases, tandis que tous les grands auteurs du XVIIe siècle, Bossuet en particulier, en savaient si bien faire usage.

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau
Que mes tâches sont terminées
Maintenant que voici que je touche au tombeau

Est-il rien de plus majestueux, de plus grave ?

L’on a cherché querelle tout dernièrement à Hugo au sujet du premier vers de Oceano Nox :

Oh ! combien de marins, combien de capitaines

Querelle absurde. Hugo ne semble pas se douter, disait-on, que les capitaine de marine sont eux aussi des marins ; que le mot de « marin » englobe à la fois les simples matelots et les capitaines. Et l’on cite à l’appui certains vers de Tristan Corbière qui remettrait les choses au point. Évidemment, il ne put venir à l’esprit de Hugo d’opposer marins à capitaines ; le sens du vers est : « Oh ! combien de marins, et, parmi ceux-ci voire même des capitaines ». Il fallait « capitaines » à la rime, non pas seulement rimer avec « lointaines », mais la sonorité de ces deux mots était telle qu’on n’en pouvait souhaiter de meilleurs, de plus évocateurs d’entreprise hardie ; le mot de capiaine s’appliquant également à l’armée de terre, il fallait le faire précéder du mot de marin, pour indiquer qu’il s’agissait ici de l’armée de mer. Etc…

Querelle de cuistres.

Écrasement poétique de la pensée, chez Baudelaire :

… cœur meurtri comme une pêche.

..........
Va cueillir des remords dans la fête servile.

(Je ne goûte pas beaucoup « servile »).

id est : des plaisirs frelatés et de telle nature que leur souvenir prendra vite les couleurs du remords.

Comme le souvenir est voisin du remords

disait admirablement Hugo.

Rien de moins poétique qu’une explication de ce genre, et (même sous-entendu, même inconscient) que l’appareil logico-moral qui fait pont entre les concepts évoqués par ce débris de phrase. Moins poétique, à beaucoup près, que l’autre exemple, où ce ne sont plus des concepts abstraits, mais des sensations des émotions qui relient ces mots : « cœur meurtri… » et « pêche ». Une pêche n’est pas nécessairement meurtrie, mais particulièrement susceptible de l’être. Elle n’est pas encore meurtrie ; elle va l’être. Exemple de futurition poétique bien meilleur encore que : « l’épi naissant mûrit » de Chénier, cité par tous les manuels.


  1. Je n’aurais pas écrit ces lignes, ni même sans doute celles qui suivent, si j’avais d’abord lu les articles de Léon Daudet sur Flaubert et sur Barbey d’Aurevilly. Il y dit excellemment presque tout ce que je dis ici.
  2. Le même effet incantatoire se retrouve dans le vers de Baudelaire :

    À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
    Jamais, jamais.