Un gentilhomme/Précocité
Précocité.
Je ne sais pas pourquoi Thérèse Inula décida, un jour, qu’elle reprendrait son enfant. Sans doute que, ce jour-là, elle s’ennuyait plus que de coutume, ou bien que le ciel était gris, qu’il ventait de l’Est, ou bien encore que ce désir subit lui était venu comme celui d’avoir une robe neuve, ou de renouveler les tentures de son cabinet de toilette. Peut-être songea-t-elle aussi que sa vie, se trouvant simplifiée par un concubinage sérieux et marital avec Ernest Lacombe, la présence d’une petite fille égaierait les tristesses et les monotonies d’un intérieur momentanément privé d’aventures.
Ce n’était pas une mauvaise mère, bien loin de là ! Mais quoi !… Les nécessités de l’existence !… Ah ! ce n’est pas toujours drôle !
Depuis sept ans que la petite Cécile — oui, c’était bien Cécile qu’elle se prénommait — vivait chez des paysans bourguignons, Thérèse n’avait pas manqué, une seule fois, de payer les mois de ce nourriciat prolongé. Elle ajoutait même, souvent, aux envois mensuels d’argent, de jolis cadeaux et de belles friandises, des petites robes mauves, roses, bleues, rouges, jaunes, des tabliers de dentelles, des chapeaux à fleurs, des mignonnes chemises brodées, des rubans multicolores et d’amusants polichinelles, tout cela acheté pêle-mêle, sans souci des mesures et des utilisations possibles, au hasard de ses courses dans les magasins et de l’avantage des soldes exposés. Tous les ans, dans la semaine de janvier, elle faisait une caisse de tous les sacs de bonbons reçus, de toutes les étrennes encombrantes, et elle les envoyait, en Bourgogne, à la famille nourricière émerveillée, sans doute, de ces richesses frivoles et gourmandes. Bien d’autres eussent donné cela à leurs femmes de chambre, à leurs concierges. Elle, pas ! car c’était une chic mère, disaient avec admiration ses amies.
Thérèse avait d’autant plus de mérite à aimer son enfant et à la gâter de la sorte qu’elle ne la connaissait pas du tout, l’ayant, le jour même de sa naissance, confiée à ces braves paysans qui avaient charge de l’élever. Allez donc, oui, allez donc, au bout de sept ans, retrouver les traits d’un petit visage qu’on n’a jamais vu, d’un petit visage qui n’était alors qu’un paquet informe de chair, sans cheveux, sans yeux, sans sourires, sans rien par où puisse se raccrocher un souvenir quelconque, puisse se préciser une image de réalité. J’en appelle à toutes les filles-mères.
Et ce qui l’embrouillait plus encore, la pauvre Thérèse, quand elle voulait se représenter l’actuelle frimousse de cet être inconnu, c’était de ne pas savoir qui en était véritablement le père. Elle avait beau se rappeler, chercher, fouiller les brumes décolorées de sa mémoire, elle ne parvenait pas à fixer non seulement les noms de tous ceux qui avaient passé chez elle, et dont l’un — était-ce Alfred ? voyons, Luc ? ou bien Robert, Jacques, Gustave, Alphonse, au diable ! — avait laissé cette graine, cette graine de volupté, ou de lassitude, cette graine vague, devenue, hélas ! quelque chose de vivant ? Alors, sans chercher davantage à la caractériser, à juxtaposer en elle toute une série de ressemblances possibles, elle imaginait une enfant comme les autres, une enfant — brune ou blonde ? — blonde plutôt, comme elle était elle-même, avec de grosses joues rondes et fermes, et qui, vêtue de ces fanfreluches qu’elle envoyait quelquefois, aimait à jouer comme une petite bergère de tapisserie dans les prés, sous les arbres, à poursuivre les pies et les chèvres, à manger, dans les vergers, des pommes vertes et à boire du bon lait crémeux en des jattes de terre brune — pommes vertes et jattes brunes, attendrissant souvenir de sa propre enfance, mais si loin ! si loin !
Très souvent, Thérèse avait eu l’idée d’aller voir sa petite Cécile. Malheureusement, cela ne s’était pas arrangé. Chaque fois, un rendez-vous imprévu, un souper auquel elle n’avait pas pris garde, une première représentation avancée ou retardée, et mille autres événements de cette importance avaient empêché la réalisation de ces projets maternels. Et vraiment, on ne peut pas dire que ce fût jamais sa faute. Les choses semblaient mettre un acharnement incroyable et une persistante ironie à reculer toujours les joies, tant de fois promises, de ce déplacement.
Mais le cœur y était.
Enfin, un jour, elle décida que cela ne pouvait durer ainsi. Elle partit pour la Bourgogne et ramena Cécile.
Cécile n’était point telle qu’elle l’avait imaginée. Au lieu de cette belle apparence de santé robuste et impersonnelle, elle vit une enfant chétive, silencieuse et triste, et très pâle, d’une pâleur de fleur enfermée.
— On ne sait pas ce qu’elle a, avaient dit les nourriciers bourguignons… On ne peut rien en tirer… Elle ne parle jamais…
Elle avait, du reste, et Thérèse le remarqua avec une presque terreur, elle avait des yeux extraordinaires, de grands yeux noirs, fixes et brillants, de grands yeux noirs derrière lesquels il semblait que se passaient des choses profondes et douloureuses.
Les premiers jours, elle ne fit que se cacher dans les coins. Elle se dérobait aux caresses et rien ne pouvait la distraire et la faire sourire. Puis, peu à peu, elle se mit à regarder autour d’elle, à interroger de ses yeux muets si étranges les choses et les êtres, tout cela qui était nouveau pour elle. Elle eut des joies visibles à tâter la soie des robes de sa mère, à humer les parfums des cheveux de sa mère, à se prélasser sur les fauteuils, souples et doux, à se frotter aux tentures, comme une chatte. Et, tout d’un coup, elle se prit pour sa mère d’un amour violent, passionné, et en même temps, pour Ernest Lacombe, d’une haine d’autant plus inexplicable que celui-ci était envers elle d’une attendrissante, ingénieuse et délicate bonté.
Thérèse connut alors des jours heureux et bien remplis. Elle passait son temps à pomponner sa fille, la fanfrelucher de mille chiffons charmants. Elle l’emmenait partout avec elle, la promenait au Bois, dans sa voiture ; la montrait, le soir, quelquefois, au cirque, durant les représentations élégantes. Et Cécile ne se rassasiait pas d’embrasser sa mère. C’était, à chaque minute, une poussée impétueuse de tout son petit corps malingre vers l’étreinte maternelle. Et presque défaillante de bonheur, elle ne trouvait jamais autre chose à dire, dans ces moments d’exaltation, que ces mots :
— Oh ! mère !… mère !… mère !…
Cela dura toute une année. Puis, Thérèse se mit, brusquement, à sortir davantage seule. Elle reprenait sa vie haletante d’autrefois, ses hâtes, ses rentrées tardives, la série des mensonges et des mystères de jadis. Et les discussions survinrent, les menaces, les propos orduriers, les pleurs, les raccommodements. Cécile fut reléguée aux soins de la femme de chambre. Elle redevint triste, et elle écouta les histoires de l’office et les potins de l’antichambre.
Un soir que Lacombe était souffrant, Thérèse, après le dîner, annonça son désir d’aller au Gymnase. Elle avait promis à Gabrielle… elle serait rentrée de bonne heure… Ça l’ennuyait… mais elle n’avait qu’une parole.
— Couche-toi ! dit-elle à Lacombe… Tu es malade… Il faut te soigner.
Elle s’habilla et partit.
Lacombe resta quelque temps avec Cécile qu’il n’essaya même pas d’amuser. Il était songeur et inquiet. Durant près d’une heure, il se promena, de long en large, dans le salon. Et s’étant aperçu que la petite s’était endormie, il ordonna qu’on la menât coucher, demanda son pardessus et sortit à son tour.
Il rentra furieux, vers minuit. Une demi-heure après, Thérèse, doucement, furtivement, ouvrait la porte de l’appartement. Et tout d’un coup, dans la pâle clarté que faisait une lampe dont la mèche charbonnait, de derrière une portière vivement agitée elle vit surgir Cécile, en chemise, qui lui dit, d’une voix sourde, haletante, précipitée :
— Il est allé au Gymnase… Il est rentré furieux… Ne te coupe pas.
Et le lendemain, Thérèse, racontant à une amie qui était venue la voir ce trait, résumait, avec un sourire de fierté maternelle :
— Hein ? Crois-tu ? À son âge ! Est-elle rosse ? Ah ! la bonne petite canaille !