Un monde inconnu/Tome II/19

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 105-134).

XIX

Comme mon intention, en me rendant au Mexique, n’était point de séjourner toujours dans la capitale, mais bien de visiter l’intérieur des terres de ce curieux pays, je cherchais en vain depuis plusieurs mois un compagnon de voyage, lorsqu’un de mes amis me proposa de partir avec lui pour Tulancingo, ville de quinze à vingt mille âmes, située à environ trente lieues de Mexico, et que les Français établis dans cette capitale considèrent généralement comme le nec plus ultrà de leurs pérégrinations. Quelle que médiocre que me parut cette occasion, je ne voulus point néanmoins la laisser échapper, et j’acceptai. Nous partîmes le lendemain, mon compagnon et moi, vers les huit heures du matin, par un temps magnifique, et nous ne tardâmes pas à aperçevoir les clochers de Guadalupe, petite église pimpante et pittoresque, s’il en fût, coquettement assise sur le versant d’une montagne.

Sa Patrone, Nuestra-Senora-de-Guadalupe, est la sainte la plus en renom de toute la république, et c’est sous son invocation qu’est placé Mexico.

La fondation de cette église est due à un miracle que le plus incrédule n’oserait mettre en doute, quoique à vrai dire il me semble un peu ingénu. Du reste, le voici :

Un Indien, en se rendant un matin à son ouvrage, fut frappé d’une grande clarté, puis, voilà qu’au beau milieu d’une auréole lui apparaît une Vierge d’une beauté toute céleste, qui lui montre, en étendant la main vers le sol, deux fois la même place, et s’évanouit dans les airs.

L’Indien, remis de sa surprise, alla trouver un prêtre et lui reconta ce qui venait de se passer, et le prêtre s’empressa de faire creuser à la place qu’avait désignée la Vierge, espérant y découvrir un trésor.

Au second coup de pioche, ou trouva la statue de la Vierge.

C’est sur cet emplacement, choisi par Nueslra-Senora-de-Guadalupe elle-même, qu’on éleva l’église qui existe aujourd’hui et que nous avions en ce moment sous les yeux. Quant à l’Indien révélateur, on n’en entendit plus parler depuis, et l’on en fit quelque chose comme un saint de seconde classe.

Au sortir de Guadalupe, nous entrâmes dans la vaste plaine ou Tlano de Otumba, si célèbre dans l’histoire du Mexique par la bataille qu’y livra Montezuma à Cortez, et dans laquelle le puissant monarque indien perdit son royaume. L’histoire rapporte également que les Espagnols, dont le nombre s’élevait à trois ou quatre cents hommesau plus, tuèrent plus de cent mille Indiens.

Or, celle bataille d’Otumba n’ayant duré qu’une demi-journée, chaque Espagnol dut tuer, en huit heures, deux cent cinquante ennemis de sa propre main !

On voit que, du temps de Charles-Quint, le puff, en fait de bulletins de l’armée, se pratiquait tout aussi bien que de nos jours, et même sur une plus grande échelle.

Cette plaine d’Otumba nous semblait interminable, et ce fut avec un véritable élan d’enthousiasme que nous saluâmes un gros bourg, ou pueblo, qui se trouvait sur ses limites. Du reste, comme nous n’étions guère des voyageurs bien endurcis à la fatigue, nous résolûmes de nous arrêter en cet endroit et d’y passer la nuit.

À notre entrée dans ce pueblo, dont le nom est San-Juan-de-Otumba, nous fûmes frappés de l’air triste et découragé de ses habitants. On eût dit qu’ils venaient d’essuyer un malheur général et commun. Nous nous rendîmes à la posada ou meson, et grande fut notre stupéfaction en trouvant toutes les portes des chambres enfoncées et les palissades des écuries brûlées ou cassées. L’hôte de ce meson, profondément occupé en ce moment à frapper avec un morceau de bois sur les grilles d’une fenêtre, afin d’en tirer de mélodieux accords, ne daigna pas se déranger à notre approche, et nous dûmes aller les premiers à lui.

— Servidor de um senor, lui dis-je, n’y aurait-il pas une chambre de vacante et quelque chose à manger ?

— Des chambres ?… tant que vous en voudrez… des provisions ?… rien.

— Pourquoi donc cela ?

— Comment ! est-ce que vous ne savez pas, senor, l’événement qui nous est arrivé il y a deux jours ?

— Mais, non.

— Eh bien ! apprenez donc qu’avant-hier, en plein jour, vers les deux heures de l’après midi, notre ville a été prise d’assaut.

— Prise d’assaut !… mais nous ne sommes pas en guerre.

— Permettez… prise d’assaut par une bande de voleurs… Ces caballeros, en moins d’une heure, sont entrés dans toutes les maisons et se sont emparés de tous les objets qu’ils pouvaient emporter. Je ne vous parle pas des outrages qu’ils ont fait subir aux habitants.

— Je vois que votre auberge n’a pas été privilégiée.

— C’est vrai, senor. Lors de l’apparition des brigands, j’étais absent et j’ai trouvé en rentrant ma maison sens dessus dessous, telle que vous la voyez. Du reste, le malheur ne me rend pas injuste, et je dois convenir qu’ils ont fait ici une bonne action.

— Laquelle donc ?

— Ils ont apporté la paix dans mon ménage.

— De quelle manière ?

— En emportant ma femme.

Ce souvenir amena sur la figure de notre hôte un sourire de contentement, et nous lui dûmes probablement notre souper, qui fut assez chétif, il est vrai, mais du moins suffisant.

Notre étape du lendemain devant être d’à peu près vingt lieues, nous nous levâmes à deux heures du matin ; puis, après avoir payé notre faible dépense et pris le coup de l’étrier , nous nous remîmes gaîment en route.

Les premières heures s’écoulèrent pour nous joyeuses et promptes. Mon compagnon se trouvait tout aussi fier que je l’étais moi-même de voyager ainsi à la mexicaine, avec un grand chapeau moyen-âge sur la tête et un beau sabre au côté. Puis vint le soleil, la fatigue, le sommeil, ces trois ennemis constants des voyageurs, et non-seulement notre joie se dissipa, mais elle fut même bientôt remplacée par un profond découragement. N’étant pas habitués à ces sortes de voyages, nous fatiguions horriblement nos pauvres chevaux en leur faisant continuellement changer d’allure, et je crois que ces malheureuses bêtes, victimes de notre inexpérience, ressentirent une joie égale à celle que nous éprouvâmes, lorsqu’à huit heures du soir, nous entrâmes dans Tulancingo.

Notre premier soin, comme on peut se l’imaginer, fut de souper en toute hâte, puis de nous coucher. Or, il y avait à peine deux heures que nous reposions, lorsqu’on frappa violemment à la porte de notre chambre ; on eût dit qu’on voulait la jeter en bas. Nous ouvrîmes, et deux individus, portant chacun un costume incomplet d’officier, nous sommèrent de leur livrer nos armes et nos chevaux. Cette question, adressée si peu honnêtement et si à l’improviste, nous fit ressouvenir en même temps, à mon compagnon et à moi, de l’histoire de notre hôte de San-Juan-de-Otumba, et nous ne doûtâmes pas que la ville n’eût été prise par les voleurs pendant notre sommeil.

— Senor, dis-je à un des officiers, vous n’ignorez sûrement point le proverbe qui prétend qu’on ne doit jamais prêter son cheval, ses armes, sa…

— Il s’agit bien de proverbe, répondit le brusque personnage. Les voleurs viennent de se sauver de la prison, et comme il n’y a pas assez de troupes ici pour les poursuivre, on arme tout le monde…

— En ce cas-là, je ne crois pas qu’en joignant ma personne à mes armes et à mon cheval, vous ayez à vous plaindre.

— Si vous voulez venir, c’est différent ; mais dépêchez-vous, caramba ! car je n’ai point de temps à perdre… N’oubliez pas que si, d’ici à un quart d’heure, votre compagnon et vous n’êtes pas prêts, je vous envoie en prison.

Il n’y avait rien à répondre à une aussi gracieuse invitation, et quoique ce militaire nous parût violenter un peu notre liberté, nous pensâmes cependant que tout ce que nous avions de mieux à faire était de nous soumettre, sauf à ne point nous plaindre plus tard. Je n’ai jamais bien compris, je l’avoue, l’utilité des fueros.

Ce qui nous consola, du moins un peu, dans notre égoïsme, ce fut de voir que tous les autres voyageurs logés dans notre meson partageaient notre sort.

Avant que le quart d’heure fatal se fût écoulé, nous formions une brigade de quinze à vingt hommes, et nous partîmes aussitôt sous les ordres d’un officier.

Les prisonniers évadés — que j’eusse souhaité de tout mon cœur à vingt lieues de moi, pour n’avoir point à les poursuivre — après s’être emparé des armes du poste de la prison, avaient été acculés dans une barranca ou ravin, où ils se défendaient avec un acharnement digne d’une meilleure cause.

Du haut de l’éminence où nous plaça notre officier, en nous enjoignant de faire feu sur eux sans discontinuer, nous pouvions voir ces pauvres diables, presque tous blessés, charger maladroitement leurs armes et tirer, sans songer que leurs balles n’arrivaient pas jusqu’à nous. Mon compagnon et moi, pour ne point nous faire remarquer, nous leur lâchâmes quelques coups de pistolet bien innocents, et que notre conscience ne nous reprochera jamais, car nous ne mettions pas de balles.

Enfin, vers les onze heures, les évadés ayant consommé toutes leurs munitions durent se rendre. On les garrotta solidement ; puis on les jeta tous, pêle-mêle, dans un petit cachot infect, sans daigner faire soigner un seul blessé, sans prendre la peine de retirer les morts d’avec les mourants.

Après cette belle expédition, pour le succès de laquelle nous avions été si utiles, on nous permit de retourner à notre meson, et nous prîmes de grand cœur le galop, malgré notre fatigue.

Le lendemain c’était jour de marché, et pendant que mon compagnon allait à ses affaires, je me rendis à la Plaza, où je vis, je puis le dire sans hyperbole, des montagnes de fruits. Ce marché est approvisionné par les Indiens de la Huastec et de Papantla, les plus riches Indiens de tout le Mexique, et ce qui est mieux encore les plus heureux de ses habitants.

De retour au meson, après m’être promené dans toute la ville, qui n’a rien de remarquable, si ce n’est sa tristesse et sa pauvreté, je retrouvai mon compagnon de route, dont les affaires étaient terminées. Il me dît que par suite de diverses complications, il devait partir pour Réal del Monte, sans perdre de temps, et me demanda si je me sentais le courage de l’accompagner. — Pour toute réponse, j’ordonnai au mozo d’écurie de seller mon cheval, et une heure après, nous nous trouvions sur la grande route.

Réal del Monte jouit d’une grande réputation en Europe, tant dans le monde commercial que dans le monde savant, à cause des magnifiques mines qui s’y trouvent et qu’exploitent les Anglais. Ces mines, qui ont englouti plus de capitaux, peut-être, qu’elles ne contiennent de métal, sont montées sur un pied admirable, et surpassent tout ce que l’imagination peut supposer de plus grandiose. Les dépenses qu’il a fallu faire pour arriver à un pareil résultat, ont été fournies par une compagnie en commandite dont les actionnaires se sont plaints, à juste titre et souvent, de leur sort.

On prétend que le train tout royal que mènent sur les lieux les directeurs anglais de cette compagnie, ne sert pas peu à faire discréditer la richesse incontestable de ces mines. Ensuite l’argent doit passer par plus de filières avant d’arriver en Europe, qu’il ne subit de métamorphoses pour se transformer de grossier minerai en brillant métal… D’où il résulte une infinité de déchets. Pendant les deux jours que je restai à Réal del Monte, je me remis de mes fatigues et je trouvai un très agréable et instructif passe-temps dans l’examen de ses mines ; aussi, lorsque le troisième jour mon compagnon me proposa de nous remettre en route, me trouva-t-il très disposé à le suivre.

— C’est que je ne retourne pas encore à Mexico, me dit-il.

— Et où allez-vous donc ?

— À Papantla, c’est à une vingtaine de lieues d’ici, à ce que l’on m’a dit.

— Je commence à croire que vous êtes l’homme que je cherchais pour faire le tour du Mexique. À propos, qu’allez-vous faire à Papantla ?

— Acheter de la vanille, c’est à présent le moment de la récolte.

— Ça ne pouvait mieux tomber ; car j’ai justement beaucoup entendu parler de cette récolte, qu’on prétend très curieuse, et je désirais la voir. D’un autre côté, je ne suis pas fâché de quitter Réal del Monte, car le climat y est trop froid.

Le soir même nous arrivâmes à Papantla, où nous fûmes assez heureux pour trouver un gîte, beaucoup moins désagréable que celui d’un meson, chez un vieil Indien qui nous accueillit très bien.

Papantla, ce soir-là, était en fête : partout brillaient de grands feux de bois de résine ; partout des joueurs de guitare et des fandangos. La gaîté qui régnait parmi la population devait une grande partie de sa force à la chaleur du chinguerito[1], ainsi que je pus m’en convaincre en voyant dans les rues plusieurs tonneaux de cette boisson, à moitié vides, et surtout en remarquant les éclats de voix et les gestes frénétiques des danseurs. Les Indiens de Papantla ont trouvé un moyen de changer la fatigue des récoltes en un plaisir. — Voici comment :

Lorsqu’un habitant désire recueillir son maïs, ou bien couper les cannes à sucré qu’il a plantées, à quelques lieues de son habitation, dans la Huastec, il fait part de son intention, non pas à ses seuls amis, mais bien à toute la population de Papantla, et l’invite à l’aider. Le lendemain cinq cents ouvriers sont à ses ordres, qui terminent dans une seule journée le travail qu’un homme eût mis plus d’un mois à achever.

Il est d’usage que le soir, le propriétaire de la récolte invite à une fête tous ceux qui l’ont aidé, et mette à leur disposition de l’eau-de-vie et des musiciens.

Chaque Indien pouvant faire sa récolte en un jour, ou même parfois en quelques heures, ne se préoccupe donc nullement de ses affaires et passe la saison à travailler, par complaisance et par réciprocité, en ayant chaque soir une nuit d’orgie en perspective pour se dédommager du faible travail de sa journée.

À l’opposé des Indiens du Mexique, ceux de Papantla sont fort à leur aise, ont des maisons bien bâties, cachent chaque semaine quelques onces d’or en terre, et ne se laissent intimider par personne.

La récolte de la vanille a lieu personnellement et éveille une grande rivalité. Lorsqu’arrive son ouverture, les Indiens de Papantla se répandent dans les immenses forêts vierges de la Huartec, chacun pour leur propre compte, et cueillent le plus de vanille qu’ils peuvent, car cette plante parasite pousse inculte dans les bois et appartient de droit à celui qui la découvre.

La concurrence se déploie avec tant d’opiniâtreté dans ces occasions, que les Indiens pour ne point perdre de temps, coupent les pieds des plantes de vaniller ; ce serait là un grave abus en Europe, mais qui n’a aucune conséquence fâcheuse en Amérique, tant la richesse du sol et de la végétation est au-dessus du besoin de la consommation.

Si des étrangers voulaient trouver leurs moyens de subsistance dans ces récoltes, libre à eux de l’essayer ; aucune loi, aucun usage ne s’y opposerait : mais l’Indien seul, cet enfant de la nature, peut se hasarder, sans danger, dans la solitude des bois. Pour un Européen, ce serait se dévouer à une mort certaine.

Un jeune homme allemand, revenant un jour de Tampico à Mexico, tira un coup de fusil à un singe, et, l’ayant blessé, se mit à le poursuivre dans les bois ; deux minutes après, ayant voulu rejoindre ses compagnons qu’il avait laissés sur la route, il lui fut impossible de retrouver son chemin. Il eut beau tirer le dernier coup de fusil qui lui restait, crier, frapper des mains, ses appels, absorbés par un océan de feuillage, ne parvinrent pas à ses compagnons de voyage, qui ne purent lui venir en aide. La nuit tomba, et fut, pour ce pauvre jeune homme, une nuit d’angoisses et de désespoir. Le lendemain matin, il essaya de nouveau de s’orienter, mais tous ses efforts n’aboutirent qu’à l’éloigner davantage de son chemin, et, la peur s’empara à tel point de son esprit, qu’il se mit à pleurer. De la peur au délire il n’y avait qu’un pas que la faim et le besoin lui firent facilement franchir, car, dans les forêts d’Amérique, où les héros de romans vivent si facilement de racines et de fruits, pendant des semaines entières, il ne se trouve aucun fruit et pas une seule racine nourrissante.

Enfin, sept jours se passèrent avant que le malheureux Allemand pût sortir de ce bois, — le septième, on le rencontra couché près d’un ruisseau, au pied d’un bananier, buvant et mangeant avec une sorte de frénésie. — Son corps, dépouillé de ses vêtements par les ronces et par les épines, et tamisé par ces milliards d’insectes avides de sang, qui forment, pour ainsi dire, le sol des forêts vierges, ne présentait plus qu’une seule plaie — On lui demanda comment il se trouvait là, dans un pareil état, ce qui lui était arrivé ; mais il ne répondit pas. On voulut alors le transporter dans une cabane, mais il se mit à sangloter, en s’écriant que, s’il ne restait pas sous ce bananier et près de ce ruisseau, il ne trouverait plus ailleurs ni à boire ni à manger… L’infortuné était devenu fou.

Après une affreuse maladie, qui mit sa vie en danger, il finit par recouvrer la santé et la raison ; et, quoique plusieurs années se fussent écoulées depuis lors, quand il me raconta lui-même cette triste histoire, le seul souvenir des maux qu’il avait soufferts le faisait pâlir et tomber en faiblesse. Le matelot, jeté par un naufrage au milieu de l’immensité de l’Océan, et qui n’a pour tout asile qu’un tronçon de mât, n’est pas plus à plaindre, et ne court pas plus de dangers que l’Européen égaré dans les forêts de l’Amérique.

Ces forêts de la Huastec, où les Indiens de Papantla récoltent leur vanille, sont, du reste, inaccessibles au Mexicain lui-même, ainsi que l’a prouvé un exemple assez récent arrivé pendant mon séjour au Mexique.

Un simple Indien, du nom de Triarte, parvenu, par le sort des guerres civiles, au grade de colonel, s’avisa, faute d’occupations sérieuses, de se déclarer indépendant ; puis, interceptant toute communication aux courriers du gouvernement, et parfois même aux voyageurs qui ne payaient pas rançon, il établit son quartier-général dans la Huastoc. Des troupes furent envoyées contre lui, à diverses reprises, mais elles ne purent jamais ni le surprendre ni l’atteindre ; et Triarte brava impunément, grâce à ses forêts, le pouvoir et les forces de Mexico, et resta roi absolu de la Huastec.

Comme ce voisinage était aussi incommode qu’humiliant pour la capitale, on fut forcé d’avoir recours à la trahison pour s’en débarrasser. Un misérable Italien, auquel on promit trois mille piastres, se chargea à ce prix d’assassiner Triarte, ce qu’il exécuta bel et bien après avoir su endormir ses soupçons, en devenant son ami.

Après nous être promenés pendant quelque temps dans Papantla, nous nous rendîmes, mon compagnon et moi, à la Plaza où se vendait la vanille, et où nous trouvames, au milieu d’une foule compacte d’indiens, un assez grand nombre d’étrangers qui faisaient leurs achats.

Un petit faisceau, composé de vingt-quatre pieds ou gousses de vanille, coûte d’ordinaire un réal, et les marchands sont d’une exigence tellement incroyable qu’ils ne vendent que de visû, et sans jamais permettre qu’on touche à la marchandise.

Il faut d’autant mieux connaître à fond ces sortes d’affaires pour ne pas être trompé, que la vanille, la plus belle d’apparence, est, d’ordinaire, très mauvaise et se reconnaît difficilement ; cette vanille, désignée sous le nom de cimarona, d’une couleur admirable et d’un parfum délicieux, n’est, pour ainsi dire, qu’une contrefaçon de la véritable, et devient infecte au bout de quelques jours.

La préparation de la vanille paraît une chose aussi facile au premier abord qu’elle offre .de difficultés en réalité. Il suffit, en effet, de l’étendre au soleil et de la laisser sécher, ce qui semble ne point demander une grande expérience, et cependant rien n’est si difficile, je le répète, à bien exécuter.

Un nuage qui passe, une brise accidentelle qui soulève quelques grains de poussière, un soleil moins vif ou plus ardent que de coutume, pendant quelques minutes, et toute la vanille exposée est perdue.

Lorsqu’un pareil accident arrive à un Indien, il la soumet aussitôt à une chaleur factice, dans un four légèrement chauffé, par exemple, la rend magnifique de couleur et d’odeur, et s’en défait alors facilement près de quelque étranger, qui, quinze jours après, est obligé de la jeter, s’il tient à ne point empester gratuitement sa maison.

En général, la race indienne du Mexique, qui a conservé sa langue primitive, et a à peine modifié sa religion, malgré les rigueurs de la conquête, n’a point su garder son esprit chevaleresque et belliqueux. Trop longtemps et trop rigoureusement asservie pour n’avoir pas perdu toute idée de résistance et toute dignité, elle a remplacé ces sentiments francs et ouverts par la ruse, et même par la mauvaise foi. Il est rare que l’Européen, malgré son intelligence supérieure, ne soit pas la victime de l’astuce indienne dans toutes les transactions commerciales, et même souvent jusque dans les moindres détails de la vie privée.

Les Indiens, jusqu’à ce jour, n’ont compris de la civilisation que les excès, et de la liberté que la licence. Du reste, il y a là une haute question industrielle et morale, dont l’heureuse solution pourrait seule donner de la vigueur et faire renaître à une toute autre vie, ces belles Amériques, qui se meurent de paresse au sein de l’abondance.

Toujours est-il que les Indiens de Papantla, soit qu’ils doivent ces avantages à leur climat vif et à leurs belles forêts, ne ressemblent que sous très peu de rapports à leurs frères : ardents, actifs, spéculateurs, et songeant à l’avenir ; ils leur sont de beaucoup supérieurs.

  1. Forte eau-de-vie qui se fabrique au Mexique.