Un monde inconnu/Tome II/20

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 135-162).

XX

Pendant que mon compagnon était absorbé par l’attention qu’il donnait au trafic de la vanille, je m’amusai à regarder una maroma, établie dans un des coins de la plaza.

Une maroma n’est autre chose qu’un long palmier, dépouillé de son écorce, fixé en terre tout comme un mât de cocagne, et garni à son sommet d’une roue mouvante et renversée ; de cette roue pendent de longues cordes au bout desquelles des Indiens, attachés assez négligemment, s’élancent à une prodigieuse élévation dans les airs. Quelques maromeros, excités par la boisson, ou bien envieux de gloire, ne tenaient la corde que d’une main ; d’autres s’étaient attachés par les pieds seulement et voltigeaient ainsi dans une position assez désagréable, et qui ne présentait que peu de sécurité. Tous ces maromeros, qui auraient été broyés horriblement si leurs nerfs eussent faibli un seul instant, étaient habillés en amours, et j’oubliai, malgré moi, le danger qu’ils couraient, devant la bouffonnerie de leurs accoutrements et de leurs visages.

Je remarquai, durant les quelques jours que nous restâmes à Papantla, que si ses habitants méconnaissaient, en général, tout respect et toute affection, ils rendaient pourtant tous hommages au pouvoir paternel. Souvent je vis, la nuit venue, un fils honteusement abruti par la boisson s’incliner respectueusement devant son père, parfois aussi ivre que lui-même, et recevoir avec humilité sa bénédiction. La soumission filiale est le seul sentiment réellement élevé mais universel que l’on trouve chez l’Indien, et du moins indique-t-il qu’il ne faut point désespérer d’en faire quelque chose de grand dans l’avenir. Le gouvernement local de Papantla se résume dans l’unique personne d’un alcade indien qui juge d’après leurs anciens usages, et jouit d’une autorité que la loi ne lui accorde pas. D’ordinaire les habitants préfèrent se rendre justice eux-mêmes, à la manière corse, et ils ont, pour se mettre à l’abri des conséquences de leurs violences, un moyen aussi ridicule qu’il est infaillible, et dont je vais donner un exemple.

L’avant-veille de mon départ, j’étais à causer avec notre hôtelier, lorsque survint un de ses amis, qui le pria de lui prêter son fusil.

— Je ne le puis, répondit Pedro, c’était le nom de notre hôte.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que je viens de voir passer à l’instant ton plus grand ennemi, Juanito, et qu’il se dirige sans armes vers la forêt.

— Ce n’est pas là une raison pour que tu me refuses ton fusil.

— Mais il me semble que si, car tu ne me le demandes que dans l’intention de tuer Juanito.

— Tu te trompes.

— Alors, le voici, c’est ton père, mon compadre, qui me l’a donné il y a vingt ans… et je dois te croire.

L’Indien prit le fusil, regarda l’amorce, et partit comme un trait, sans même prendre le temps de le remercier.

— Croyez-vous, demandai-je à Pedro, qu’il veuille réellement tuer ce Juanito.

— Je dois l’ignorer, répondit-il gravement.

Au même instant passa une seconde connaissance du vieux Pedro qui lui apprit que Juanito s’était battu la veille, au soir à coups de couteau avec Pascal.

— Mais je viens de voir passer tout à l’heure Juanito, et peu de minutes après, Pascal est venu m’emprunter quelque chose. Ils se portaient parfaitement l’un et l’autre. Ainsi votre nouvelle n’est pas vraie.

— Je le crois bien, on les a séparés.

— Vous voyez ! dis-je à Pedro, une fois que nous fûmes seuls.

N’ayant aucun but de promenade et aucune affaire qui me forçât à sortir, je restai chez notre hôte, afin de savoir le dénoûment de cette aventure. Plusieurs heures se passèrent, et je commençais déjà à croire que je m’étais trompé dans mes conjectures, lorsque Pascal revint.

Il rendit au vieux Pedro le fusil que celui-ci lui avait prêté ; mais la batterie en était noircie, et le chien abattu.

— As-tu rencontré quelque chevreuil ? lui dit Pedro.

— Aucun. Seulement, à la lisière du bois je me suis trouvé face à face avec un tigre furieux, et je l’ai tué.

En effet, je me rappelai aussitôt que j’avais entendu une détonation peu d’instants avant le retour de Pascal.

— Et ce tigre, demandai-je à l’Indien, est-ce que vous n’irez pas le chercher ?

— À quoi bon, senor ; on me l’a vu tirer, et voici qu’on l’apporte.

A peine achevait-il de prononcer ces paroles, que des Indiens portant un brancard entourèrent la maison. Sur le brancard, il y avait le corps de Juanito. Une balle lui avait traversé le cœur.

— Qu’en pensez-vous, senor, me demanda froidement Pascal, ne trouvez-vous pas que ce tigre est une belle bête, et ne voulez-vous pas m’en acheter la fourrure ?

Je ne répondis pas à cette atroce plaisanterie, et plusieurs personnes s’étant emparées de Pascal, se disposèrent à l’emmener devant l’alcade, déjà prévenu de ce crime par la voix publique.

— Mais que diable me voulez-vous donc, amigos, disait le coupable d’un air étonné, pourquoi m’arrêter ainsi ? Est-ce parce que je viens de rendre un service à vos troupeaux ?

Il fallut pourtant que Pascal obéit, et bientôt après il comparut devant l’alcade.

— Pourquoi as-tu tué Juanito ? lui demanda celui-ci.

— Moi, tuer Juanito !… vous voulez rire

— Regarde, reprit l’alcade en désignant le cadavre qu’on avait déposé par terre comme pièce de conviction, n’est-ce pas là Juanito ? et n’est-ce donc pas toi qui lui as traversé le cœur d’une balle ?

— Ceci Juanito ! s’écria Pascal en jouant un grand étonnement, ceci Juanito ? vous vous moquez… Vous voyez bien que c’est un tigre… et de la même espèce même… Regardez, quelles pattes nerveuses et quelles formidables griffes…

— Ainsi, tu ne reconnais pas Juanito ?

— Encore ce nom !… Mais certes que non. Comment voulez-vous que je reconnaisse dans un tigre un homme ?

— Et tu jures que dans ce cadavre couché devant toi, tu ne vois qu’un tigre des bois ?

— Certainement que je le jure, répondit Pascal en levant la main.

— Dans ce cas, tu es libre, va-t’en, et remercie Dieu de t’avoir délivré d’un grand danger.

Cette décision de l’alcade, que je ne compris pas d’abord, tant elle me parut absurde, n’étonna personne, et fut suivie d’une prompte exécution, car tous les Indiens présents, les mêmes qui avaient arrêté Pascal, se rangèrent respectueusement pour le laisser passer. Or, voici le mot de cette énigme :

Un préjugé dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et qui existe chez les Indiens, est que lorsque quelqu’un a un ennemi déloyal, et qui compte attenter à ses jours, le ciel permet que cet ennemi prenne aussitôt à ses yeux la forme d’un tigre véritable. L’innocent est ainsi mis sur ses gardes, et, s’il tue son ennemi, ne peut être poursuivi.

Ce préjugé, qui a bien pu être réel à une autre époque, sert à présent de prétexte à Papantla, et assure l’impunité de ce crime. Peut-être bien encore ceux qui se mettent en avant pour s’en couvrir, croient-ils tromper la justice, et n’en restent-ils pas moins dans le doute lorsqu’un autre en profite à son tour.

Ayant reçu, la veille, une lettre de mon ami L…, dans laquelle il me priait de retourner le plus promptement possible à Mexico, et craignant, d’un autre côté, d’être pris, malgré mon air pacifique pour un tigre, je dis adieu au vieux Pedro, le lendemain de cette tragique aventure, et je me mis aussitôt en route avec mon compagnon, dont les affaires étaient justement terminées.

Le trajet de Papantla à Mexico ne nous offrit rien de bien curieux, si ce n’est qu’à San-Juan-de-Olumba nous revîmes le maître de l’auberge où nous avions couché lors de notre premier passage. Le pauvre diable (quoique les portes de son meson fussent intactes cette fois et que rien n’annonçât une seconde visite de MM. les voleurs, Comme il les appelait) paraissait tout triste.

— Auriez-vous été dévalisé de nouveau, senor ? lui demandai je.

— Hélas ! au contraire.

— Voilà un hélas et un au contraire que je ne m’explique pas.

— Je veux dire que les caballeros (les voleurs) m’ont rendu ce qu’ils m’avaient volé.

— Je vous en félicité, et je m’étonne que vous ne soyez pas plus joyeux.

— Vous oubliez sûrement, senor, puisque vous me complimentez, que c’est ma femme qu’ils avaient emportée.

Après avoir à moitié consolé le pauvre mari, en lui disant que peut-être serait-il volé de nouveau, nous nous remîmes en route, et nous arrivâmes le soir, sans nous être arrêtés, à Mexico, où je trouvai M. L…, qui m’attendait avec impatience.

Il m’apprit que depuis mon départ, il avait résolu d’aller établir une maison à Mazatlan, l’un des ports de l’océan Pacifique, que tous ses arrangements se trouvant terminés, il comptait partir sous peu de jours.

— Mazatlan, me dit-il, d’après, toutes les nombreuses informations que j’ai prises, me semble destiné, quoique personne n’y songe aujourd’hui, à un immense avenir commercial qui n’est pas éloigné ; c’est un pays tout à fait nouveau, presque inconnu, curieux à étudier, et il me faudra, pour m’y rendre, traverser la république en entier et franchir plusieurs fois les Cordillières. J’ai donc pensé que ce voyage serait pour vous une excellente occasion pour connaître le Mexique, et je vous ai écrit à Papantla, en pressant votre retour à Mexico, afin de vous faire la proposition de m’accompagner.

Cette offre me parut trop belle pour que la pensée d’une seule objection se présentât à mon esprit, et j’acceptai de grand cœur.

Huit jours après, M. L… et moi partîmes de Mexico, accompagnés par une nombreuse caravane d’amis qui nous accompagna jusqu’à Cuatitlan, petit village situé à sept lieues de la capitale, où nous passâmes tous la nuit. Le lendemain, vers les cinq heures, nos amis prirent congé de nous, et nous commençâmes notre voyage. J’étais loin de me figurer alors que mon absence, que je croyais ne durer que quelques mois, se prolongerait pendant plus de deux ans.

Quoique ma petite excursion à Papantla m’eût un peu aguerri contre la fatigue, j’étais encore malheureusement, fort loin de posséder la pratique des voyages, et j’eus à souffrir pendant nos cinq premières journées, beaucoup plus que ne pourraient se l’imaginer ceux qui ne se sont pas trouvés dans une position semblable. Le cheval, cet unique moyen de communication au Mexique, est peut-être plus désagréable encore lorsqu’on est obligé de s’en servir, qu’il n’est agréable quand on ne l’emploi que comme distraction. Cette marche lente, irrégulière selon les chemins ; ce soleil de Tierra-Fria qui vous dessèche sans vous faire transpirer, et par-dessus tout l’abominable poussière qu’élevaient devant nous nos mules de charge, et au milieu de laquelle nous disparaissions comme dans un nuage, tout cela me causait de folles et impuissantes colères qui n’aboutissaient qu’à me faire trouver la route plus longue.

Le soir, lorsque nous arrivions dans un de ces ventas ou mesones tout crevassés, dont les toits sont à jour, et qui ressemblent à de vieilles ruines, mon premier mouvement était de me jeter, tout éperonné, sur la couche de pierre qu’on trouve dans chaque chambre ; ni prières ni raisonnements né pouvaient me forcer à abandonner cette position jusqu’au lendemain. Grande fut donc ma joie lorsque, cinq jours après notre départ de Mexico, nous aperçûmes les nombreux-clochers des couvents de Queritaro, car j’étais convenu avec M. L… que nous passerions deux ou trois jours dans cette ville, afin de ne point fatiguer nos chevaux au début de notre voyage.

L’aspect de Queritaro, dont la population est de plus de vingt mille âmes, inspire une tristesse insurmontable et rendrait mélancolique un joyeux enfant de l’Andalousie. La ville est ensevelie sous l’ombre de noirs cyprès, dont les immenses jardins des couvents sont remplis. Dans les rues, le regard île rencontre que longues robes monacales de toutes les couleurs sombres, noires, grises, ardoises, terre de Sienne, que des visages impassibles, sinon austères, de fraïles ; tandis qu’un lugubre et continuel tintement de cloches remplit les airs d’une étrange et funèbre harmonie.

Les mœurs des habitants de Queritaro se ressentent naturellement du contact de tous ces moines ; c’est-à-dire qu’on y voit régner beaucoup d’indolence, une grande malpropreté, et en même temps un luxe étonnant parmi les femmes du peuple. Les Manolas de cette ville sont, sans contredit, celles qui usent avec le plus de profusion de chapelets et de scapulaires, et celles dont les regards et la démarche provoquent le plus clairement les hommages des passants.

Le second jour de notre arrivée à Queritaro, M. L… ramena au meson, où je l’attendais, une jeune fille âgée d’à peu près douze ans. C’était bien l’enfant la plus séduisante et la plus admirablement jolie qu’on pût s’imaginer ; une tête de vierge sur un corps de vierge.

— Mon cher ami, me dit-il, voici une société pour égayer notre souper.

— Quelle est donc cette jeune personne ?

— Est-ce que je le sais. Tout à l’heure, en retournant au meson, cette jeune fille m’a demandé du feu pour allumer sa cigarette, et tout en lui présentant mon cigare, j’ai entamé conversation : « Voulez-vous venir souper avec moi ? lui ai-je demandé en plaisantant. — Volontiers, senor, m’a-t-elle répondu. » Je l’ai regardée à deux fois, pour savoir si elle parlait sérieusement, et puis alors je lui ai pris son bras, qu’elle m’a abandonné de fort bonne grâce… et nous voici. Que pensez-vous de tout cela ?

— Je pense que cette senorita a l’air très honnête et très décent… et que c’est peut-être ici l’usage…

— D’aller avec le premier venu qui vous invite à souper !… Vous êtes étonnant avec vos usages… du reste, le couvert est mis, et voici un mole de Pavo ou de Guajolote, comme disent les Mexicains, dont le fumet n’est pas désagréable et qui nous invite à cesser la Conversation.

Pendant tout le cours du souper qui ne fut pas, du reste, des plus longs, la jeune Mexicaine mangea peu et resta presque tout le temps les yeux modestement baissés et sans dire une parole.

Au dessert, M. L… entama la conversation.

— Ma belle enfant, lui dit-il, je suis un étranger, comme vous avez dû vous en apercevoir, et mon plus vif désir est d’entendre raconter des histoires de votre pays : vous avez bien voulu venir souper avec moi sans vous faire prier, complétez votre amabilité en nous racontant votre vie.

— Vous voulez connaître ma vie, sénor ? mais il ne m’est rien arrivé.

— Vous êtes de Queritaro ?

— Non, senor, je suis d’un pueblo situé entré Selaïa et Leon…

— Eh bien, racohtez-moi comment et pourquoi vous êtes venue de pueblo situé ici, et ce que vous faisiez dans votre pueblo.

— Mon Dieu ! c’est là un événement aussi commun qu’insignifiant, senor, mais puisque vous m’ordonnez de tout vous dire, je dois vous obéir, répondit là jeune Mexicaine avec humilité ; puis s’étant recueillie, elle continua ainsi : Je vivais avec ma mère et une sœur plus âgée que moi d’une année, lorsqu’un hasard providentiel permit qu’un fraïle en voyage, le digne padre don Bernardo s’arrêta une nuit dans notre maison. Cet excellent padre, que Dieu bénisse, s’informa de nos moyens d’existence, et ma mère, qu’il prenait pour une de mes sœurs, car elle était encore bien jeune, lui ayant répondu que nous gagnions notre vie par notre travail, il en parut indigné et l’assura que bientôt notre sort changerait. Je vous avouerai, senor, que jusqu’à ce jour je m’étais trouvée bien heureuse, mais les paroles de ce digne moine m’ouvrirent les yeux et je m’aperçus, à mon grand désespoir, qu’en effet nous étions très misérables. Seulement, une crainte s’était emparée de mon esprit. J’avais peur qu’il n’oubliât ses généreuses promesses, et en cela, j’étais bien ingrate, car le lendemain même il emmena ma mère avec lui en nous assurant que sous peu de jours il nous enverrait chercher par quelqu’un de confiance. Avant de partir, il eut la bonté, ce digne don Bernardo, de nous faire jurer que nous resterions d’une sagesse exemplaire, en nous avertissant que si nous manquions à cette promesse il nous retirerait sa protection. Un mois plus tard un ranchero vint en effet de sa part, qui nous conduisit jusqu’à Queritaro, où l’excellentissime don Bernardo nous logea dans une petite maison, louée exprès pour nous. Il est vrai que cette maison n’était pas aussi gaie que notre ancien petit rancho, que nous avions à peine de quoi vivre… mais d’un autre côté, nous étions bien heureuses en pensant qu’un saint homme s’était déclaré notre protecteur… et puis, nous n’avions rien à faire. Tous les soir don Bernardo venait nous visiter, et après quelques jours, il déclara que ma sœur étant l’aînée, il devait commencer son éducation, et que pour cela, il allait la placer dans un couvent de femmes, ce qu’il fit aussitôt, car ma sœur ne reparut plus à la maison pendant les trois mois qui suivirent.

Cette absence sembla contrarier vivement manière, et m’attrista ; mais don Bernardo qui continuait à se rendre très exactement tous les soirs chez nous, m’ayant bien juré que mon tour ne tarderait pas à venir, je me consolai un peu et pris patience.

Il y a six semaines, à peu près, qu’une dame entra chez nous, un dimanche, vers l’heure de l’angelus, et, comme elle était richement parée, portant, mantille, je la pris pour une senora de familla, et restai confuse sans lui adresser la parole, et me tenant prête à lui obéir.

— Est-ce que tu ne me reconnais pas, Muchacha ? me dit-elle.

À cette voix, qui m’était familière, je relevai la tête… et jugez de mon étonnement, senores… dans cette dame je reconnus ma sœur.

Elle me raconta bientôt qu’elle devait cette brillante toilette à l’éducation que lui avait donnée le révérend don Bernardo.

Le lendemain, ajouta en rougissant la jeune Mexicaine, don Bernardo. voulut bien se charger de moi.

Cette histoire nous avait vivement intéressés, car il était évident que cette pauvre enfant, trompée et non pervertie, n’éprouvait pour ce misérable don Bernardo qu’un vif sentiment de reconnaissance, et puis, c’était là un de ces traits de mœurs, pris pour ainsi dire sur le fait, qui acquièrent une grande valeur aux yeux d’un voyageur, en ce qu’ils sont ni enjolivés ni dénaturés par l’invention ou par l’esprit.

— Et quelle sorte d’éducation vous donna ce bon don Bernardo ? demanda M. L… à la jeune fille.

Celle-ci rougit de nouveau et resta silencieuse, mais le regard qu’elle jeta sur M. L… était une réponse aussi éloquente que précise, il eût été impossible de l’interpréter de plusieurs manières.

— Ainsi vous vous trouvez heureuse ? Nina.

— Oh ! oui, senor !… et pourrait-il en être autrement !

— Jamais l’idée ne vous est venue que vous offensiez Dieu ?

— Il n’y a pas de danger, senor, répondit la jeune Mexicaine en accompagnant ses paroles d’un sourire de triomphe… Don Bernardo qui pense à tout, dans sa bonté pour nous, m’a sauvée de ce péril…

— Je serais curieux de savoir comment ?

— Lorsque quelqu’un m’offre un présent, répondit la jeune fille avec un certain embarras, j’en donne la moitié au révérend don Bernardo pour l’entretien de son couvent… et il m’a bien assuré que cela m’empêcherait d’être coupable… car je prends les intérêts du ciel !… Du reste, je voudrais que vous pussiez entendre don Bernardo lui-même parler sur ce sujet… il vous convaincrait aussi vite, j’en suis persuadée, qu’il m’a convaincue… et puis, est-ce qu’un homme aussi savant que lui pourrait se tromper… Oh ! non, je suis tranquille à cet égard.

— Que pensez-vous de cette morale ? me demanda M. L… en français, et ne trouvez-vous pas réellement que l’on se croirait transporté en plein seizième siècle, en découvrant de pareilles turpitudes — N’est-ce pas là un chapitre de Rabelais, en action. Eh bien ! mon cher ami, sachez que l’aventure arrivée à cette jeune fille n’a rien d’extraordinaire, et qu’elle n’est qu’une répétition de cent mille autres événements semblables.

M. L…, après ces paroles, donna quelque argent à l’élève du révérend don Bernardo, et la renvoya, à sa grande surprise sans attendre ses remercîments.